Interview de M. Jean-Louis Debré, ministre de l'intérieur, dans "Le Figaro" du 12 septembre 1996, sur le bilan de l'affaire des sans-papiers de l'église Saint-Bernard, l'application des lois "Pasqua", la lutte contre l'immigration et le travail clandestins, et la politique du gouvernement en Corse.

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Circonstance : Réunion présidée par M. Alain Juppé avec les parlementaires corses à Paris le 12 septembre 1996

Média : Emission Forum RMC Le Figaro - Le Figaro

Texte intégral

Le Figaro : Contrairement à ce que vous aviez annoncé, la grande majorité des sans-papiers de l’église Saint-Bernard n’ont pas été expulsés. Avez-vous renoncé à votre politique d’intransigeance avec les illégaux ?

Jean-Louis Debré : Évidemment non. Je persiste dans ma détermination à appliquer la loi. Il n'y a pas d'un côté les sans-papiers et de l'autre les sans-humanité. Il n'y a pas d'une part des lois à négocier et de l'autre les individus à régulariser. Il y a simplement une nation qui entend fixer librement ses lois et les faire respecter par tous.

D'ailleurs, je ne partage pas l’analyse du bilan de l'affaire des sans-papiers. Le premier objectif du Premier ministre et du gouvernement était de rendre l'église à sa première vocation en évacuant les occupants sans incident, il a été parfaitement atteint. Le deuxième était de faire cesser ce chantage collectif à la régularisation, il a effectivement cessé.

Le troisième objectif était de reprendre l'examen de chaque dossier, en ayant à cœur de ne pas laisser des familles dans des situations inacceptables sur le plan humain. Cela nous a conduit à certaines régularisations, mais aussi à un grand nombre de décisions de reconduites à la frontière. Celles-ci sont désormais exécutoires car validées par le juge. S'il est vrai qu'à ce jour, du fait des procédures prévues par la loi, seule une minorité a quitté la France, je peux vous dire que ceux qui maintenant font l'objet d'une mesure de reconduite à la frontière le seront tôt ou tard.

Le Figaro : Les lois « Pasqua » ont montré qu'elles pouvaient être, sur certains points précis, juridiquement contournables. Êtes-vous favorable au renforcement de ces lois ?

Jean-Louis Debré : Les lois concernant l'immigration irrégulière doivent être appliquées et le sont. Méfions-nous de ces pseudo grandes consciences qui se disent républicaines et qui prônent la désobéissance à la loi ; de ces prétendus démocrates qui brandissent l'étendard de la révolte à la loi. Elles ne sont que l'expression d'une petite minorité qui veut imposer ses préjugés, qui refuse la démocratie et l'État républicain.

Effectivement, certains veulent faire croire que la législation française est inapplicable, c'est inexact. Elle permet aux services de police une action d'autant plus efficace qu'elle est soutenue par une volonté politique. Depuis seize mois, la politique de lutte contre l'immigration irrégulière, priorité du gouvernement, est marquée par des résultats positifs.

C'est ainsi que depuis mai 1995, 16 358 étrangers, en situation irrégulière ou ayant enfreint l'ordre public, ont été éloignés de France.

Depuis le 1er janvier de cette année, ce sont plus de 8 668 étrangers qui ont fait l'objet d'une telle mesure, cela a progressé de 24 % par rapport à la même période de l'année précédente. Le nombre d'admissions au séjour au titre du regroupement familial a baissé d'un tiers en 1995 par rapport à 1994. Cette baisse s'est confirmée pour les premiers mois de 1996. Dans le cadre de l'amélioration de l'éloignement des étrangers incarcérés nos performances sont meilleures que les années précédentes. 1 667 étrangers élargis de prison ont été effectivement éloignés de France depuis le début de l'année.

Le Figaro : Et que faites-vous contre le travail clandestin ?

Jean-Louis Debré : Dans le domaine de la lutte contre les employeurs de main-d'œuvre étrangère, l'action du gouvernement a été renforcée. Du 1er janvier au 31 juillet 1996, ont été interpellés 774 employeurs français ou étrangers de main-d’œuvre clandestine et 947 salariés ont été jugés pour infraction ayant rapport avec le travail clandestin.

