Texte intégral
Les Échos - 21 mai 1997
Q. : Les premières mesures prises au lendemain d’une élection ont toujours une portée très forte. Quelles seront les vôtres ?
R. : Dans le domaine économique, on trouvera, parmi les premières mesures, la préparation de la Conférence nationale sur les salaires, l’emploi et la durée du temps de travail ainsi que la loi-cadre, sur la réduction du temps de travail. Mais, avant même de convoquer cette conférence, nous ferons très rapidement un audit des finances publiques, tant sont alarmantes et convergentes les informations dont on peut disposer sur la réalité de la situation budgétaire de notre pays. Toutefois, celle-ci ne nous empêchera pas de mettre rapidement en œuvre le plan pour l’emploi des jeunes.
Q. : Comment financerez-vous ce plan ?
R. : L’emploi est la priorité de notre programme. Pour ce qui concerne les jeunes, le plan de création de 350 000 emplois dans le secteur associatif et dans les collectivités locales représentera un coût, en année pleine, de 35 milliards de francs. Pour le second semestre 1997, la somme nécessaire, compte tenu de la montée en charge du dispositif, sera au plus de 5 milliards de francs. Pour l’année 1998, ce sont environ 13 milliards de francs qui devront être dégagés. Je tiens à préciser ces chiffres, car nos engagements pris devant les Français sont clairs. Les sommes financières en jeu représentent bien peu au regard de l’enjeu considérable qu’est l’avenir de notre jeunesse. Grâce à la simplification des aides à l’emploi actuellement existantes, grâce à l’arrêt d’un certain nombre d’entre elles – je pense en particulier au CIE –, qui sont souvent inefficaces et coûteuses, nous redéploierons le financement nécessaire à la mise en place de ce plan d’urgence. Bien entendu, en cas de victoire, le collectif budgétaire qui serait voté à la suite de l’indispensable audit des finances publiques financera, grâce aux économies ainsi réalisées, les 5 milliards de francs nécessaires au lancement de ce programme.
Q. : Quelles sont vos propositions au niveau fiscal ?
R. : Nous souhaitons d’abord engager une baisse de la TVA, qui commencera par le taux réduit s’appliquant aux produits de première nécessité, afin de rendre aux Français une partie du pouvoir d’achat qui leur a été confisqué par le matraquage fiscal d’Alain Juppé. L’ampleur du mouvement dépendra bien entendu de la situation budgétaire que l’audit des finances publiques révélera. Quant à l’impôt sur la fortune, nous avons déjà précisé que nous en relèverions le barème.
Q. : Vous êtes favorable à une interprétation souple des critères de Maastricht. Jusqu’à quel niveau cette souplesse doit-elle jouer ?
R. : Notre interprétation du traité de Maastricht n’est ni souple ni dure : elle est fidèle. Nous voulons respecter l’esprit comme la lettre du traité, traité qui prévoit une interprétation en tendance des critères de convergence. Les conditions que nous posons sont des conditions de bon sens pour que la monnaie unique serve véritablement la croissance et l’emploi. Mais il ne s’agit pas de conditions « à prendre ou à laisser » ; au contraire, elles représentent le socle réaliste d’une discussion entre partenaires disposés à construire l’euro. Vous aurez d’ailleurs observé avec moi que le gouvernement, après avoir laissé pendant deux ans la politique européenne de la France en jachère et sacrifié nos intérêts, se rallie aujourd’hui à notre vision de l’euro et reprend à son compte, sans la moindre vergogne, nos conditions.
Q. : Vous émettez beaucoup de conditions au passage à la monnaie unique. Ne craignez-vous pas, en cas de victoire, de devoir durcir votre position sous la pression des communistes ?
R. : Nous posons effectivement quatre conditions au passage à la monnaie unique, parce que nous refusons la dérive ultralibérale actuelle de la construction communautaire, dérive qui va à l’encontre de toute l’histoire de l’idée européenne, à laquelle nous restons fidèles et très fermement attachés. Ces conditions, que je rappelle – mise en place d’un gouvernement économique face à la banque centrale, adhésion de l’Italie et de l’Espagne, pacte de croissance et de solidarité, euro compétitif parce que non surévalué par rapport au dollar ou au yen –, sont, à nos yeux, nécessaires pour réussir l’euro. Nous voulons en effet un euro au service de la croissance, de l’emploi, de la citoyenneté. Ces conditions sont claires et nettes, mais en aucun cas irréalistes. Nous les posons pour défendre les intérêts de la France et l’avenir de l’Europe. Les positions respectives du PS et du PC à propos de l’euro sont connues, tout comme les divergences de vues qui persistent entre nous. Mais, en démocratie, il n’existe qu’une seule loi, celle de la volonté du peuple. C’est donc à la formation politique centrale de la future majorité que reviendra la responsabilité d’élaborer la ligne politique sur cette question.
