Texte intégral
Monsieur le Premier président,
Madame le procureur général,
Messieurs les présidents,
Mesdames et Messieurs les professeurs,
Mesdames, Messieurs,
C'est la deuxième fois, Monsieur le Premier président, que vous m'invitez à ouvrir un colloque, ici, à la Cour des comptes. Et c'est avec un plaisir renouvelé que je me rends à votre invitation. Car c'est une nouvelle occasion pour moi de retrouver la Cour, que l'on n'abandonne jamais complètement, et cette enceinte, qui abrite les séances solennelles de notre compagnie.
Ce plaisir est d'autant plus grand que la question retenue comme objet de vos travaux est au cœur de mes préoccupations.
Comment, d'ailleurs, un président de l'Assemblée nationale, qui a déposé sa robe de magistrat pour d'autres fonctions voici quelques années, aurait-il pu refuser sa contribution à vos débats ?
Le sujet est pourtant difficile, car il porte sur les relations entre deux catégories d'institutions d'inspiration très différente : d'un côté, des assemblées politiques issues de l'élection, de l'autre une juridiction. Des relations traditionnellement empreintes d'une certaine réserve réciproque (je choisis mes mots...) même si, dans le cas d'espèce, les rapports de la juridiction et des assemblées parlementaires sont expressément prévus par la Constitution.
Vous ne vous étonnerez pas, Mesdames et Messieurs, que j'aborde ce sujet en parlementaire plus qu'en magistrat.
Il me semble en effet que ce n'est qu'à ce titre que je pourrais - peut-être - apporter une contribution à vos discussions.
À condition de traiter le problème dans son contexte. Son contexte, c'est-à-dire l'univers de contraintes économiques et financières qui est devenu le nôtre.
Car notre pays se trouve aujourd'hui confronté à une nouvelle donne qui modifie radicalement les conditions de la décision financière publique.
En matière de finances, la France doit faire face à des choix difficiles, qui lui sont imposés, pour une large part, par l'évolution du monde - donc par des facteurs extérieurs. Ces choix ne sont pas, loin de là, de simples ajustements économiques. Ils touchent aux équilibres structurels de notre pays, et au contrat social implicite qui fonde notre démocratie.
Ces choix peuvent donc être qualifiés, sans abus de langage, de choix de société. Ils appellent des décisions spécifiquement politiques, et doivent être traités par les instances naturelles de débat et de contrôle, autrement dit par le Parlement.
Mais voilà qui suppose une information sans faille, que les assemblées doivent trouver dans une instance dont la capacité technique est indiscutable, et l'impartialité reconnue.
C'est là qu'intervient la Cour des comptes en tant qu'interlocuteur privilégié du Parlement.
Les problèmes qui se posent aux responsables politiques et qui forment le cadre général de nos relations, la nature de la décision parlementaire en matière financière, la Cour, enfin, et ses rapports avec le Parlement, tels seront les trois points de ce propos introductif à vos débats.
On ne peut pas traiter du rôle du Parlement en matière financière, et par conséquent de ses rapports avec la Cour, si l'on ne prend préalablement la mesure des questions fondamentales qui se posent à nous aujourd'hui.
Pour simplifier, quatre éléments me paraissent essentiels, aujourd’hui dans notre environnement économique. Il s'agit :
- de la mondialisation ;
- de la perte d'autonomie des politiques économiques dans un environnement ouvert ;
- de la remise en cause de nos systèmes de décisions publics ;
- de la faible marge de manœuvre qui est la nôtre en matière budgétaire.
Autant d'éléments qui semblent souvent mettre en cause les formes traditionnelles de l'intervention de l'État, et qui imposent, pour le moins, de réorienter l'action du Parlement vers des fonctions jusqu'à présent considérées, à tort, comme secondaires.
Constater la mondialisation des économies est aujourd'hui une banalité. Ce phénomène entraîne cependant des conséquences considérables. La localisation des activités est aujourd'hui largement indifférente à ce que l'on appelait naguère les dotations de facteurs de production. Les matières premières et le capital peuvent aisément se déplacer. Seul le travail échappe encore - partiellement - à cette mobilité. S'y ajoute, dans les pays développés comme le nôtre, une réorientation des systèmes de production vers des biens à plus grand contenu intellectuel, qui va de pair avec la recherche d'une plus grande souplesse dans le fonctionnement des entreprises, dont le corollaire est fréquemment l'écrasement des hiérarchies intermédiaires, et la remise en cause des statuts sociaux.
