Interview de M. Jacques Toubon, ministre de la justice, à RTL le 30 août 1996, sur la situation juridique des sans-papiers expulsés de l'église Saint-Bernard, la politique judiciaire, notamment le projet de réforme du Code de procédure pénale et la modification du statut de la magistrature, et l'arrestation de six militants nationalistes corses.

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Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

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R. Arzt : Dans un climat morose, le Président de la République a demandé aux ministres de faire preuve d'optimisme et d'esprit de conquête. Appliqué au ministère de la Justice, comment cela se traduit-il ?

J. Toubon : Ça se traduit, en tant que Garde des Sceaux, par l'accentuation que j'ai conduite depuis un an, c'est-à-dire se battre pour une justice moins lente, sereine et incontestée. Mais aussi naturellement, comme membre du Gouvernement, se battre dans l'ensemble des domaines de la politique du Gouvernement pour que nous obtenions de bons résultats. Je note tout de même ce matin avec satisfaction que l'indice du chômage du mois de juillet a baissé de 20 000 chômeurs. On a trop souvent tendance à dire qu'il y a une fatalité : je pense que ça démontre que nous pouvons lutter contre cette fatalité. Il y a dans Le Monde actuellement une série sur : « Est-ce que le progrès est mort ? Est-ce que c'est une idée qui est morte à la fin du XXe siècle ? ». Ma réponse, elle est très claire : le progrès, peut-être que quand on voit tout ce qui se pusse dans le monde, toutes les horreurs, on peut le mettre en doute. Mais il est clair que le progrès, c'est une idée qui est une utopie, une ambition et c'est en fait le moteur de la politique.

R. Arzt : À Ajaccio, six militants nationalistes corses soupçonnés d'être des auteurs d'attentats ont été interpellés. Est-ce un changement de phase ? Après le dialogue positif, succès de la fermeté ?

J. Toubon : Je vous dirais sans dévoiler de secret que je pense que c'est une très belle prise et c'est le résultat d'un très beau travail de la Direction régionale de la police judiciaire. Je pense que dans la journée, les intéressés qui sont en garde à vue vont vraisemblablement faire l'objet d'une prise en charge par le Parquet de Paris au titre de la lutte anti-terroriste. C'est aussi la démonstration de ce que j'ai dit depuis plusieurs mois : ce n'est pas en quelques mois qu'on peut mettre fin à une dérive de vingt ans, mais avec du temps, nous obtiendrons des résultats et nous sommes en train d'en obtenir.

R. Arzt : En ce qui concerne la situation juridique des immigrés de l'église Saint-Bernard, ce n'est pas vraiment le progrès. On a plutôt l'impression d'un imbroglio : vous acceptez ce mot ?

J. Toubon : Non, je n'accepte pas ce mot qui est purement et simplement polémique et qui ne correspond pas à la réalité. Je voudrais, ce matin, faire un point extrêmement précis. Il y a deux types de procédures. Les procédures qui concernent la rétention administrative et qu'on appelle l'article 35 bis, devant le juge judiciaire. Aujourd'hui, après le juge de première instance puis ensuite la cour d'appel, on peut dire simplement que sur 46 rétentions administratives dont le préfet de police a demandé la prolongation, seules 11 ont été refusées, seules 11 procédures ont été annulées et 35 ont été validées. De la même façon, pour ce qui concerne la partie administrative, c'est-à-dire la régularité des arrêtés de reconduite à la frontière, des mesures d'éloignement administratives, de la même façon aujourd'hui, sur 82 dossiers présentés – puisque certains avaient été refusés par la préfecture de police –, il y en a 66 qui ont été validés".

R. Arzt : L'impression de flou vient de ce que la préfecture de police ne semblait pas suffisamment préparée à cette phase juridique.