Q. : À plusieurs reprises, les marchés financiers ont réagi à la publication de sondages donnant la gauche devant la droite. Craignez-vous une forte pression de leur part si vous remportez l’élection ?
R. : Il s’agit là d’agacements électoraux. Sur le moyen terme, les marchés réagissent rationnellement à une politique financière. La nôtre a toutes les raisons de les rassurer.
Q. : Vous voulez soutenir le pouvoir d’achat pour relancer la croissance. Quel objectif assignez-vous à la conférence salariale ?
R. : Le déficit de la demande est dû à un déséquilibre du partage entre les salaires et les profits. Pendant la décennie 70, la situation s’est beaucoup dégradée aux dépens des entreprises. La désindexation salariale en 1983 a conduit à une remontée de la part des profits. Ce mouvement était souhaitable. Mais il aurait fallu stabiliser cette remontée au début des années 90. Il n’en a rien été. Aujourd’hui, nous ne pouvons pas utiliser l’arme qu’est la politique monétaire – à l’instar des Américains en 1992 – en raison de la proximité de la monnaie unique. Par ailleurs, le déficit ne doit pas être accru. Il reste le troisième instrument : la politique salariale, pour relancer la production et l’accumulation. Au cours de la conférence salariale, il est important que l’État organise un cadre dans lequel se discute, entre le gouvernement, le patronat et les syndicats, le partage de la valeur ajoutée auquel on voudrait parvenir. Ce n’est pas une mesure, mais un cadrage d’ensemble avec les partenaires sociaux.
Q. : Ne craignez-vous pas que la tenue de cette conférence relance les revendications salariales ?
R. : Je pense exactement le contraire. Je crois au dialogue social, à la discussion, à la négociation, toutes choses qui ont disparu de la scène politique nationale depuis deux ans. C’est seulement en faisant confiance aux partenaires sociaux, en leur donnant la parole et en leur faisant prendre conscience de leurs responsabilités que l’on peut gouverner. C’est par cette méthode que nous avons réussi, à partir de 1983, à maîtriser l’inflation et à désindexer les salaires. C’est en refusant cette méthode qu’Alain Juppé a jeté dans la rue, l’hiver 1995, des centaines de milliers de Français, qu’il a provoqué une tourmente sociale comme le pays n’en avait pas connu depuis très longtemps. Je suis convaincu que la conférence des salaires, de l’emploi et de la réduction du temps de travail que nous proposons sera un instrument de progrès social et d’efficacité économique. Car, contrairement à la droite et à son libéralisme dogmatique ou naïf – c’est comme on voudra –, nous n’opposons pas l’économie et le social ; ils sont, pour nous, irréductiblement liés, ils sont indissociables.
Q. : Sur le temps de travail, vous voulez que l’État fixe un objectif : les 35 heures en l’an 2000 sans perte de salaire. À quoi serviront, dans ces conditions, les négociations ? À quel niveau devront-elles se dérouler ?
R. : Nous proposons qu’une première loi concerne tous les instruments de réduction du temps de travail, qu’il s’agisse des heures supplémentaires, du temps choisi, de la retraite progressive, etc. Elle définira un cadre que les partenaires sociaux utiliseront pour négocier le passage progressif à 35 heures de façon décentralisée par branche et par entreprise. Au bout de trois ans, une seconde loi fixera à 35 heures l’horaire légal de travail. Mais, tout comme aujourd’hui, il y aura des entreprises qui dépasseront l’horaire légal, d’autres qui resteront en deçà. Si la réduction du temps de travail s’opère comme je le souhaite, l’augmentation de la masse salariale qu’elle occasionnera sera étalée sur trois ans et contribuera au nécessaire rééquilibrage entre la part des salaires et celle des profits dans la valeur ajoutée, dont il a déjà été question. Par ailleurs, la diminution du chômage qu’elle permettra autorisera une baisse des prélèvements sociaux, qui, justement, servent aujourd’hui à financer ce chômage.
Q. : Comment les entreprises pourront-elles supporter le coût d’une réduction hebdomadaire de 4 heures qui se traduira automatiquement par une forte augmentation de la masse salariale ? Combien d’emplois attendez-vous de cette mesure ?