Jusqu'à présent, nous pensions le commerce international exclusivement en termes d'avantage à l'échange, et de gain pour le consommateur. Quant au plein emploi, il était supposé spontanément réalisé sur des marchés concurrentiels. En d'autres termes, la faute du chômage éventuel incombait alors aux chômeurs, qui n'avaient pas su modérer leurs prétentions ou adapter leurs capacités...
Toutes ces belles théories volent en éclat...
Que devient, en effet, le gain du consommateur quand celui-ci est en même temps chômeur ?
De même, le problème n'est-il pas plutôt aujourd'hui celui du chômage que celui des insuffisances des chômeurs ?
Il reste que la mondialisation des économies se traduit aujourd'hui par une forte pression sur l'emploi des non-qualifiés ou des moins-qualifiés. Elle se traduit également par une baisse relative, parfois absolue, du revenu des salariés, que ce soit selon le modèle anglo-saxon des pauvres au travail ou de l'augmentation du nombre des chômeurs. Elle s'accompagne enfin d'un accroissement des inégalités de revenus.
Les responsables politiques nationaux vivent ainsi sous une pression sociale due à des causes qui les dépassent très largement. Il existe des réponses internationales, qui ne dépendent pas que d'eux. Quant à celles qui peuvent être apportées au plan national, elles paraissent exiger un effort de réorganisation et de redistribution considérable.
La perte d'autonomie des politiques économiques constitue en effet la deuxième caractéristique de notre environnement en matière financière. Les politiques macro-économiques ont cessé de constituer un levier efficace à la disposition des États. Il en est ainsi de la politique monétaire comme de la politique budgétaire.
Il est vrai que l'ensemble des pays développés du monde occidental vivent aujourd'hui sous le regard des marchés de capitaux. Et il est vrai que la politique monétaire doit présenter le degré de crédibilité nécessaire.
En vertu d'un postulat que je crois, pour ma part, purement théorique, on en est venu à faire de la gestion de la monnaie une affaire purement technique, considérée à la fois comme subsidiaire quant à l'orientation durable de l'économie, et comme trop sérieuse pour être laissée aux responsables politiques.
Cette fragmentation de la politique économique a été institutionnellement organisée, si bien que la politique monétaire n'est plus menée aujourd'hui que sur un critère unique, en tout cas prépondérant, celui de la stabilité des prix, dont l'appréciation est laissée aux banques centrales. Les pays qui ont choisi cette voie se sont ainsi privés de marges de manœuvre monétaires. Et budgétaires... puisque la politique budgétaire, précisément, dont on aurait pu penser qu'elle constituait la dernière réponse de la politique économique, a cessé largement d'être un instrument à la disposition des gouvernements.
Il y a là, sans aucun doute, des raisons de fond. C'est un fait que l'ouverture des économies ne permet plus, aujourd'hui, de mener des politiques keynésiennes aussi actives qu'autrefois. Par ailleurs, les niveaux déjà atteints de la pression fiscale, de même que celui de l'endettement public, sont autant de contraintes qui ont été accentuées par des choix institutionnels délibérés sur le plan européen.
On pourrait se dire qu'une zone comme l'Europe des quinze, qui forme un bloc de 370 millions d'habitants et dont les échanges extérieurs ne représentent que 10 % du produit intérieur brut, pourrait disposer de la même autonomie en matière de politique économique que les États-Unis ou le Japon.
On pourrait se dire aussi que la création de la monnaie unique devrait être le moyen de témoigner à l'égard du taux de change de cette monnaie la même négligence bienveillante que les États-Unis à l'égard du dollar.
Encore faudrait-il, pour réaliser un tel programme, qu'une politique économique d'envergure puisse être mise en œuvre au niveau européen. Il faudrait pour cela un véritable patriotisme européen. Il faudrait surtout des mécanismes institutionnels réellement démocratiques, et capables d'imprimer une grande vision politique.
C'est tout l'enjeu du débat actuel, qui tente, non sans mal, de renaître dans notre pays...
Mais, la mondialisation, la perte d'autonomie des politiques publiques, ne résument pas tout. Nous connaissons aujourd'hui, en France, une remise en cause des systèmes de décisions publics, et en particulier un affaiblissement de l'État.
Il est devenu courant de critiquer l'État, réputé inefficace par nature. Tel est d'ailleurs le sens donné parfois à « la réforme administrative », mot-valise qui n'est trop souvent que le procès de l'État lui-même, déguisé en volonté de rénovation.
C'est à travers lui, pourtant, que s'est forgée la nation française, c'est-à-dire cette aire de solidarité puissante que constitue normalement toute nation.