J. Toubon : Il faut bien comprendre que la justice, ce sont des procédures. Ces procédures sont effectivement complexes d'une part, elles sont multiples et complexes, et d'autre part, elles sont difficilement compréhensibles par ceux qui ne suivent pas les détails, qui n'en connaissent pas les détails. Mais de là à dire qu'il y a irrégularité, c'est un procès que font notamment certains avocats et que je récuse au contraire. Au contraire, dans cette affaire, la justice sous tous ses aspects a validé les motifs et les conditions de l'intervention de la police à l'église Saint-Bernard. C'est un point extrêmement important.

R. Arzt : Tout est donc très bien géré ?

J. Toubon : Je pense simplement que les règles – à la fois les règles législatives et de procédure – sont complexes. Peut-être faudra-t-il les simplifier ou en tout cas, les rendre plus compréhensibles ? Mais je voudrais dire tout à fait clairement que la justice n'a pas émis de critique sur l'opération qui a été faite et que, pour l'essentiel, elle a admis les mesures qui avaient été prises.

R. Arzt : On va sans doute réentendre parler de certaines affaires avec la fin des vacances. Où en sont les projets de renforcer le secret de l'instruction et la présomption d'innocence ?

J. Toubon : Les choses sont très simples. Conformément à ce que le président de la République a dit le 14 juillet et à ce que le Premier ministre m'a demandé, pour le 1er octobre, un professeur de Droit qui s'appelle Madame Rassat que j'ai missionnée me remettra un rapport sur cette partie du Code de procédure pénale. Elle me remettra d'ailleurs à la fin de l'année un rapport sur la réforme de l'ensemble du Code de procédure pénale. Mais sur cette partie de l'instruction, du secret de l'instruction, la présomption d'innocence, nous préparerons d'ici la fin de l'année d'éventuelles modifications législatives. Mais je voudrais dire, contrairement à ce qui se dit, qu'aucune d'entre elles n'a pour but de limiter la liberté de la presse. Je pense que la procédure pénale peut protéger les libertés individuelles et notamment la présomption d'innocence sans porter atteinte à la liberté de la presse. J'essaierai d'en faire la démonstration.

R. Arzt : Est-il vraiment envisagé qu'un magistrat ne puisse être juge d'instruction qu'après cinq ans dans la profession ? Ça ne plaît pas vraiment aux magistrats.

J. Toubon : Vous entrez dans un domaine qui est en fait celui des projets ou des chantiers que j'ai devant moi. Il est clair qu'aujourd'hui, nous avons à moderniser la justice. Je vais le faire avec les moyens dont je dispose. Je vais proposer une modification du statut de la magistrature qui va prévoir des conditions d'ancienneté pour l'exercice de certaines fonctions de juge unique, par exemple juge des enfants ou juge d'instruction. Elle prévoira aussi une obligation de mobilité plus grande pour que les magistrats ne puissent pas rester aussi longtemps qu'ils restent en fonction.

R. Arzt : Et sur les cinq ans ?

J. Toubon : Ce ne sera probablement pas cinq ans. Dans l'avant-projet que j'ai établi et que je suis en train de soumettre à la concertation aujourd'hui, ce sera plutôt trois ans. Et puis nous aurons d'autre part toute une série de projets en matière pénale et en matière civile. J'en prendrai seulement deux exemples. Je vais réformer assez profondément les successions, et notamment en faveur du conjoint survivant, et je vais d'autre part créer le suivi post-pénal des délinquants sexuels dont on parle beaucoup aujourd'hui et qui est indispensable.

R. Arzt : Sentez-vous dans la majorité un désir ardent de reprise en main de la justice ? Que répondez-vous quand on vous le demande ?

J. Toubon : Non. En un mot, c'est très simple. Je pense que la justice ne se reprend pas en main. Au contraire, la justice, il faut lui donner les moyens d'être rendue librement. Plus on donnera à la justice la liberté de s'exercer, plus elle sera sereine et égale pour tous. C'est la seule chose que les Français veulent et que le Garde des Sceaux veut avec eux.