Interviews de M. Jacques Barrot, ministre du travail et des affaires sociales, dans la "Revue politique et parlementaire" de mars 1997 et "Le Quotidien du médecin" (extraits) le 12 mai, sur l'application de la réforme de la sécurité sociale, et les mesures de préretraite proposées aux médecins.

Prononcé le 1er mars 1997

Intervenant(s) : 

Média : Revue politique et parlementaire

Texte intégral

Revue politique et parlementaire : mars 1997

R.P.P. : Vous êtes l’un des concepteurs de ce que l’on a appelé la « Réforme Juppé » sur la Sécurité sociale. Certains experts ont déclaré que cette réforme était incomplète. Un an après la mise en place des ordonnances, y a-t-il un point de la réforme que vous auriez souhaité changer ou faire évoluer ?

Jacques Barrot : La réforme de la Sécurité sociale est en marche. Présentée par le Premier ministre le 15 novembre 1995 ; elle a été élaborée tout au long de l’année 1996 dans un long processus marqué par la loi constitutionnelle et le vote des lois organiques ; concrétisée par cinq ordonnances et entérinée enfin par un vote du Parlement plaçant la santé sous la responsabilité nationale.

Cette réforme innove profondément et bouscule des habitudes. Elle annonce des évolutions qui sont en cours dans tous les grands pays développés et que la France doit savoir engager. C’est long, c’est difficile, mais nul ne peut en contester le courage. Il est un moment où il faut sortir de l’émotionnel pour revenir à une vision plus rationnelle. La longue concertation que nous avons menée avec les partenaires sociaux, les médecins, les caisse, l’hôpital, n’a peut-être pas été assez accompagnée d’information sur le terrain.

Si retard il y a, nous allons le rattraper. 37 parlementaires médecins ont été chargés par le Premier ministre et moi-même d’aller dans toutes les régions expliquer l’enjeu de cette réforme.

Il ne s’agit pas d’un contre-feu à l’agitation des futurs médecins. La récente grève des internes ne doit pas être interprétée comme une réaction corporative. Elle est l’expression de l’inquiétude de jeunes médecins qui, comme d’autres jeunes, ont des inquiétudes sur leur avenir personnel et collectif. Ils ont besoin d’un éclairage et d’une grande explication. Nous saurons à l’avenir que dans un grand pays, lorsque l’on provoque des changements même en s’appuyant sur des représentants syndicaux, il faut sans doute entendre, et informer mieux ceux dont on engage l’avenir.

R.P.P. : Les parlementaires vous semblent-ils plus adaptés que les responsables des organismes relevant de la Sécurité sociale pour faire évoluer, dans le bon sens, à la fois les dépenses et les recettes concernant la santé ?

Jacques Barrot : Il ne s’agit pas d’un problème d’aptitude. C’est un problème de responsabilité. Cette réforme n’est pas le 20e plan d’économie pour la Sécurité sociale. Au nom de la solidarité entre les générations, nous avons une responsabilité vis-à-vis des générations futures. C’est pourquoi l’argent de la Sécurité sociale devrait être placé sous la responsabilité du Parlement. Désormais, il y aura chaque année une loi de financement de la Sécurité sociale. Il va falloir s’y habituer, cela fait partie de la réforme. Et c’est tout de même un progrès dans l’histoire de la République, puisque la Nation sera dorénavant obligée, pour la Sécurité sociale comme pour le budget de l’État, de définir un équilibre financier, et de rapprocher les recettes et les dépenses.

R.P.P. : Malgré cette réforme effectuée, le déficit de la Sécurité sociale continue et la situation est loin d’être assainie. Quand pensez-vous aborder, plus à fond, la réforme du financement de la Sécurité sociale ?

Jacques Barrot : Le déficit continue, dites-vous. C’est vrai mais il est contenu. Comme tout déficit, celui de la Sécurité sociale résulte d’un déséquilibre entre les dépenses et les recettes. Du côté des recettes, nous avons eu quelques déceptions. La croissance a été plus faible que prévu et les rentrées de cotisations un peu décevantes. Mais du côté des dépenses, grâce à la réforme que nous avons entreprise, nous avons quelques bonnes nouvelles.