Et cependant, l'État, toujours garant de cette solidarité, a vu sa place profondément remise en cause au cours des dernières années, à la fois pour simplifier (même si l'image n'est pas idéale) en amont et en aval.
Les transferts de compétence au niveau européen l'ont en large part dépouillé de son activité normative. Parallèlement, la décentralisation a, dans une large mesure, réduit son influence dans la gestion financière et administrative du pays. Ce processus répondait toutefois à un besoin profond d'autonomie locale, résultant d'une évolution culturelle incontestable du pays. Il est aujourd'hui, sans doute, irréversible - même s'il est réformable.
Il n'est pas sûr cependant que, s'agissant de l'Europe comme de la décentralisation, il en soit résulté une meilleure lisibilité des institutions, ni une meilleure compréhension des mécanismes de décision par le citoyen.
Dans cet environnement peu favorable à la décision publique, les autorités politiques ont pour première tâche, aujourd'hui, d'assurer la maîtrise des finances publiques.
Ceci s'applique aussi bien à la protection sociale qu'aux finances locales et aux finances de l'État.
S'agissant de la protection sociale, l'évolution des dépenses obéit à des tendances lourdes.
Il en est ainsi du chômage et des aides à l'emploi. Si l'on se réfère à l'indicateur de la dépense pour l'emploi, qui dépasse largement l'indemnisation du chômage, elle a atteint, en 1994, plus de 285 milliards de francs. Non seulement le poids de la dépense a considérablement augmenté, mais la structure du financement s'est radicalement modifiée. La place de l'impôt s'est considérablement renforcée.
Pour la sécurité sociale proprement dite, c'est-à-dire les risques vieillesse, famille et maladie, l'évolution de la dépense est liée, là encore, à des tendances profondes : évolution démographique et vieillissement de la population, modification de la structure familiale, accroissement important de la consommation médicale, progression du coût de la médecine. Et là encore, le financement évolue vers l'impôt. La création de la C.S.G., complétée par le remboursement de la dette sociale, en est la traduction.
Cette modification des financements sociaux suscite réflexion. Il est remarquable, en effet, que la C.S.G. ait été un impôt, non pas populaire - il n'y en a pas -, mais plutôt bien accepté, à l'inverse de l'impôt sur le revenu, de plus en plus rejeté par les assujettis - d'ailleurs de moins en moins nombreux.
Cela signifie, pour les Français, que leur protection sociale est une composante essentielle de ce que l'on appelle, à tort ou à raison, le pacte républicain, à laquelle les responsables politiques ne peuvent toucher sans mettre en péril la cohésion du pays.
Les finances locales constituent un enjeu financier tout aussi décisif dans les prochaines années. La croissance des dépenses dans ce secteur, en effet, a été considérable.
Je n'entrerai pas dans la discussion classique qui entoure ces évolutions : ampleur des transferts de compétence, loyauté du calcul des transferts de ressources correspondantes, sensibilité à la demande collective des fonctions transférées... Quelle qu'en soit l'origine, le problème existe et demeure.
Certes, on pourra objecter que le besoin de financement des administrations publiques locales n'est pas considérable tout compte fait... Mais derrière cette modération, mise souvent en avant par les élus locaux, on trouve un accroissement soutenu des transferts de l'État aux collectivités territoriales, que la Cour a souligné dans sa contribution au débat d'orientation budgétaire du printemps dernier.
En outre, si la sécurité sociale, avec les lois de financement récemment créées, et si l'État, avec la loi de programmation quinquennale des finances publiques, sont désormais soumis sur le plan financier à un encadrement relativement rigoureux, il n'en est pas de même, encore, pour les collectivités locales.
S'agissant enfin du budget de l'État, force est de constater que les marges de manœuvre tendent à se restreindre. En ce domaine, deux constatations me paraissent essentielles.
Tout d'abord, ce budget devient de plus en plus un budget de transfert, qui fait une place croissante à des dépenses massives de caractère automatique.
Il serait intéressant de faire une distinction, dans les dépenses de l'État, qui soit analogue à celle existant en matière de dépenses pour l'emploi : j'entends, entre les dépenses passives et les dépenses actives.
Malgré les difficultés méthodologiques d'un tel exercice, les dépenses peu ou prou à caractère automatique devraient probablement représenter entre 30 et 40 % du budget général, et je crois encore pêcher par défaut.
Budget de transfert largement hypothéqué par des mécanismes automatiques de dépense, le budget de l'État est aussi celui qui, plus que les autres administrations, supporte le rééquilibrage des finances publiques.