R. : Interrompu depuis quinze ans, le mouvement historique de réduction du temps de travail doit aujourd’hui être relancé. L’efficacité économique comme la justice sociale l’exigent. Grâce à la réduction du temps de travail, nous pourrons créer de très nombreux emplois – il est difficile de les chiffrer précisément, mais on peut raisonnablement tabler sur plusieurs centaines de milliers – et répondre à l’aspiration de très nombreux Français, en particulier de ceux qui exécutent les tâches les plus pénibles, qui est de disposer de temps libre pour la vie familiale, les loisirs, le sport, l’engagement associatif ou politique. L’effort nécessaire pour réussir le passage de 39 à 35 heures de travail hebdomadaire sera un effort national qui devra être équitablement réparti entre les entreprises, les salariés et l’État. Les gains de productivité que génère le progrès technique permettront de mettre « de l’huile dans les rouages ». Les entreprises dont la situation financière le permet participeront bien entendu à cet effort. L’État donnera le cap grâce à une loi-cadre et à la relance de la négociation suscitée par la conférence que nous avons évoquée ; il incitera les entreprises à s’engager dans la voie de la réduction négociée – branche par branche, entreprise par entreprise – du temps de travail, grâce à un allégement de leurs charges sociales. Les salariés, quant à eux, devront accepter une modération salariale justifiée par le gain de temps libre. Si progression de la masse salariale il y aura, celle-ci sera donc maîtrisée, progressive et liée aux nouvelles embauches.
Q. : Le patronat peine à respecter ses engagements sur les contrats en alternance. Comment comptez-vous le convaincre d’embaucher 350 000 jeunes ?
R. : Nous souhaitons favoriser l’embauche de 350 000 jeunes par les entreprises en deux ans, en plus des 350 000 qui seront pris en charge par l’État et les collectivités territoriales et dont le financement est assuré. Les difficultés rencontrées à l’heure actuelle par le patronat découlent notamment de ce que les dispositifs existants sont très mal organisés. Nous souhaitons mettre en œuvre une refonte d’ensemble du système de transition entre la formation initiale et l’entreprise. L’ambition d’embaucher 350 000 jeunes dans les entreprises est grande, mais pas démesurée.
Q. : Vous souhaitez réintroduire une forme d’autorisation administrative de licenciement. Est-ce psychologiquement pertinent au moment où vous attendez beaucoup des entreprises ?
R. : Dans tous les pays européens, il existe une procédure destinée à éviter les licenciements abusifs. J’ai rencontré de nombreux chefs d’entreprise qui m’ont dit préférer la solution de l’autorisation administrative de licenciement à la situation actuelle, qui voit ce contrôle effectué par le juge.
Q. : Pouvez-vous préciser votre position sur les privatisations ? Le refus de privatiser, même partiellement, France Télécom est-il, à vos yeux, définitif ?
R. : J’ai clairement indiqué que je n’étais favorable ni à de nouvelles nationalisations ni à de nouvelles privatisations. En ce qui concerne France Télécom, dont la privatisation a été engagée par l’actuel gouvernement, mais pas encore achevée, je ne crois pas que cette entreprise doive déroger à cette règle. Toutefois, les salariés de France Télécom seront consultés.
Q. : La Sécurité sociale va afficher un déficit de l’ordre de 35 milliards de francs cette année. Quelle mesure correctrice envisagez-vous ?
R. : Ce déficit illustre à la fois l’échec du plan Juppé de maîtrise des dépenses de santé et la nécessité d’accroître les recettes de la Sécurité sociale par une augmentation du pouvoir d’achat. Tout gouvernement issu des élections à venir sera confronté au même déficit pour 1997. Nous attendrons d’en avoir la mesure exacte et, par ailleurs, de savoir où en est vraiment le déficit du budget de l’État pour agir. C’est la raison pour laquelle un audit des finances publiques devra, je le répète, être mené très rapidement.
Q. : Les médecins remettent en cause les sanctions collectives qui s’appliquent en cas de dépassement des objectifs d’évolution des dépenses de santé. Supprimerez-vous cette disposition ?
R. : J’ai déjà eu l’occasion de dire que les sanctions collectives prévues par le plan Juppé étaient, à mes yeux, injustes et inefficaces. Après avoir, entre 1988 et 1993, saboté le processus de maîtrise médicalisée des dépenses de santé que nous avions courageusement engagé – rappelez-vous la présence d’Alain Juppé au premier rang des manifestations des médecins libéraux en 1992 –, puis avoir nié jusqu’à l’utilité même d’une telle politique – rappelez-vous les propos tenus par Jacques Chirac pendant sa campagne présidentielle en 1995 –, la droite a adopté une politique dure, cassante, technocratique, sans aucune concertation. Nous voulons faire exactement le contraire. C’est pourquoi nous convoquerons des états généraux de la santé, afin de relancer la négociation avec tous les acteurs du système de santé et de donner à la santé publique la place qui doit être la sienne. Nous substituerons une maîtrise médicalisée des dépenses de santé à la maîtrise comptable, qui est en train d’échouer.
Q. : Vous préconisez une réforme radicale qui consiste à basculer la totalité de la cotisation maladie des salariés sur une CSG élargie. Les retraités ne seront-ils pas les grands perdants de ce basculement ?