Les dépenses d’assurance maladie sont restées stables au mois de janvier par rapport au mois précédent, après un recul de 0,3 % en décembre. Depuis sept mois, la décélération se confirme. Si les dépenses d’honoraires ont baissé de 0,2 %, celle des prescriptions ont augmenté de 0,1 %. Les versements au secteur hospitalier ont été globalement stables. Tous postes confondus, les dépenses ont augmenté de 0,1 % au cours des douze derniers mois.

Par rapport à la croissance moyenne des dépenses d’assurance maladie qui augmentait de 6 % par an entre 1990 et 1993, ce chiffre est pour nous un vrai encouragement.

Je rappellerai simplement qu’avec le déficit cumulé de 65 milliards de francs à la fin 1998, nous serons heureusement bien loin des 250 milliards de francs de la Sécurité sociale repris par la CADES au début de l’année.

En faisant la preuve qu’il est possible de ramener à 30 milliards le déficit de 1997, nous démontrerons que nous sommes sur la voie d’un équilibre durable qui permettra de réduire progressivement les problèmes de trésorerie auxquels nous sommes confrontés depuis plusieurs années, et qui, heureusement, sont déjà bien moins graves que dans un passé récent.

Il est inexact de dire que la réforme est rattrapée par les déficits. Par les deux ordonnances portant mesures d’urgence prise en janvier 1996, nous avons réussi à donner un coup d’arrêt très net à la dérive. Nous avons diminué de près de 30 milliards le déficit de 1996 grâce à des mesures de financement, d’économie et de bonne gestion, notamment à l’hôpital. C’est un freinage puissant.

R.P.P. : Pour éliminer les quelque 15 à 20 000 spécialistes en surnombre, vos services ont proposé une prime de départ ainsi qu’une retraite anticipée aux médecins âgés d’au moins 56 ans qui souhaiteraient quitter la profession. Cette mesure ne paraît pas être, dans un premier temps, d’une grande efficacité. Vers quelle autre direction pourriez-vous vous diriger pour réduire le trop-plein de médecins ?

Jacques Barrot : Nous avons engagé une vraie politique de démographie médicale. La France a aujourd’hui trop de médecins libéraux et parmi ceux-ci, trop de spécialistes, en comparaison de nos voisins européens. Cela entraîne, pour les jeunes, une difficulté plus grande à constituer leur clientèle.

Ce surnombre ne peut pas se régler par un coup de baguette magique. Mais par une politique cohérente, qui se résume par trois types d’action :

Un encouragement à la cessation anticipée d’activité d’abord, qui devrait permettre de réduire de 5 000 le nombre des médecins prescripteurs sur trois ans. Ce mécanisme s’adresse aux médecins en fin de carrière, âgés de 56 ans au moins, qui peuvent bénéficier d’une rente annuelle correspondant à leur revenu moyen des trois dernières années, dans la limite de 240 000 francs par an jusqu’à 65 ans. Cette rente peut être cumulée avec une autre activité salariée non prescrite (dans la limite de 120 000 francs). Beaucoup sont intéressés par ce mécanisme.

Deuxième voie, la reconversion de médecins libéraux vers des activités prescriptrices, c’est-à-dire la médecine du travail, la médecine du sport ou la médecine scolaire qui manquent de praticiens. C’est une grande voie ouverte à la médecine préventive qui aura un rôle majeur dans la grande politique de santé publique dont nous avons dessiné les contours.

Je rappellerai enfin que le numerus clausus à l’entrée dans les études de médecine a été stabilisé pour la période 1997-1999, et que la proportion de médecins spécialistes en formation va être progressivement réduite de façon à assurer un meilleur débouché à tous.

R.P.P. : À la fin des années soixante-dix, déjà ministre des Affaires sociales, vous aviez proposé une enveloppe globale pour la maîtrise des dépenses de santé. À l’époque le corps médical avait répondu que l’idée même d’une telle maîtrise n’avait aucune légitimité. Pensez-vous que les médecins aient évolué aujourd’hui et qu’ils soient prêts à vous donner raison ?

