Interviews de M. Franck Borotra, ministre de l'industrie de la poste et des télécommunications, dans "Les Echos" du 7 juin 1996 et la "Tribune Desfossés" du 26, sur la réforme de France Télécom, le projet de directive européenne pour la libéralisation du marché de l'électricité, la privatisation de Thomson, l'éventuelle reprise de Valeo par Framatome, et sur le plan social de Moulinex.

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Média : Energies News - Les Echos - La Tribune Desfossés - Les Echos

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Les Échos : 7 juin 1996

Les Échos : Après le relatif échec de la grève à France Télécom, mardi, pensez-vous que le changement de statut est désormais une chose acquise ?

Franck Borotra : Mon sentiment est que, premièrement, la grande majorité du personnel de France Télécom a été rassurée par les engagements clairs que le Premier ministre a pris, touchant en particulier au statut du personnel, au régime de retraite et à l'évolution des effectifs. Deuxièmement, l'immense majorité du personnel est consciente de la nécessité de faire évoluer à la fois le statut et de réglementer le marché pour faire face à la concurrence. Dans cette affaire, le gouvernement n'a qu'un seul souci, c'est de permettre à France Télécom de rester l'opérateur du service public, tout en devant un compétiteur au niveau mondial. Il en a tous les atouts.

Les Échos : La soulte que devra verser France Télécom pour le paiement des retraites ultérieures ne risque-t-elle pas de l'handicaper sur le plan financier ?

Franck Borotra : Aujourd'hui, France Télécom rembourse au franc près à l'État le prix des retraites, plus 1 milliard par an au titre de la solidarité avec les autres régimes de retraite. Demain, la nouvelle société France Télécom va acquitter envers l'État une cotisation, fondée sur la masse salariale et qui sera au même taux que celle de ses concurrentes. En échange de quoi, c'est l'État qui prend à sa charge le coût des retraites. Ce coût excède évidemment la cotisation que la société va payer. Donc, ce qu'on appelle la soulte, c'est en réalité pour l'entreprise le fait de se défaire d'une partie de l'écart entre ce qu'elle va payer et ce qu'en fait cela coûte.

Les Échos : Où en est la directive européenne destinée à libéraliser le marché de l'électricité ?

Franck Borotra : Les crispations idéologiques ne sont plus de mode. Après sept ans de combat, il y a maintenant une vraie majorité au sein du Conseil des ministres de l'Industrie pour admettre que coexistent en Europe les partisans d'une libéralisation totale et ceux qui, à l'image de la France, ne l'acceptent pas. Aujourd'hui, je crois que nous sommes assez proches d'un accord avec Bonn qui respecte les principes que nous avons arrêtés. Et je m'en réjouis, car nous sommes sous le coup d'une condamnation de la cour de justice sur le monopole d'import-export d'EDF. Et que, faute de directive, ce jugement pourrait conduire un jour à remettre en cause le monopole du transport et de la distribution. Ce que la France ne veut pas.

Les Échos : Quels sont les principes pour lesquels la France se bat ?

Franck Borotra : Nous voulons maintenir un opérateur public qui ait la responsabilité du service public, qui conforte notre choix nucléaire et qui assume le coeur du service public, c'est-à-dire le service de 29 millions de consommateurs domestiques dans les mêmes conditions tarifaires. Nous avons, à partir de là, pris un certain nombre d'engagements que j'ai répétés à l'Assemblée nationale ; EDF est une entreprise publique qui le demeurera à 100 %. Le personnel d'EDF restera couvert par le statut des industries électriques et gazières. Et nous maintiendrons le monopole du transport et de la distribution en l'état. Il n'y a pas de piège dans cette affaire.

Les Échos : Le marché de l'électricité sera-t-il ouvert à tout le monde ?

Franck Borotra : Non. C'est l'État qui décide qui est consommateur éligible. Nous, nous disons : les seuls consommateurs éligibles peuvent être des entreprises grosses consommatrices pour qui le prix de l'énergie est un élément de leur prix de revient, et donc, un facteur de compétitivité. Ce ne sera pas les distributeurs non nationalisés parce qu'ils ont une responsabilité de mission de service public, incompatible avec un approvisionnement auprès de producteurs indépendants extérieurs. Cela veut dire que ces clients pourront discuter de leurs prix avec leur fournisseur. Ce qui n'est pas illogique. Mais j'insiste sur un point : cette ouverture du marché ne doit pas avoir pour conséquence de faire payer au consommateur domestique le prix de la baisse des tarifs des industriels. Le Premier ministre m'a clairement demandé d'indiquer – et je l'ai fait à l'Assemblée nationale – que cette ouverture ménagée du marché doit avoir pour conséquence la baisse de l'ensemble des tarifs d'EDF.

Les Échos : Le calendrier de libéralisation du marché s'étale sur dix ans. Pourquoi ?