C'est sur lui, principalement, qu'ont pesé ces dernières années, les fameux critères de convergence que l'on sait. C'est lui encore qui, dans la précédente décennie, a le plus contribué aux efforts de stabilisation de la pression fiscale. Le budget est ainsi devenu une grandeur d'ajustement dans la maîtrise des déficits publics, au prix d'une certaine paupérisation de l'État, pourtant investi des fonctions collectives les plus nécessaires à la vie nationale.
Mesdames, Messieurs,
Dans l'environnement que je viens de dessiner à grands traits, les marges de manœuvre des autorités publiques sont, on l'aura compris, singulièrement restreintes, alors même que nous assistons à une pression croissante des besoins collectifs.
Quel rôle, dans cet univers de contraintes, le Parlement peut-il jouer ?
Prenons, si vous le voulez bien, les choses à leur source : la Constitution.
On oublie souvent que nous vivons dans un régime à dominante parlementaire, c'est-à-dire un régime où le gouvernement doit son existence au soutien d'une majorité élue au suffrage universel.
Telle était l'affirmation de Michel Debré en 1958 dans son discours célèbre de présentation de la Constitution au Conseil d'État. Cette affirmation est souvent passée inaperçue, et c'est à tort.
Car, comme l'a fort bien noté Walter Bagehot en 1867 dans son ouvrage célèbre sur la Constitution anglaise, un régime parlementaire n'est pas un régime d'équilibre et de contrôle réciproque des pouvoirs les uns par les autres, mais repose au contraire sur une association étroite de l'exécutif et du législatif.
Entendons-nous bien : si ce caractère parlementaire est au cœur de notre système constitutionnel, celui-ci se distingue toutefois par la vigueur exceptionnelle du pouvoir exécutif.
Le chef de l'État, du seul fait qu'il est élu au suffrage universel, en tire une légitimité démocratique au moins égale, et peut-être même supérieure, à celle du Parlement, dans la mesure où le vote populaire s'est porté sur sa seule personne, dans la mesure aussi où la durée de son mandat excède celui de l'Assemblée. Par ailleurs, la dissolution, arme ultime du Gouvernement dans le système anglais, réside de facto entre ses mains, ce qui en fait l'arbitre des rapports du Gouvernement et de cette majorité.
Pour le reste, rien ne sépare nos institutions des régimes parlementaires habituels, ce qui entraîne deux conséquences fondamentales au regard du sujet qui nous occupe : l'une concerne les questions budgétaires ; l'autre, de portée plus générale, a trait aux fonctions essentielles des Assemblées.
S'agissant des questions budgétaires, la nature même de la décision parlementaire fait souvent l'objet d'une confusion.
Combien de fois n'a-t-on pas entendu les commentateurs présumés les plus avertis regretter que le Parlement n'infléchisse que superficiellement le projet de loi de finances dans le cadre de son examen annuel ? On déplore ainsi le faible nombre des modifications qui lui sont apportées et l'on regrette, de façon plus générale, que certaines de nos dispositions constitutionnelles, singulièrement l'article 40 de la Constitution, restreignent l'initiative du Parlement.
Mais on oublie que, dans un régime parlementaire, l'initiative vient pour l'essentiel du Gouvernement, et non du Parlement. Dans la discussion des projets de loi de finances, c'est en effet le Gouvernement qui vient demander au Parlement de lui accorder les moyens d'une politique que celui-ci a préalablement approuvée, moyens qu'il ne saurait lui refuser sans tomber dans la plus évidente contradiction, laquelle ne manquerait pas d'être sanctionnée.
Ainsi, c'est conformément à une logique profonde - une logique d'efficacité - que la Constitution de 1958 a prévu des projets de loi de finances, mais ne fait pas mention de propositions de loi de même nature.
Cette donnée institutionnelle, commune à la plupart des régimes parlementaires, impose un certain type de discussion des questions budgétaires et financières au sein des Assemblées, qui ne peut être que fort différente de celle en vigueur au Congrès des États-Unis, souvent présenté comme un modèle avec ses institutions satellites de contrôle des comptes et d'analyse économique.
Le Parlement ne peut être, dans la logique constitutionnelle qui est la nôtre et que nous partageons avec la plupart des autres pays européens, le lieu où sera éventuellement imposée une politique alternative de celle de l'exécutif. Mais, en revanche, il est le lieu où la politique du Gouvernement sera expliquée, débattue et, le cas échéant, infléchie. Celui, aussi, où le Gouvernement sera forcé de s'expliquer sous la pression de l'opposition, ou aussi pour répondre à l'inquiétude naturelle de sa propre majorité.