Jacques Barrot : Les dépenses de santé augmentent plus vite que le revenu national. Ce n’est pas un phénomène propre à la France. Il se retrouve dans tous les pays développés. Mais la France était en tête, pour la consommation comme pour la progression.

Voilà plus de quinze ans que les plans succèdent aux plans, suscitant çà et là des palliatifs avec des alternances de cotisations en hausse, ou de prestations en baisse. La maîtrise des dépenses de santé est inéluctable et le corps médical ne l’a jamais contestée sur le fond. Il y a en revanche des divergences sur la méthode. Maîtrise comptable, maîtrise médicalisée, on a longtemps joué avec les mots. Aujourd’hui, je pense qu’il y a une prise de conscience générale, y compris chez les médecins, de la nécessité de maîtriser les dépenses de santé tant pour la médecine de ville que pour l’hôpital.

Mais il n’a jamais été question de faire porter aux seuls médecins le rééquilibrage de l’assurance maladie. Il nous faut agir sur tous les facteurs qui entrent en jeu, et avec tous les acteurs.

Le gouvernement a choisi de réformer en restant fidèle aux deux principes fondateurs d’universalité et de responsabilité. Il ne se contente pas de traiter l’urgence en comblant, ici ou là, les trous de l’hôpital, de la médecine ou de la pharmacie, mais il vise la durée, c’est-à-dire l’élaboration d’une vraie politique de la santé.

R.P.P. : D’aucuns laissent entendre que la santé, dans quelques années, sera soumise au choix suivant : soit nationalisation, soit privatisation. Certains précisent que la privatisation la plus probable serait celle de l’assurance maladie obligatoire. Que pensez-vous de ces prophéties ?

Jacques Barrot : Je pense que tous ceux-là sont de faux prophètes. C’est justement pour éviter toute dérive vers l’étatisation ou la privatisation qu’a été élaborée cette réforme de la Sécurité sociale. Elle entend préserver les spécificités de la médecine « à la française » qui saint concilier le meilleur du libéralisme par la liberté d’installation, la liberté de prescription, le libre choix du médecin par le patient, le paiement de l’acte, et le meilleur de la solidarité, par le financement des soins par la collectivité.

Cette réforme invente ce qui peut être la méthode du XXIe siècle, une médecine de qualité, de responsabilité et de proximité. La politique de réforme que nous poursuivons est à l’opposé de toute volonté de réduction des soins. Il ne s’agit pas de rationner, mais de rationaliser.

L’objectif d’évolution de dépenses d’assurance maladie sera fixé chaque année, en fonction de considérations sanitaires et pas seulement budgétaires. La santé ce n’est pas la seule affaire de la Sécurité sociale ni du corps médical. C’est l’affaire de tous.


Le Quotidien du Médecin : 12 mai 1997

Le Quotidien du Médecin : On est surpris de voir que les programmes RPR-UDF et socialiste ne mettent pas plus l’accent sur les questions de santé et de protection sociale.

J. Barrot : D’abord, il ne faut pas oublier la tâche considérable que constitue la réforme dont les bases ont été jetées en un peu plus d’un an. C’est la plus grande réforme entreprise depuis 1945. On ne procède pas à de tels changements tous les quatre matins. Et l’essentiel est maintenant d’appliquer les nouvelles règles sur le terrain. Mais il ne faudrait pas non plus tenir pour négligeable le programme de la majorité. La mise en place de l’assurance maladie universelle, la grande loi sur la santé publique organisant une prévention élargie à l’action sur l’environnement et le projet d’aider les familles en difficulté par un suivi médical et alimentaire adapté sont des chantiers importants, et marquent bien le niveau des ambitions.

Le Quotidien du Médecin : Le déficit de la Sécurité sociale devrait dépasser les 35 milliards cette année. Que répondez-vous à ceux qui y voient l’échec de la réforme ?

J. Barrot : La réforme a mis fin à la pratique des plans successifs de redressement des comptes élaborées dans l’urgence. Il y a désormais un cadre annuel voté par le Parlement. Compte tenu de la conjoncture économique, les parlementaires ont voté un déficit du régime général de 30,4 milliards de francs en diminution de moitié par rapport à 1995 et sans rapport avec les 78 milliards pour 1993 que nous avaient laissés les socialistes. Sur ces 30 milliards, il n’y en a que 15 pour la branche assurance maladie : le reste, ce sont les retraites et la politique familiale.