Franck Borotra : Il faut qu'il y ait un délai minimum pour vérifier comment se développent les deux systèmes, celui de l'accès des tiers au réseau et celui de l'acheteur unique prôné par la France, Pour vérifier aussi quel sera le taux effectif d'ouverture du marché. Car, jusqu'à maintenant, tout est un peu théorique. Il ne suffit pas d'avoir une potentialité d'ouverture du marché. Encore faut-il que les concurrents puissent s'imposer à EDF. Jusqu'à plus ample informé, c'est plus eux qui ont peur de nous que le contraire. À tel point que les Allemands souhaitent qu'il y ait des clauses de sauvegarde dans la directive pour éviter que la compétitivité d'EDF ne vienne remettre en cause leur propre organisation du marché électrique.

Les Échos : Cette directive européenne va-t-elle faire évoluer le service public français de l'électricité ?

Franck Borotra : Ma conception du service public est claire : ni statu quo ni confiance totale faite au marché. C'est une ouverture du marché ménagée, maîtrisée, limitée à certains industriels pour qui les tarifs de l'électricité jouent un rôle important dans les prix de revient, et c'est la protection du reste des consommateurs par le service public.

Les Échos : En ce qui concerne la privatisation de Thomson, quelle est, entre Matra et Alcatel Alsthom, l'offre qui semble le mieux correspondre au schéma du gouvernement ?

Franck Borotra : Le gouvernement aura le moment venu des décisions à prendre. De toute façon, il n'y a aucune solution parfaite. Elles présentent toutes des avantages et des inconvénients. Et dans ce genre d'affaires, il faut choisir les critères précis qui l'emportent sur les autres.

Les Échos : Quels sont-ils pour vous ?

Franck Borotra : Je me battrai pour faire prendre en compte les critères industriels : taille critique des activités, moyens nécessaires au développement, préservation des technologies stratégiques et des moyens de recherche. Il y a aussi des critères financiers, d'organisation, notamment pour les partenaires européens ultérieurs, d'autres liés à la localisation des centres de recherche et de décision, qu'il appartient au Premier ministre de peser.

Les Échos : Où en sont vos réflexions concernant l'avenir du capital de Framatome ?

Franck Borotra : Le gouvernement réfléchit sur l'évolution de l'ensemble des entreprises de la filière nucléaire. Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour conforter le socle technologique et industriel de ces entreprises, Cogema, Framatome, EDF.

Les Échos : Conforter Framatome implique-t-il de l'autoriser à se diversifier davantage en rachetant, par exemple, Valeo ?

Franck Borotra : Je ne suis pas très favorable au rachat de Valeo par Framatome. Je crois que, dans ce type de dossier, il faut avoir un projet industriel. Le problème de Framatome – et son patron en est d'accord – est de choisir ensemble, nous, l'actionnaire et l'exécutif de cette entreprise, la stratégie industrielle qui conforte la position d'opérateur de Framatome sur le marché énergétique pour les vingt-cinq ans qui viennent.

Les Échos : Alors, quel serait le meilleur repreneur pour Valeo ?

Franck Borotra : C'est une entreprise qui constitue un véritable enjeu industriel pour un secteur important, l'automobile, qui est le premier employeur industriel de France. Le devenir de Valeo constitue un enjeu stratégique pour les constructeurs automobiles français. Il va de soi que le ministère de l'Industrie n'a pas à intervenir dans un processus de nature libérale. Par conséquent, nous ne pouvons pas être un acteur concernant Valeo. Par contre, le ministère est en contact permanent avec les acteurs français pour essayer d'aider à trouver une solution qui respecte cet enjeu stratégique ?

Les Échos : Est-ce que cela passe forcément par le choix d'un repreneur français ?

Franck Borotra : Vu du ministère de l'Industrie, une solution qui consisterait à mettre Valeo dans les mains d'un constructeur automobile intégré disposant d'un équipementier, par exemple américain, risquerait de porter un coup très important aux constructeurs français. Et constituerait donc à mes yeux, une erreur grave de stratégie. Pour éviter une solution de ce type, les constructeurs français auraient notre soutien. Il y a aujourd'hui plusieurs solutions possibles.

Les Échos : Que pensez-vous de la solution TRW, par exemple ?

Franck Borotra : Elle est certainement moins stratégiquement dangereuse que la solution Delphi. Mais il faut y regarder de près. Il peut y avoir d'autres solutions, soit financières avec un opérateur, soit émanant de grandes entreprises, françaises ou européennes, qui ont une partie d'activité dans le secteur de Valeo. La seule chose que je peux vous dire est qu'on est en contact avec les constructeurs automobiles sur cette affaire et qu'on veille à les aider pour que leurs enjeux stratégiques soient respectés.

Les Échos : Les dernières données sur le marché français montrent que Renault n'est pas actuellement dans une phase très brillante. Est-ce que la situation de Renault ne vous inquiète pas ?

Franck Borotra : L'évolution du marché de l'automobile, d'une façon générale, provoque chez nous une attention permanente. On est extrêmement vigilant sur ce qui se passe. C'est vrai que 1996 risque d'être une année difficile. C'est la raison pour laquelle l'État doit, en tant qu'actionnaire principal, discuter de très près avec l'entreprise.