Ceci n'est pas sans conséquence sur le contenu même de la fonction parlementaire.
Bagehot - encore lui - assignait à la Chambre des communes cinq fonctions : une fonction « élective », le soutien au Gouvernement ; une fonction « expressive », l'expression de l'opinion publique sur les sujets dont la Chambre est saisie ; une fonction « pédagogique », l'enseignement à la Nation des sujets qu'elle ignore ; une fonction « d'information », la communication à cette même Nation de ce qui ne va pas ; enfin, une fonction « législative » qu'au regard de toutes les autres il considérait comme secondaire.
Je n'adopterai pas la position extrême du constitutionnaliste anglais sur la fonction législative. Mais je pense pour ma part qu'il voit juste lorsqu'il reconnaît une importance décisive à tout ce qui concerne les fonctions de débat public et de contrôle des Assemblées.
Ces deux dernières fonctions prennent un relief particulier à un moment où le rôle normatif des parlements nationaux recule sous l'effet de l'intégration européenne. J'ajouterai, au surplus, qu'en un temps où les choix économiques et budgétaires sont aussi difficiles et les marges de manœuvre aussi étroites, la fonction de débat public et de contrôle devient essentielle et même indispensable - surtout, encore une fois, lorsque les décisions publiques sont de nature à remettre en cause certaines données du contrat social implicite sur lequel repose notre cohésion sociale.
Le Parlement est le seul endroit où puisse se nouer un tel débat.
Tant qu'il ne s'agissait que de répartir les « fruits de la croissance », la concertation entre partenaires sociaux pouvait - à peu de choses près - suffire. Mais dès lors qu'il s'agit de procéder à des réallocations importantes des ressources nationales, il est naturel que le débat, redevenu fondamentalement politique, retrouve toute sa place dans les enceintes parlementaires.
Depuis trois ans, un large effort a été entrepris pour développer les activités de contrôle et, à cette occasion, le débat public, au sein du Parlement. Plusieurs modifications ont été apportées à la Constitution, toutes relevant de cet objectif.
L'institution de la session unique avait pour but de renforcer la permanence des fonctions parlementaires. Elle a été complétée par la faculté donnée aux Assemblées de consacrer une séance par mois à l'ordre du jour qu'elles auraient fixé, ce qui constitue une sorte de soupape de sécurité contre la saturation de leur calendrier par l'ordre du jour du Gouvernement.
S'agissant des compétences elles-mêmes du Parlement, deux modifications constitutionnelles les ont sensiblement élargies.
En ce qui concerne les affaires européennes, aucun dispositif institutionnel n'existait, bien évidemment, dans le texte de 1958, pour en assurer un contrôle parlementaire permanent.
Pour répondre aux besoins du temps, l'article 88-4 de la Constitution, adopté en 1992, a prévu que les assemblées parlementaires pourraient examiner des propositions d'actes communautaires comportant des dispositions de nature législative, ouvrant ainsi la voie à un contrôle en un domaine traditionnellement de la compétence gouvernementale. Des dispositions ont été prises depuis 1993 pour une mise en œuvre systématique de ces décisions.
En outre, l'article 34 de la Constitution a été complété par la création des lois de financement de la sécurité sociale. L'obligation désormais faite au Parlement de se prononcer annuellement sur les conditions financières dans lesquelles fonctionne l'élément central de notre dispositif de protection sociale doit permettre, à la fois, l'expression de choix explicites, et leur prise en charge devant l'opinion par les responsables politiques. Les lois de financement de la sécurité sociale sont sans doute encore... perfectibles - pour user d'une litote -, mais la voie est désormais ouverte.
Ces modifications de la Constitution se sont accompagnées d'un développement des procédures internes de contrôle. Les missions d'information des commissions ont été considérablement développées et la pratique des missions communes à plusieurs commissions est devenue chose courante.
Enfin, deux offices parlementaires d'évaluation ont été créés, sur lesquels je reviendrai dans un instant pour en marquer la spécificité par rapport à la Cour et à ses contributions.
C'est dans ce cadre général de la tentative d'amélioration du contrôle parlementaire et du débat public que la Cour des comptes peut apporter au Parlement un concours décisif.
Mesdames, Messieurs,
Les liens de la Cour avec le Parlement se sont très largement développés au cours de ces toutes dernières années.
Je crois même pouvoir dire qu'ils n'ont jamais été aussi étroits.