R. : Cette mesure engendrera une augmentation de pouvoir d’achat de l’ordre de 4 % à 5 % au niveau du SMIC. Elle sera donc un élément de soutien de la demande. Quant aux retraités, 85 % d’entre eux bénéficieront de la mesure, à laquelle sera associé un relèvement du minimum vieillesse. Il s’agit donc d’une mesure redistributive qui profite de la même manière aux salariés et aux retraités.
Q. : À propos des retraites, vous voulez remettre en cause les fonds de pension. Comment financerez-vous le régime général à l’horizon 2005 ?
R. : La question du financement à long terme du régime général est sérieuse, mais les fonds de pension n’apportent aucune solution macroéconomique à l’échéance 2005. Au contraire, ils ont toutes les chances de contribuer à déséquilibrer un peu plus le système de répartition auquel nous sommes attachés. Nous reviendrons donc sur la loi récente sur les fonds de pension. Cela ne signifie pas qu’un instrument financier permettant de compléter sa retraite par une épargne ne soit pas nécessaire aujourd’hui. Mais il ne peut prendre la forme de ce qui vient d’être voté.
Le Parisien - 21 mai 1997
Claude Despaux : Avez-vous le sentiment que les sondages conditionnent l’opinion ?
Lionel Jospin : Les sondages sont devenus un élément d’expression de la démocratie. Il faut donc « vivre avec ». Cela dit, dans ces élections législatives, il y a 577 circonscriptions. Autant on peut considérer comme relativement fiables a priori les indications concernant les intentions de vote au premier tour, autant la « construction » des résultats en sièges à l’issue du second tour me paraît beaucoup plus aléatoire. Je connais un nombre important de situations où le résultat se jouera à quelques centaines, voire à quelques dizaines de voix près…
Michel Delobelle : Nous avons l’impression d’être souvent gouvernés par les énarques, sortis de la même école, donc interchangeables…
Lionel Jospin : Le fait qu’un certain nombre de responsables politiques – de gauche comme de droite et, en général, tous issus de l’ENA – se soient prononcés récemment pour la suppression de cette école me paraît passablement démagogique. S’agissant de la haute fonction publique, il me paraîtrait beaucoup plus important de limiter certaines formes de ce que l’on appelle le « pantouflage », c’est-à-dire le fait que des hauts fonctionnaires ayant eu pendant des années la tutelle sur certains secteurs de l’industrie et de l’économie ont de plus en plus tendance à faire ensuite carrière dans le secteur privé, en étant recrutés par les entreprises qu’ils contrôlaient auparavant.
Pour le reste, je pense, comme vous, que la sélection de nos élites n’est pas assez diversifiée. Plus on est dans une société complexe, plus le monde change, et moins il faut d’hommes et de femmes coulés dans le même moule. Mais je considère n’avoir pas personnellement le profil type de l’énarque. Derrière les étiquettes, il y a les individus.
Joëlle Lasseur : Souhaitez-vous limiter davantage le cumul des mandats en fixant une limite d’âge pour les élus, par exemple soixante-dix ans ?
Lionel Jospin : Des limitations existent déjà : on ne peut avoir plus de deux mandats. Mais il faut aller plus loin : il faut éviter le cumul de deux mandats importants, ce que l’on appelle deux fonctions « exécutives ». Être président d’un conseil général dans un gros département, c’est, depuis la décentralisation, une tâche énorme. On peut parfaitement être parlementaire et conseiller général de base. Il me paraît difficile d’être, sérieusement, à la fois président de conseil régional, président de conseil général et ministre.
Quant à la limite d’âge, c’est, symboliquement, un peu désagréable pour les personnes âgées. En France, la population vieillit. Et il y aurait quelque chose de vexatoire à décréter que les plus de soixante-dix ans ne pourraient pas avoir de représentants du même âge qu’eux.
Je mets en garde contre ce que pourraient ressentir certains. À titre personnel, je pense que mon engagement politique sera achevé à cet âge-là, même si je resterai alors un citoyen, donc un électeur.
Tania Rampillon : Il y a beaucoup de logements vides à Paris et dans la région parisienne. Il y a aussi beaucoup de personnes sans toit. Comment y remédier ?
Lionel Jospin : Je propose que l’on redonne force à un arsenal législatif qui existe, mais qui n’est guère utilisé. Il faut que le préfet puisse, en certaines circonstances, et a fortiori vis-à-vis d’établissements publics, utiliser son pouvoir de réquisition. Il faut que certains petits propriétaires qui ne veulent pas louer, de peur des impayés, louent quand même, une fraction du loyer pouvant être prise en charge par des organismes publics avec la caution de l’État.
Frédéric Renard : Dans votre programme, il est question de supprimer la loi Debré contre l’immigration clandestine. Par quoi comptez-vous la remplacer ?