Du fait de la faiblesse des recettes, la réforme de l’assurance maladie n’a donc pas encore permis de ramener à zéro ce déficit de l’assurance maladie. Mais, grâce à la maîtrise des dépenses, elle l’a réduit de moitié. En 1996, les médecins ont pratiquement respecté l’objectif de progression de 2,1 %. Ils respectent les objectifs des conventions médicales au premier trimestre 1997. Je les remercie pour ce sens des responsabilités.

Le Quotidien du Médecin : La majorité prépare-t-elle un nouveau plan d’économie incluant les « déremboursement » ?

J. Barrot : Non. Il n’y aura aucune raison pour cela puisque les dépenses continuent de progresser de manière conforme à la loi de financement. Les « déremboursements » ont été exclus de l’ensemble de cette réforme, ce n’est pas pour y recourir maintenant ! En revanche, il faut consolider les recettes, qui progressent déjà plus vite que les dépenses, ce qui est bon signe. Nous avons commencé de le faire en substituant un point de CSG à 1,3 point de cotisation maladie. Nous continuerons dans ce sens.

Le Quotidien du Médecin : Autre inquiétude, la réforme hospitalière…

J. Barrot : L’objectif de la réforme est de faire évoluer l’offre hospitalière, tant publique que privée, pour qu’elle s’adapte aux besoins de la population. Ces besoins évoluent du fait de la démographie, des maladies, des technologies. Il faut également une politique active de qualité des soins et d’évaluation de cette qualité. Tout cela conduira à des changements au sein des établissements de santé et ils seront d’autant plus utiles et réussis que les acteurs du monde hospitalier y participeront. Il peut exister des craintes, c’est sûr. Mais d’abord, notre objectif n’est en rien de diminuer les emplois ou les richesses. Si les évolutions de l’activité hospitalière ont des conséquences en termes d’investissement, de qualification ou d’emploi, nous nous sommes dotés de tous les outils pour gérer cette situation : aides à la mobilité pour les personnels hospitaliers qui souhaitent changer d’établissements, aides à la mobilité professionnelle et à la formation continue des praticiens hospitaliers, aides à l’investissement, fonds d’accompagnement de la réforme hospitalière doté de 1 milliard (…)

Le Quotidien du Médecin : Il semble que le carnet de santé ne soit guère utilisé…

J. Barrot : Là aussi, nous touchons aux comportements et le temps est nécessaire à l’implantation d’une nouvelle manière de faire entre médecin et malade. Le carnet de santé n’est pas un formulaire : c’est un document qui touche au plus intime de chacun. Alors, je ne m’alarme pas d’une utilisation encore insuffisante. Mais j’appelle les médecins à utiliser davantage cet outil qui peut leur être utile, comme est utile aux pédiatres le carnet de santé de l’enfant. Les médecins ne peuvent pas dénoncer les logiques comptables et ne pas utiliser les outils sanitaires. Pour la suite, la convention d’objectifs et de gestion signée récemment par la Caisse nationale d’assurance maladie prévoit pour juillet prochain une évaluation de l’utilisation du carnet. En fonction du constat, on pourra déterminer ce qu’il faut faire.

Le Quotidien du Médecin : Pourquoi n’écoutez-vous pas ceux qui veulent modifier le système de reversement ?

J. Barrot : Je les ai écoutés, souvent longuement. Mais moi-même suis-je réellement écouté quand je dis que le reversement éventuel est la garantie de bonne fin d’un système nouveau dans lequel une décision souveraine du Parlement doit être assortie des moyens pour la respecter, quand je dis que la qualité des soins est gage de la maîtrise des dépenses de santé, que seul un dépassement d’objectif important, sans justification sanitaire pourrait donner lieu à un tel reversement. Ceux qui ne parlent que de reversement en feignant d’oublier la liberté d’installation, le conventionnement automatique et la revalorisation collective des tarifs commettent une grave erreur de perspective.