Interview de M. Jacques Barrot, ministre du travail et des affaires sociales, dans "Démocratie moderne" le 15 septembre 1996, sur la réforme de la Sécurité sociale, les mesures de maîtrise médicalisée des dépenses de santé, le projet de création de l'assurance-maladie universelle.

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Démocratie Moderne : Vous avez l'intention de réduire le déficit du régime général de la sécurité sociale de 17 milliards en 1997. Avec de telles réductions, pensez-vous à terme aboutir à une situation d'équilibre ?

Jacques Barrot : Il faut d'abord souligner que les dépenses de santé connaissent une augmentation structurelle due notamment à l'allongement de la durée de la vie et à la mise en place de nouvelles technologies pour améliorer la qualité des soins.

Dans le même temps, les dépenses de la branche famille croissent rapidement du fait des dispositions ambitieuses de la loi famille de 1993 qui permet d'adapter nos régimes de retraite aux évolutions démographiques des dix prochaines années, les dépenses de la branche augmentent néanmoins de 4 % par an. Au-delà de ce phénomène, on peut observer qu'à partir de 1992 la sécurité sociale s'est installée dans une sorte de déficit structurel et chronique, les dépenses augmentant plus vite que les recettes. Il fallait absolument réagir. Nous sommes aujourd'hui au pied du mur. Équilibrer durablement les comptes par une réforme structurelle relèvent d'une nécessité absolue. Les comptes prévisionnels 1996 montrent déjà une décélération des dépenses. Malgré l'insuffisance des rentrées de cotisations,·nous allons ramener le déficit à 50 milliards environ au lieu des 90 que nous aurions sans les mesures de redressement financier des deux premières ordonnances.

Mais il nous a manqué 30 milliards de recettes pour respecter nos prévisions initiales. On le doit à une croissance inférieure aux prévisions. Nous voulons maintenant obtenir, grâce à des mécanismes de régulation, que les dépenses croissent à un rythme compatible avec les recettes comme elles ont commencé à le faire en 1996. Dans le même temps, nous diversifions les recettes pour que celles-ci soient moins tributaires de la seule masse salariale. C'est dans cette perspective qu'une partie des ressources de la sécurité sociale sera assise sur la CSG élargie, ce qui permettra d'alléger le coût du travail par la baisse des cotisations. Cela se fera progressivement, mais il faut bien comprendre que le travail doit en tout état de cause cesser d'être pénalisé par le niveau élevé des charges salariales.

Nous devons ainsi parvenir à un équilibre structurel. Mais pour cela bien sûr, il nous faut du temps.

Démocratie Moderne : Quels sont les principaux axes de la réforme ?

Jacques Barrot : Je voudrais d'abord vous dire qu'il ne s'agit pas vraiment d'une énième réforme. C'est une refondation de la sécurité sociale. Les mesures d'économie que j'ai annoncées s'inscrivent dans le droit fil de l'action que nous avons entamée en novembre dernier. Le gouvernement a fait voter une révision de la Constitution qui prévoit que le Parlement se prononce une fois par an sur l'évolution des comptes sociaux. C'est ce projet de loi de financement de la sécurité sociale que je vais présenter au conseil des ministres le 9 octobre. Il est bien normal qu'un budget qui représente 1 800 milliards soit soumis à l'approbation de la représentation nationale et adapté annuellement à l'évolution de l'environnement économique et social. Le plan proposé se présente en deux volets. D'un côté, nous constatons que le déficit reste trop important comme je le rappelais à l'instant et donc nous proposons au Parlement de voter les mesures qui permettront de ramener le déficit du régime général à 30 milliards de francs en 1997. D'un autre côté, nous travaillons sur le long terme aux changements structurels qui permettront une bonne fois pour toute de sortir notre système de protection sociale de la crise actuelle.

Démocratie Moderne : Pour atteindre ces objectifs, quelles mesures proposez-vous ?

Jacques Barrot : Pour réduire de près de 18 milliards le déficit l'année prochaine, nous avons notamment décidé de fixer un objectif national des dépenses maladie à un peu plus de 600 milliards de francs. Je voudrais souligner deux points très importants. D'abord, cet effort ne pèsera pas sur les assurés sociaux puisque nous avons exclu tout recours à des mesures de déremboursement.

Par ailleurs, Il n'y aura pas de baisse de la qualité des soins : la maîtrise des dépenses se fera grâce aux outils médicalisés. La pratique du « juste soin » en est un exemple, elle passe notamment par le respect des références, le contrôle accru des arrêts de travail, et le développement de la formation médicale continue.