Lionel Jospin : Nous ferons un nouveau texte. Nous modifierons les éléments qui, dans la loi Debré, nous apparaissent vexatoires et sont contradictoires avec la Convention européenne des droits de l’homme. Nous ferons en sorte que la discussion se centre sur une question : comment limiter l’immigration irrégulière ? Cela suppose que l’on centre tout sur l’action contre le travail clandestin.
Et nous mènerons des politiques de coopération avec les pays dont sont originaires les travailleurs clandestins. Actuellement, sous l’empire des lois Pasqua-Debré, seulement 20 à 30 % des personnes interpellées en situation irrégulière sont reconduites chez elles, faute de papiers établissant leur identité. Or, quand quelqu’un prétend ne pas avoir de papiers d’identité, qui peut mieux l’identifier que les responsables du pays d’où il arrive ? Ceux-là ne se laisseront jamais abuser. D’où l’intérêt, en la matière, d’une politique contractuelle.
Ce qui est grave, avec les lois Pasqua-Debré, c’est qu’elles prétendent rassurer, mais n’ont pratiquement pas d’efficacité concrète et en plus portent atteinte aux droits de la personne. Le résultat, c’est que les citoyens n’ont plus confiance dans la parole politique.
Daniel Nemarq : Dans l’affaire du Crédit lyonnais, quelle est la responsabilité de la gauche ?
Lionel Jospin : La dérive de la politique et des comptes du Crédit lyonnais s’est produite, c’est vrai, sous la gauche. Mais, pardonnez-moi de vous le dire, les responsables principaux de cette banque ou chargés de la surveillance de cette banque n’étaient pas précisément de « gauche ». Il ne suffit pas de dire : « C’était la gauche. Donc, la gauche est coupable ».
J’ajoute que l’on a reproché aux socialistes de vouloir exercer un contrôle trop strict sur les entreprises publiques, bancaires ou industrielles. Et l’idée qui a prévalu a été que les entreprises ne devaient pas être dirigées depuis les ministères. D’un côté, il y avait donc cette logique d’autonomie, qui s’est souvent révélée très efficace. De l’autre côté, on dit, à propos du Crédit lyonnais, que la tutelle n’a pas exercé suffisamment sa surveillance, ce qui est indiscutable.
Dernier point : il faut avoir en tête que des dérives ou des « accidents de gestion » du type Crédit lyonnais se sont aussi produits, hélas ! dans le secteur privé.
Joëlle Lasseur : N’y a-t-il pas en France une justice à deux vitesses ?
Lionel Jospin : S’agissant de l’indépendance de la justice, il y a deux façons de voir les choses. L’une, optimiste. L’autre, pessimiste. Les pessimistes diront, devant la multiplication des affaires, que la morale publique recule et que la corruption avance. Les optimistes, qu’il y a plus d’affaires parce que, désormais, on sévit. On doit, en tout cas, absolument veiller à l’indépendance de la justice.
Pour cela, nous proposons que soit rompu le lien entre les magistrats instructeurs, c’est-à-dire le parquet, et le pouvoir politique, c’est-à-dire le garde des Sceaux. Ce dernier doit pouvoir continuer à fixer des orientations générales pour éviter que la justice soit rendue différemment selon les départements ou le tempérament des juges. Mais, sur les affaires particulières, notamment lorsqu’elles concernent les hommes politiques, il faut qu’il soit interdit au garde des Sceaux d’intervenir.
J’ajoute une chose très importante, à mes yeux : je ne suis pas favorable à une réforme de l’abus de bien social si cette réforme aboutissait, en réalité, à autoriser la pratique de méthodes de corruption dans le monde des entreprises.
L’autre aspect du dossier, c’est que la justice française est très lente. C’est largement imputable à un manque de moyens. Pour avoir une justice plus rapide, plus efficace, plus proche des citoyens, il faut choisir de consacrer de l’argent à cet objectif.
Claude Despaux : La télévision remplit-elle son rôle alors que la « crétinerie » envahit les écrans ?
Lionel Jospin : Il serait souhaitable que la télévision publique, qui dépend trop de la publicité, ne fonctionne pas selon les mêmes règles que la télévision privée. Il faudrait, par ailleurs, que le CSA fasse un effort pour veiller davantage à l’éthique ou au caractère éducatif des chaînes. Car il y a une trop grande présence de la violence à l’écran.
Il se trouve que, dans ma jeunesse, mon père était directeur d’un centre destiné, comme on disait alors, aux caractériels et aux cas sociaux. Or, je me souviens très bien d’un événement saisissant. Il y avait un ciné-club, et on a passé un très bon film – « Sortilèges » (de Christian-Jaque) – dans lequel un berger utilisait une fronde pour tuer des oiseaux, mais aussi un individu. Dès le lendemain, des jeunes, peut-être un peu influençables, ont fabriqué des frondes et ils ont « descendu » les vitres de l’immense atelier de l’établissement.