Et si je ne craignais, Monsieur le Premier président, de mettre à l'épreuve nos modesties respectives, je dirais bien volontiers qu'une heureuse conjonction... astrale, sans précédent, et qui risque de ne pas se renouveler avant longtemps, a favorisé cette évolution.
L'article 47 de la Constitution de 1958 prévoyait déjà que la Cour « assiste le Parlement dans le contrôle et l'exécution des lois de finances ». Je me félicite pour ma part que le nouvel article 47-1 de la Constitution, qui fixe la procédure d'examen des lois de financement de la sécurité sociale par les Assemblées, ait prévu que la Cour apporte au Parlement son concours dans des conditions analogues.
La Cour des comptes est ainsi citée deux fois dans le texte fondateur de la Ve République, et chaque fois en tant qu'auxiliaire des Assemblées.
Je ne détaillerai pas devant vous, bien évidemment, les contributions les plus importantes de la Cour à l'information du Parlement : le rapport sur l'exécution des lois de finances de l'année précédente, le rapport sur les comptes des organismes de sécurité sociale prévu par la loi organique relative aux lois de financement, le traditionnel rapport public... On sait aussi que la Cour a très heureusement complété le rapport public traditionnel par des rapports particuliers.
Le Parlement trouve, dans ces documents, une somme considérable de renseignements, de nature à lui fournir des références incontestables.
Vous avez, Monsieur le Premier président, pris l'initiative de mettre ces précieuses sources d'informations à la disposition du Parlement en un moment de l'année où ils puissent être pleinement utilisés par les Assemblées ; le rapport sur l'exécution des lois de finances, dissocié désormais du dépôt de la loi de règlement, est reçu dès la fin du mois de juillet de chaque année, et non plus, comme autrefois, au mois de décembre ; le rapport annuel de la Cour sur la sécurité sociale accompagne le projet de loi de financement à la fin du mois de septembre ; le rapport public, enfin, est déposé sur le bureau de l'Assemblée et du Sénat au tout début de la session ordinaire.
Ainsi, lorsque le Parlement aborde l'examen du projet de loi de finances de l'année à venir, et, maintenant, le projet de loi de financement de la sécurité sociale, il dispose de trois contributions majeures de la Cour.
Mais, comme chacun sait, ces travaux ne sont pas les seuls dont bénéficient les Assemblées : ainsi, traditionnellement, celles-ci, par leurs commissions compétentes, peuvent formuler des demandes d'enquête auprès de votre juridiction ; la Cour peut également porter à la connaissance du Parlement, et singulièrement de ceux de ses membres désignés pour suivre et apprécier la gestion des entreprises publiques, les rapports particuliers qu'elle a pu établir ; le Premier président peut donner connaissance à la commission des finances et aux commissions d'enquête des constatations et observations de la juridiction - vous avez pris l'initiative, Monsieur le Premier président, de mettre en œuvre cette procédure qui n'avait, avant vous, à ma connaissance, jamais été utilisée.
Enfin, les commissions des finances du Parlement sont, en vertu d'une disposition récente, destinataires des communications de la Cour, adressées aux ministres, et qui n'auraient pas reçu de réponse.
La Cour des comptes est ainsi, aujourd'hui, plus qu'elle ne l'a jamais été, un des correspondants ordinaires des Assemblées, singulièrement en travers de leurs commissions des finances, et depuis la loi organique sur les lois de financement de la sécurité sociale, de leurs commissions en charge de ce secteur.
J'aurais été, pour ma part - je le confesse -, assez favorable à ce que la Cour puisse établir des relations analogues avec les autres commissions permanentes. Une telle disposition avait été envisagée lors de l'examen, en juin dernier, du texte qui tendait à élargir les pouvoirs d'information du Parlement et à créer un office parlementaire d'évaluation des politiques publiques. Cette initiative a été abandonnée en cours de discussion, la Cour craignant, je crois, d'être quelque peu submergée par les demandes des Assemblées…
En tout cas, la qualité des relations avec la Cour, qui se sont ainsi intensifiées, est largement liée au positionnement institutionnel de la juridiction, sur l'originalité duquel je voudrais m'arrêter un instant.
Je ne vous apprendrai rien en vous rappelant que la Cour est un organisme original. Juridiction aux justiciables peu nombreux, elle formule désormais plus d'avis et d'observations sous forme de communications administratives et de rapports qu'elle ne rend d'arrêts. Mais à cette fonction d'appréciation de la gestion publique, qui prend le pas sur son activité juridictionnelle, reste liée l'image d'objectivité, d'autonomie et d'impartialité inhérente à son statut de juridiction.