L'autre aspect essentiel est inspiré par une vision de plus long terme. Cela passe par des réformes structurelles. En premier lieu, nous allons améliorer le système de santé. La prospective en la matière ne peut venir d'une construction intellectuelle technocratique. Elle doit résulter du dialogue entre tous les acteurs. Ainsi, des priorités de santé publique ont été définies par la conférence nationale de santé dont la première session s'est tenue du 2 au 4 septembre. Le consensus qui s'est dégagé est issu d'un travail de fond accompli ces derniers mois notamment au sein des conférences régionales de santé. La première des priorités, qui recouvre toutes les autres consistent à donner des moyens à la promotion de la santé et à son évaluation. Cela consistera, par exemple, à développer les actions de prévention et à lutter contre les dangers du tabac et de l'alcool. Vous savez que la France était très en retard en la matière. L'effort que nous engageons aujourd'hui permettra de mettre fin à cette situation. Au-delà de la définition des priorités de santé publique, nous allons renforcer les moyens qui permettent la maîtrise médicalisée des dépenses. La création de l'Agence nationale d'accréditation et d'évaluation en santé comblera le retard de notre pays en matière d'évaluation médicale. C'est le type même de dispositif qui permettra demain d'assurer la maîtrise de la dépense tout en augmentant la qualité des soins.

En second lieu, deux dispositifs vont conduire au développement de nouvelles pratiques. D'une part, distribution du carnet de santé dès la fin octobre va modifier en profondeur les relations entre les médecins et leurs patients, assurant ainsi un meilleur suivi médical : il s'agit d'éviter ce qu'on appelle le « vagabondage médical ». Il permettra de faire l'économie des prescriptions redondantes et d'examens inutiles que demandent les patients. Ce sera la première pierre d'un changement en profondeur des mentalités.

D'autre part, j'ai souhaité que l'utilisation des médicaments génériques (médicaments strictement équivalents à d'autres médicaments mais vendus moins chers car le coût de développement est amorti, NDLR) se développe plus rapidement. Il y a là, à qualité de soin égale, de réelles sources d'économies constantes. Nous réfléchissons aujourd'hui à la possibilité de donner le droit aux pharmaciens de substituer aux médicaments prescrits par le médecin. C'est un système qui a fait ses preuves notamment en Allemagne.

Démocratie Moderne : Les économies proposées par la Caisse nationale d’assurance maladie le 10 septembre dernier ont suscité des inquiétudes chez les médecins. Allez-vous reprendre toutes ces propositions à votre compte ?

Jacques Barrot : Certaines des propositions de la CNAM sont particulièrement intéressantes comme par exemple la définition d'un prix de remboursement fixe pour le matériel qui est jusqu'à présent remboursé sur facture, sans aucun point de référence. Mais ce qui me paraît, c'est que les prises de position de la caisse s’inscrivent dans une démarche de responsabilisation de tous les acteurs de la protection sociale. Je souhaite que le dialogue entre les organismes gestionnaires et les professionnels de santé soit le plus fructueux possible. Ces derniers ont élaboré des contre-propositions. Il est très positif que tout le monde réfléchisse sur la base d'objectifs clairement définis, comme ceux affichés par la CNAM. À l'issue des négociations, nous verrons quelles mesures il convient de prendre.

Démocratie Moderne : Vous proposez l'extension de la couverture sociale à l'ensemble de la population résidant sur le territoire national, cette couverture universelle constitue certes une avancée décisive, mais est-elle compatible avec les objectifs de réduction des dépenses ?

Jacques Barrot : La création de l'assurance-maladie universelle est une opération de long terme qui a commencé dès les années 1970. Personne ne peut admettre de laisser aujourd'hui des personnes sur le bord du chemin. L'extension que le Parlement devrait voter prochainement concernera les 150 000 derniers exclus de la sécurité sociale. En terme de coût, cela sera très marginal, et je dirai même que sur le long terme c'est un facteur d'économie.

Il est évident que tout le monde doit avoir accès à la médecine de ville pour que les maladies puissent être traitées à la base, avant de nécessiter des soins beaucoup plus lourds et plus coûteux. J'en prends un exemple frappant : nous constatons une recrudescence de la tuberculose dans notre pays, où 10 000 nouveaux cas par an sont signalés. C'est en donnant à tous accès au système de santé que l'on pourra lutter contre ce genre de maladie qui semble, dans un pays moderne, venir d'un autre âge. Cette mesure témoigne de notre volonté de développement de la solidarité. J'ajouterai qu'à partir du moment où nous élargissons les sources de financement de la sécurité sociale, notamment par l'utilisation d'une CSG étendue, il est possible de créer, enfin, la couverture universelle, que tout humaniste appelle de ses voeux.