Ce jour-là, j’ai mesuré l’impact direct des images de violence sur des consciences. Et c’est resté extrêmement présent dans mon esprit. Je ne suis pas pour l’ordre moral, mais je pense qu’il faut être, sur ce terrain, extrêmement ferme.
Joëlle Lasseur : Que comptez-vous faire pour défendre l’école laïque, principalement contre le port du voile ?
Lionel Jospin : J’ai été confronté à ce problème lorsque j’étais ministre de l’Éducation nationale. Dans une démocratie, on agit toujours en fonction des règles de droit, qui ne peuvent être discriminatoires. Il n’est pas pensable – le Conseil d’État l’a d’ailleurs explicitement précisé – de s’en prendre au foulard sans mettre en cause le port d’autres signes religieux, telles la croix catholique, la croix protestante ou la kippa. J’avais donc, dans une circulaire, transmis des directives nettes aux chefs d’établissement.
On ne peut pas interdire le port du foulard (encore que l’objectif que l’on doit essayer d’atteindre, par la discussion, c’est que la jeune fille retire volontairement son foulard). Mais on doit veiller strictement à l’assiduité scolaire, à l’obligation de suivre les cours d’éducation physique comme à l’obligation d’aller dans les cours de biologie et d’histoire naturelle. S’il n’y a pas respect de ces règles-là, c’est clair : c’est l’exclusion.
Pour le reste, il s’agit d’établir s’il y a ou non un acte de prosélytisme, c’est-à-dire volonté de faire pression. S’il y a prosélytisme, l’élève peut être exclu légitimement. J’ai été élevé dans l’école laïque, je suis un défenseur de la laïcité.
Daniel Nemarq : L’actuel gouvernement nous annonce une relance économique que nous ne percevons pas sur le terrain…
Lionel Jospin : J’ai les mêmes impressions que vous. Je ne crois pas qu’il y ait une véritable reprise de la croissance. Celle-ci n’est pas possible tant qu’on mène une politique qui privilégie l’offre, alors qu’il me semble que, aujourd’hui, il faudrait insister davantage sur la demande. Au-delà de tout clivage gauche-droite, le problème clé, c’est que l’on continue à mener la même politique économique qu’à l’époque où nous avions une inflation de 14 %.
Je ne suis pas pour la relance. Simplement, je pense que, sans augmenter immédiatement les salaires, on doit tendre à restaurer progressivement la part du salaire dans le revenu national. Sans cela, on n’a pas assez d’argent pour soutenir la consommation. Il faut donc engager une politique de progression maîtrisée du pouvoir d’achat.
Christine Bonnet : Vous préconisez le passage aux trente-cinq heures payées trente-neuf. Mais êtes-vous sûr que les entreprises embaucheront ?
Lionel Jospin : D’abord, il faut savoir que le coût horaire de l’embauche de nouvelles personnes n’est pas aussi élevé qu’on le dit. Car les nouveaux embauchés sont souvent des jeunes payés à des salaires sensiblement inférieurs à ceux des personnes qui partent à la retraite. Ensuite, il est évident qu’on ne peut pas à la fois diminuer la durée du travail à salaire maintenu et, dans le même temps, envisager d’augmenter, par ailleurs, les salaires.
C’est pourquoi la conférence salariale que nous proposons devra discuter à la fois des salaires, de la diminution du temps de travail et des emplois. Nous ouvrirons la discussion à l’intérieur d’une loi-cadre. Ces discussions, étalées sur trois ans, devront être menées par branche et par entreprise. Il ne s’agit nullement d’un processus centralisé ni uniforme.
Historiquement, la tendance est à la diminution du temps de travail. Le choix est clair : le progrès technique se poursuivant, ou bien vous diminuez le temps de travail en mettant plus d’hommes et de femmes dans la production, ou bien vous aurez de plus en plus de chômeurs. Il faut choisir.
Marie-Charlotte Neyrand : La politique de la gauche en 1981 correspondait à un redémarrage de la demande par la consommation. Pourquoi voulez-vous recommencer ce qui a échoué ?
Lionel Jospin : Nous ne sommes plus dans la situation de 1981. Il y avait alors 14 % d’inflation, et un déficit du commerce extérieur. Aujourd’hui, il n’y a plus d’inflation. Le chômage, en revanche, est beaucoup plus important qu’en 1981. La situation n’est donc pas la même. Pour autant, je ne suis pas favorable à une augmentation immédiate et généralisée des salaires. Je ne veux pas d’un « nouveau Grenelle ».