Ces résultats, qui tranchent avec ceux des périodes antérieures, ne nous empêchent pas de réfléchir à l’adaptation de notre dispositif de lutte contre l'immigration irrégulière. Il est vrai que l'affaire des sans-papiers de l'église Saint-Bernard m'amène à un jugement critique à l'égard de certaines procédures dont la complexité dépasse de beaucoup les nécessités des droits de la défense. Les procédures judiciaires doivent impérativement respecter un équilibre entre la défense des libertés individuelles et la capacité de l'État à se protéger contre ceux qui se mettent hors la loi ou qui veulent miner ses fondements. Si cet équilibre est rompu, on peut craindre des réactions les plus diverses.

Le Figaro : Avez-vous définitivement renoncé à présenter un projet de loi sur l’immigration clandestine ?

Jean-Louis Debré : Le gouvernement, le Premier ministre l'a dit, travaille pour améliorer les dispositions qui doivent l'être. Il fera connaître prochainement, sous quelle forme ces dispositions seront traduites dans le droit positif. J'ai reçu instruction du Premier ministre de renforcer notre dispositif de lutte contre le travail clandestin qui dépasse le cadre de la lutte contre l'immigration irrégulière. Avec Jacques Barrot, ministre du Travail, nous y avons beaucoup réfléchi. Des dispositions législatives ont été préparées et seront soumises bientôt à l'examen du Conseil des ministres. Par ailleurs, nous allons remédier aux difficultés qui ont pu apparaître à la suite de l'affaire de l'église Saint-Bernard.

Le Figaro : Reprenez-vous à votre compte l'objectif d'une « immigration zéro » défendu par votre prédécesseur, Charles Pasqua ?

Jean-Louis Debré : La politique du gouvernement de lutte contre l'immigration n'est pas celle d'une immigration zéro comme on le répète faussement. Nous savons bien qu'un certain nombre d'étrangers doivent venir en France, dans leurs propres intérêts comme dans le nôtre. Cela est conforme à notre tradition d'accueil. Mais ils doivent le faire dans le respect de nos lois qui tracent le cadre de leur arrivée et de leur séjour. Car c'est à cette condition que nous pourrons les intégrer pleinement à notre communauté nationale comme ceux qui sont déjà sur notre sol en situation régulière.

Le Figaro : Sur les dossiers de l'immigration ou de la Corse, par exemple, la justice n'apparaît pas toujours solidaire de la police, en relâchant des suspects précédemment arrêtés. Peut-on parler, dans ces cas de « fronde » des juges ?

Jean-Louis Debré : Je crois à l'indépendance du juge. Je ne souscrirai pas à une critique globale de la magistrature comme le sous-entend votre question. Il importe de se garder de toute généralisation en ce domaine. Les policiers, comme les magistrats, doivent respecter les lois. Si certains s'en écartent pour des raisons personnelles ou politiques, ils sortent de leur mission et doivent être sanctionnés.

Ministre de l'Intérieur, je veille à ce que les fonctionnaires de la police nationale agissent dans le cadre de la loi républicaine. Il doit en être de même pour les magistrats.

Le Figaro : Êtes-vous favorable à une plus grande responsabilisation des juges, qui, jusqu'à présent, n'ont de compte à rendre à personne ?

Jean-Louis Debré : Je ne suis pas garde des Sceaux, et je ne peux donc, à cet égard, que vous livrez une conviction forgée par mon expérience de magistrat.

Le juge n'a d'autre autorité que celle que lui confie le peuple français au nom duquel il statue. Son mandat est d'appliquer la loi, comme tout citoyen. Mais plus que tout autre il doit s'y tenir.

Ce serait une erreur que d'opposer l'exécutif et l'autorité judiciaire. L'un et l'autre servent le même État, l'État Républicain. Chacun à sa place, et en toute indépendance, participe à l'équilibre indispensable entre l'individuel et le collectif.