Un tel statut ne fait pas spontanément bon ménage avec les assemblées parlementaires... Celles-ci auraient tendance à se méfier quelque peu des organes indépendants, qui échappent à leur propre logique. Il existe une sorte d'absolutisme spontané des Assemblées que la Cour a bien connu au cours de son histoire. Souvenons-nous de la querelle des nomenclatures qui l'opposa, sous la monarchie de juillet, à l'exécutif de l'époque, soutenu par une autre juridiction, peut-être moins indépendante alors, le Conseil d'État. La querelle fut d'abord tranchée à son détriment par le Parlement. Il faudra attendre, par un singulier paradoxe de l'histoire, un autre régime, le Second Empire, pour que gain de cause soit donné à la Cour dans le règlement général de comptabilité de 1862.
Pourtant, la Cour répond à un besoin spécifique d'information de la part du Parlement plus pressant que jamais, et qu'elle seule peut satisfaire.
La Cour n'est pas un organisme d'étude. C'est d'abord une institution de contrôle des comptes et, par extension, de la gestion des organismes relevant de ses compétences.
Elle ne saurait donc être en concurrence avec les deux offices d'évaluation créés en juin par le Parlement et, notamment, de l'office d'évaluation des politiques publiques.
Ces offices ont été créés pour compléter les moyens d'analyse propres aux Assemblées et pour permettre d'effectuer les études que leurs services ne peuvent spontanément pratiquer. Si ceux-ci - je pense surtout aux services des commissions - sont parfaitement aptes à effectuer rapidement, notamment dans le cadre des processus législatifs, la synthèse d'informations existantes, et souvent de façon brillante, il n’est ni dans leur vocation ni dans leur capacité de créer des informations nouvelles sur un sujet déterminé. La création des offices devrait permettre de donner une nouvelle dimension au dialogue naturel entre l'exécutif et le législatif, sur des sujets suffisamment fondamentaux pour recueillir à la fois l'accord des deux Assemblées et celui de la plupart des tendances politiques représentées au Parlement.
La France a souffert quelque peu de n'avoir pas su organiser le pluralisme de la réflexion sur les grands projets ou les grandes politiques publiques. Que l'on soit pour ou contre, il est remarquable que certains des plus grands investissements mis en œuvre depuis 25 ans n'aient été discutés, puis retenus, qu'au prix, de l'intervention déterminante des principales parties prenantes relevant de la sphère publique. Tel a été le cas du Concorde et des principales entreprises publiques de l'aéronautique, du T.G.V. et de la S.N.C.F., du programme nucléaire et d'E.D.F., que sais-je encore... Or, il faut un vrai pluralisme dans l'expertise. C'est ce pluralisme qui peut assurer l'objectivité des analyses et des résultats.
Tout autre est le rôle de la Cour des comptes.
Comme je l'indiquais, Monsieur le Premier président, en vous recevant dans l'hémicycle lors du dépôt du rapport public à l'Assemblée, la Cour a, de façon tout à fait heureuse, fait frapper au revers de sa récente médaille ses emblèmes habituels qui associent un miroir à la balance de la justice et au faisceau de la République.
La Cour, en effet, ne fait pas d'hypothèses. Elle formule des constatations et énonce des vérités.
Au-delà de la mise au jour des irrégularités et des dysfonctionnements administratifs qui doit constituer une partie de ses observations, elle apporte ainsi aux responsables politiques deux types d'éclairages indispensables à une époque où les choix sont difficiles et les décisions pénibles.
Elle permet tout d'abord de clarifier les présentations budgétaires et comptables. Lorsque les contraintes économiques sont fortes, la tentation est grande de les embellir quelque peu. C'est un apport essentiel de la Cour que de les recadrer avec sa sobriété habituelle. Les exemples ne manquent pas. Tel est le cas de son analyse critique des comptes des organismes de sécurité sociale, de la mise en œuvre de la loi de programmation budgétaire, du calcul des déficits publics dans le cadre des critères de convergence de Maastricht ou de l'affectation budgétaire des produits de la privatisation...
Ensuite, au-delà de cette véritable démystification des comptes, il lui appartient d'être l'observateur impartial de l'évolution des dépenses publiques, et de mettre au jour les principales tensions auxquelles les responsables politiques auront à remédier. L'opinion publique n'est pas toujours prête à prendre conscience des problèmes fondamentaux qui sont à résoudre, et il faut nécessairement un certain temps de latence pour que ceux-ci soient pris en considération.