Nous proposons, nous, de mener une politique sur cinq ans qui permette effectivement de faire progresser la part du salaire dans le revenu national et de faire en sorte que les inégalités aient diminué dans l’intervalle. Je ne veux pas de flambées pour, ensuite, être contraint à des plans de rigueur.
Daniel Nemarq : Si vous accédez au pouvoir, quels seront les grands axes de votre politique fiscale ?
Lionel Jospin : D’abord, une position de principe : nous ne voulons pas élever le taux des prélèvements obligatoires. Mais, qu’il s’agisse des comptes publics ou des comptes sociaux, nous risquons de nous trouver face à une situation très délicate. En conséquence, il n’est pas possible d’envisager une baisse rapide des prélèvements obligatoires. Mais l’objectif reste bel et bien une baisse établie sur cinq ans.
Par ailleurs, nous pensons qu’il faut rééquilibrer les parts respectives de l’impôt sur le revenu – progressif, donc plus juste – et de l’impôt indirect, à commencer par la TVA, impôt typiquement inégalitaire. Or, en France, on tend à augmenter la part de l’impôt indirect et à réduire celle de l’impôt direct. Nous vivons une situation proche de l’absurdité puisque des personnes à revenus moyens paient un impôt direct plus fort que certaines personnes à revenus élevés, mais qui bénéficient, à un titre ou à un autre, d’exonérations nombreuses.
Nous envisageons donc de réduire progressivement les taux de TVA sur un certain nombre de produits. Nous prévoyons de revoir le barème de l’impôt sur le revenu, et nous prévoyons aussi de rééquilibrer l’impôt sur les revenus du capital et l’impôt que paient les salariés.
Marie-Charlotte Neyrand : Pourquoi vous allier avec les communistes qui sont hostiles à la monnaie unique ?
Lionel Jospin : Nous avons fixé quatre conditions au passage à l’euro, cette monnaie dont nous approuvons la création. Car l’euro empêchera certains milieux financiers de spéculer sur telle ou telle monnaie nationale ; il manifestera la force de l’Union européenne et de sa monnaie face au dollar d’une part, au yen de l’autre ; enfin, il nous donnera une plus grande chance de rétablir un système monétaire international avec des règles qui ont disparu depuis 1971.
Les quatre conditions que nous avons posées sont les suivantes, et je me réjouis de voir le nombre des responsables, à droite comme au PC, qui se rapprochent, au fil des jours, de nos positions.
1. Il faut que l’Espagne et l’Italie entrent tout de suite dans la monnaie unique. Sinon, dans un simple rapport mark-franc, c’est le mark qui dominera.
2. S’il y a une banque centrale qui se charge de gérer cette monnaie unique, il faut qu’il y ait, en face, un gouvernement économique qui fixe les grandes orientations de la politique économique de l’Union. Et, ce gouvernement, ce peut être la réunion des chefs d’État et de gouvernement et des ministres de l’Économie.
3. Il faut impérativement un pacte de solidarité et de croissance entre les pays européens, seul moyen de faire reculer le chômage.
4. Par rapport au dollar, je ne veux pas, certes, d’un euro faible, mais je ne veux pas non plus d’un euro surévalué.
Cela précisé, avant la constitution d’un gouvernement de gauche éventuel, ou bien les communistes se déclareront d’accord avec ces quatre orientations et, dans cette hypothèse, ils choisiront de faire partie du gouvernement. Ou bien ils ne seront pas d’accord, et ils n’y participeront pas. C’est tout simple.
Pour ma part, je l’ai répété sans cesse, s’il est souhaitable qu’il y ait dans un gouvernement plusieurs sensibilités, il ne peut y avoir qu’une seule orientation. Permettez-moi tout de même d’ajouter que, au sein de l’actuelle majorité – voyez, par exemple, M. Pasqua ! –, il y a aussi, sur plusieurs sujets, et notamment sur l’euro, de très grandes différences…
Daniel Nemarq : Si vous gagnez les élections, serez-vous favorable à l’entrée, en nombre important, de membres de la société civile au gouvernement ?
Lionel Jospin : Il n’y aura de gouvernement nouveau que s’il y a une majorité nouvelle. Pas avant. Quant à la nomination du Premier ministre, elle est de la seule compétence du président de la République. Personne n’a à s’autodésigner. Je suis d’ailleurs surpris d’assister, à droite, au ballet des premiers ministrables ou, précisément, de ceux qui s’auto-investissent ! Moi, je n’aborde pas cette question. Et personne non plus à gauche.
Cela dit, des ministres de la société civile, pourquoi pas, le cas échéant. Mais pas au point de ce qui avait été fait par François Mitterrand et Michel Rocard en 1988. À l’époque, cela m’était apparu excessif. Quand on est en démocratie, on croit d’abord, comme moi, à la représentativité d’un certain nombre de forces politiques. Il peut être tout à fait utile, c’est entendu, de placer à la tête de tel ou tel secteur telle ou telle personnalité civile d’expérience et de renom. Mais je crois qu’il ne faut pas multiplier ce genre d’expérience. D’ailleurs, dans le passé, nous avons eu, sur ce plan, quelques déceptions.