Les Échos : Est-ce que vous réfléchissez à une solution pour remplacer la « juppette », par exemple par une baisse de la TVA ?

Franck Borotra : Nous réfléchissons déjà au devenir de la prime « qualité », car c'est une échéance qui se rapproche et que l'État ne doit pas se tromper. Je constate aujourd'hui qu'incontestablement, cette prime stimule le marché de l'automobile, car il reste globalement en France plus actif qu'au plan européen. Mais je constate aussi que cette prime, dans l'état actuel des choses, sert plutôt les véhicules étrangers. Probablement pour une raison simple : il y a eu incontestablement un effort considérable de prix sur les véhicules étrangers. Le problème auquel se trouvent confrontés les constructeurs français est celui des prix.

Les Échos : La baisse de la TVA ?

Franck Borotra : Je ne peux pas prendre position là-dessus. Ce que je peux vous dire, c'est qu'on étudie tout.


La Tribune Desfossés : 26 juin 1996

La Tribune : Vous avez déclaré « inacceptable » le plan Blayau pour Moulinex. Pour quelles raisons ?

Franck Borotra : D'abord, je l'ai déclaré « inacceptable en l'état ». Cela ne veut pas dire que je me contente de m'opposer aux réductions d'effectifs. J'ai évoqué à l'Assemblée nationale les difficultés de la société Moulinex, notamment en termes de compétitivité. Tout le monde sait que ces problèmes proviennent largement des difficultés de succession du fondateur de l'entreprise, bien avant l'arrivée de M. Blayau. Il est donc clair qu'il faut restructurer l'entreprise pour sauver sa vocation industrielle. Mais on ne doit pas considérer que l'État est juste là pour payer à guichet ouvert la facture présentée.

La Tribune : De quels moyens dispose le ministre de l'Industrie pour amener le PDG de Moulinex à revoir sa copie ?

Franck Borotra : Ce n'est pas moi mais l'État qui est en cause dans cette affaire. L'État intervient parce que c'est sa responsabilité. Il y aura un plan social et l'État, par la voix du ministre du Travail et des Affaires sociales, sera amené à se prononcer sur ce plan, c'est la loi. J'apporterai à Jacques Barrot l'expertise industrielle de mes services pour qu'il puisse se prononcer en toute connaissance de cause sur les dispositions du plan. Celui-ci induira forcément des coûts pour les finances publiques, par exemple pour les préretraites et le dialogue se nouera donc afin de faire converger le redressement de l'entreprise et l'intérêt général, c'est-à-dire le coût en termes sociaux et en termes d'aménagement du territoire. Moulinex a demandé à une société de conversion expérimentée, la Sodie, d'intervenir sur les bassins d'emplois les plus touchés. Le ministère de l'Industrie, qui a l'habitude de travailler avec la Sodie puisqu'il a contribué à la créer, appuiera cette action.

La Tribune : Avez-vous donné un délai à Pierre Blayau pour présenter un nouveau plan ?

Franck Borotra : Ce n'est pas en ces termes que se situent nos rapports. Nous nous sommes accordés sur un calendrier, de travail. Pierre Blayau est un industriel de valeur, il doit avoir comme interlocuteurs des services de l'État qui soient également professionnels dans leur approche du dossier Moulinex. Nous allons travailler tout l'été, dans le respect des prérogatives et des compétences de chacun, direction, syndicats et administration. L'objectif est de parvenir à un plan équilibré à la prochaine rentrée, qui prenne en compte les enjeux majeurs de ce dossier pour l'aménagement du territoire.

La Tribune : Jules Coulon, le prédécesseur de Pierre Blayau, n'a pu mettre en oeuvre certains plans de restructuration, Gérard Longuet, ex-ministre de l'Industrie ayant décidé qu'aucun licenciement sec ne serait imposé à Moulinex. Ne pensez-vous pas que l'intervention de l'État n'a fait qu'aggraver les problèmes de l'entreprise ?

Franck Borotra : Non, sauf à considérer qu'un chef d'entreprise n'a d'autre solution que des licenciements secs pour redresser la situation, ce qui n'est pas vrai. Vous savez bien que les grands plans sociaux de ces dernières années intègrent toute une palette de mesures qui permettent d'éviter ou de réduire les licenciements secs : préretraites, temps de travail, reclassements internes ou externes, etc. Pierre Blayau a notamment indiqué qu'il ouvrait une négociation à l'intérieur de l'entreprise sur l'aménagement et la réduction du temps de travail. Vous savez que c'est là un objectif essentiel du gouvernement. Le président de Moulinex considère qu'il peut réduire le nombre de licenciements secs si cette négociation aboutit. Moi, je crois que l'on peut essayer de les éviter en prenant en compte l'impact positif pour Moulinex des récentes dispositions votées par le Parlement. Leur application à une entreprise en restructuration comme Moulinex passe par un dispositif conventionnel avec l'État. Ce peut être un dossier exemplaire.