Si l'on ignorait trop ces vieux principes, je craindrais pour ma part la paralysie de l'État, voire à terme des réactions brutales préjudiciables à l'État de droit.

Le Figaro : L’autorité de l’État a, malgré tout, pâti du déroulement de l’affaire des sans-papiers. Ne craignez-vous pas d’aborder désormais le dossier Corse en position de faiblesse ?

Jean-Louis Debré : Je ne suis pas d'accord avec le présupposé de votre question. L'autorité de l'État n'a pas faibli dans l'affaire des sans-papiers. Qu'auriez-vous écrit si la santé de l'un des grévistes de la faim avait subi des troubles graves, si la sécurité des personnes avait été durablement en cause dans l'église ou bien encore si les procédures prévues par la loi n'avaient pas été scrupuleusement respectées ? L'État a fait son devoir, rien de plus, rien de moins, n'en déplaise à certains. L'affaire des sans-papiers de Saint-Bernard n'a rien à voir avec la situation en Corse.

Le Figaro : Comment interprétez-vous les récentes déclarations guerrières de certains nationalistes corses ?

Jean-Louis Debré : Ceux qui ont décidé d'installer une nouvelle fois la Corse dans un processus de violence portent une lourde et grave responsabilité qui sera sévèrement jugé par ceux qui espèrent enfin sortir de l'engrenage de la violence, de la haine et de la mort qui marque l'histoire de l'île. Ils engagent la Corse dans une voie sans issue. Sans issue, car face à la violence en Corse, le gouvernement fera preuve de la plus grande fermeté. Sans issue, parce que le calme et la détermination du gouvernement à faire respecter l'ordre républicain rencontrent le calme et la détermination de la quasi-totalité des Corses excédés par la violence.

Depuis plusieurs mois, l'action de la police et de la gendarmerie se renforce et se coordonne de mieux en mieux, les résultats enregistrés, les interpellations auxquelles il a été procédé montrent notre efficacité. Mais je rappelle que notre politique ne peut se résumer à la seule action de la police même si c'est une priorité.

À Ajaccio, en juillet dernier, le Premier ministre, a clairement fixé le cap et les objectifs de la politique du gouvernement en Corse. Dans le domaine économique des engagements et des décisions ont été arrêtés par le Premier ministre. Ils doivent aider au désendettement, notamment dans le secteur de l'agriculture et de l'industrie touristique. Il faut naturellement que les acteurs locaux s'en saisissent et que les dossiers soient traités. Sur le plus long terme, il y a la zone franche.

Le Figaro : Et quel sera le contenu de cette future zone franche ?

Jean-Louis Debré : Il ne s'agit pas d'une coquille vide comme je l'entends parfois. Jean-Claude Gaudin, ministre de l'Aménagement du territoire, s'emploie activement à Bruxelles pour que les discussions se déroulent dans les meilleures conditions et que l'avis du collège des commissaires soit rendu rapidement et je le souhaite avant la mi-octobre. Le contenu de cette zone franche sera bientôt soumis à l'avis officiel de la collectivité territoriale. Elle comporte des mesures d'exonération de la taxe professionnelle, des impôts sur les bénéfices (IS et BIC) et une ristourne sur les charges sociales patronales.

Ces mesures de solidarité nationale auront un coût élevé, mais seront efficaces car elles concernent la très grande majorité du tissu économique corse. C'est un véritable plan de relance qui verra ainsi le jour au début 1997. Dans les prochains jours, nous allons reprendre l'explication sur cette zone franche pour vaincre les scepticismes.

Mais il est évident que le succès de ces mesures suppose la restauration de l'ordre public. Sur ce point, ma détermination est sans faille, mes instructions aux services de police sont sans ambiguïté. Il faut rechercher, identifier et déférer à la justice les auteurs et complices de ces agissements inacceptables. Le gouvernement ne peut tolérer le développement de la violence, la multiplication des attentats et les appels à l'insurrection. Ce n'est pas ainsi que l'on prépare l'avenir de la Corse.

Le Figaro : Croyez-vous à une paix rapide en Corse ?

Jean-Louis Debré : Je l’espère, elle est possible.