Joëlle Lasseur : Et les ministres communistes ? Comment envisagez-vous une cohabitation avec Jacques Chirac ?
Lionel Jospin : Si on a pu avoir en France, des ministres communistes juste après la Libération avec de Gaulle et, en 1981, avec François Mitterrand, je ne vois pas aujourd’hui, alors que le bloc de l’Est a disparu et que le mur de Berlin s’est écroulé, où serait le problème. La seule question, pour moi, c’est, je le répète, la cohérence de la politique gouvernementale.
S’agissant de la cohabitation, en intervenant une nouvelle fois dans cette campagne, à quelques jours du premier tour, Jacques Chirac cherche à peser sur le choix des Français. Je regrette cette dramatisation, à mes yeux déplacée. La France et une démocratie mûre, qui a déjà connu deux épisodes de cohabitation. Les Français sont des citoyens responsables qui exerceront leur choix en toute liberté : s’ils nous accordent leur confiance, ce sera donc pour conduire la politique que nous leur avons proposée.
Pour le reste, notre Constitution prévoit un équilibre institutionnel qui permet d’envisager sereinement, à la lumière des expériences passées, une prochaine cohabitation. Je suis donc confiant, serein et déterminé.
Tania Rampillon : Est-ce qu’il vous est déjà arrivé de faire, politiquement, votre autocritique ? Quels sont vos sentiments aujourd’hui, au stade actuel de la campagne ?
Lionel Jospin : Je suis le fils d’une sage-femme et d’un enseignant. Leurs parents étaient d’origine modeste. Je considère venir d’un milieu assez simple. Je suis typiquement le produit de l’école républicaine dans la mesure où mes parents avaient eux-mêmes fait un minimum d’études supérieures. Dans mon mode de vie, dans ma façon d’être, j’ai la volonté – par mes loisirs, par ma façon de vivre – de ne pas me couper du milieu dont je suis issu. Et je n’ai absolument pas le désir d’appartenir à on ne sait trop quelle « élite », ou à une sorte de « classe supérieure ». J’éprouve un vrai plaisir à cette fidélité à mes origines. Et j’estime que cela devrait être l’attitude de toute personnalité de gauche…
Vous savez qu’il m’est arrivé d’adopter des positions critiques à l’égard de certaines dérives dans notre action collective passée. J’ai été écarté du gouvernement en 1992 pour diverses raisons, y compris parce que j’avais dit un certain nombre de choses publiquement, sur ce terrain-là. Cet exercice de critique, il est, d’une certaine façon, un exercice d’autocritique. Car je considère que j’ai aussi ma part d’un certain nombre d’échecs ou d’insuffisances collectives. Après les élections de 1993, où j’ai été battu dans ma circonscription, j’ai décroché de la vie politique. J’étais alors prêt à redevenir un simple citoyen, en reprenant une activité professionnelle.
Pendant un certain temps, j’ai été aussi relativement marginalisé au sein du PS. Les choses sont reparties à l’occasion, en 1995, de ma candidature à l’élection présidentielle. À l’époque, ma décision, je l’ai vécue comme un devoir.
Mais ce qui est profondément ancré dans mon esprit, c’est que je ne veux pas « disparaître » dans l’action politique et publique. J’essaie de lui donner une teneur noble. Je respecte mes adversaires. Je crois être intègre. Mais ce qui est fondamental, pour moi, c’est de continuer à exister comme homme et comme individu : ma vie familiale, mes rapports avec ceux que j’aime, mes amis, la culture, mon goût pour le sport. Je serais, d’ailleurs, totalement incapable de poursuivre une vie publique sans cela.
Ce que j’ai traversé ces dernières années m’a donné un recul, une distance, une forme d’objectivité. Cela étant, il n’y a aucune espèce de personnalisation dans cette campagne, contrairement à ce que certains racontent. Je pense que l’élection est ouverte. Elle se jouera dans 577 circonscriptions. Nous verrons, au vu des résultats du premier tour, si une dynamique s’est ou non enclenchée.
Mais une chose est déjà certaine. S’il n’y avait pas le Front national, nous serions gagnants. Car, on a beau dire, la majorité des électeurs du FN se reporte, si j’en crois les sondages, sur la droite. Mais lorsqu’on se présente à une élection, c’est pour gagner. Je suis tout à fait conscient des difficultés que traverse le pays, mais ces difficultés nous les assumerons. Il faut prioritairement traiter la question du chômage. Car soyons clairs : si nous ne le faisions pas, cette question nous emporterait tous.