Je le sais d'expérience. En matière de sécurité sociale, il était difficile, il y a presque 10 ans, de parler de certaines disciplines, qui sont aujourd'hui admises de tous ou presque. La Cour, de ce point de vue, a un rôle décisif à jouer, en révélant à l'avance, à partir de ses observations, les tensions futures qui s'exerceront au sein des budgets publics. Les développements qu'elle consacre, dans son dernier rapport sur l'exécution des lois de finances, à la charge des pensions dans le budget de l'État, en sont la meilleure illustration...
Ce besoin spécifique de références objectives en matière de finances publiques, la Cour le satisfait par son indépendance. Elle doit celle-ci à ses modalités d'organisation et ses traditions : recrutement et inamovibilité de ses membres qui les met à l'abri de l'influence politique et éventuellement parlementaire ; faculté de fixer elle-même son programme ; procédures juridictionnelles appliquées à ses travaux.
Faudrait-il, au vu de ces éléments, rapprocher davantage encore la Cour des comptes et le Parlement ? D'autres pays subordonnent en effet leurs institutions de contrôle aux Assemblées. Tel est le cas de la Grande-Bretagne, de la Cour des comptes belge ou de la Cour des comptes espagnole.
Je ne suis pas sûr que cette solution soit la meilleure, compte tenu des traditions françaises.
Il est souhaitable en revanche que la Cour soit à égale distance de l'exécutif et du législatif, car c'est cette position qui lui assure son indépendance et son autorité.
On peut, cependant, améliorer encore les conditions dans lesquelles s'organisent les relations de la Cour et du Parlement, en renforçant, notamment, la concertation avec les commissions permanentes appelées à solliciter son concours.
Je ferai toutefois une réserve : le temps du Parlement et le temps de la Cour ne sont pas les mêmes et il me paraît tout à fait indispensable que la Cour soit en mesure de pouvoir répondre aux sollicitations des Assemblées dans un délai qui tienne compte de l'horizon temporel qui leur est propre.
Bien entendu, les sujets peuvent être variés et d'une difficulté plus ou moins grande. Par ailleurs, la Cour doit, de son côté, occuper son terrain propre de vérifications, qui mobilise nécessairement l'essentiel de ses forces sur d'autres travaux. Mais, si j'osais hasarder un chiffre, je pense qu'une demande d'enquête formulée en début de session devrait avoir trouvé une première réponse dans les six mois.
Je sais qu'il s'agit surtout d'une question de moyens. La Cour doit être assurée qu'elle trouvera toujours dans le président de l'Assemblée nationale un vigoureux défenseur en la matière : on ne peut vouloir maîtriser les finances publiques sans se donner les moyens de les contrôler.
Je formulerai enfin une dernière suggestion : il serait peut-être utile que la Cour des comptes se rapproche des instances parlementaires compétentes au moment même de l'établissement de son programme. Cela lui éviterait des surprises, lui permettrait de mieux répartir ses moyens et de réaliser un flux de travaux permanents à destination des Assemblées.
Je crois beaucoup à la vertu d'une initiative de ce genre, qui vaut mieux que toutes les réformes fracassantes. Elle aurait pour effet de créer des habitudes, ce qui est la façon la plus efficace d'assurer une vraie collaboration entre institutions.
Mesdames, Messieurs,
Au terme de ce trop long propos, j'espère être parvenu à vous faire partager quelques-unes de mes convictions.
La complémentarité des procédures de contrôle est une donnée naturelle du régime parlementaire. Le Parlement d'un côté, la Cour des comptes de l'autre, exercent, chacun à son niveau, un contrôle certes de nature différente - politique dans un cas, financière et technique dans l'autre -, mais dans les deux cas indispensable et surtout solidaire.
Cette cohérence est particulièrement nécessaire dans les périodes où les choix budgétaires et financiers sont politiquement difficiles. La magistrature des comptes apporte non seulement son soutien technique aux instances politiques, mais peut assurer aussi l'exposé impartial des difficultés budgétaires et financières qui appellent une solution. Elle peut même, ce qui est tout aussi précieux, faciliter une prise de conscience politique des problèmes.
Tel qu'il existe enfin, le statut de la Cour des comptes française ouvre toutes les possibilités de coopération avec les Assemblées.
Cette coopération, je le répète, s’est renforcée au cours des dernières années. Elle peut, sans aucun doute, l'être encore davantage, sans que l'on ait nécessairement à modifier quelques textes que ce soit.
Je suis persuadé que vos travaux et la réflexion qu'ils suscitent y contribueront de façon décisive.