Interviews de M. Jacques Barrot, ministre du travail et des affaires sociales, dans "La Tribune Desfossés" le 31 juillet 1996, à Europe 1 et dans "Valeurs actuelles" les 30 et 31 août, sur les économies budgétaires et le "recentrage" des aides à l'emploi, et sur le financement de la Sécurité sociale.

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Média : Europe 1 - La Tribune Desfossés - Valeurs actuelles

Texte intégral

La Tribune Desfossés : 31 juillet 1996

La Tribune : Le Premier ministre vient de rendre ses arbitrages sur le volet dépenses du projet de budget 1997. Pouvez-vous chiffrer les économies pour votre ministère ?

Jacques Barrot : Si nous nous étions contentés de laisser le budget du ministère du Travail suivre sa pente naturelle, nous aurions abouti à plus de 120 milliards. Or nous allons ramener la dépense à un peu plus de 100 milliards. Mais notre exercice ne s'est pas fait à partir d'une volonté systématique de coupes budgétaires, mais en fonction d'une évaluation très précise des différentes politiques. C'est ainsi que nous n'avons pas touché aux grandes politiques structurelles : baisse des cotisations sur le travail, exonérations pour former les jeunes en alternance – contrats d'apprentissage et de qualification. Nous avons gardé des moyens pour accompagner les restructurations et les rendre moins douloureuses, par exemple, les préretraites progressives. Nous n'avons pas modifié l'âge requis pour les préretraites.

En revanche, nous renonçons aux subventions ponctuelles et temporaires. Ainsi nous allons supprimer l'aide au premier emploi des jeunes (Apej). Par ailleurs, nous avons imaginé une coopération plus efficace entre l'État et l'Unedic. Enfin nous avons voulu recentrer le CIE. Quant aux activités non marchandes, nous allons réduire le nombre de stages d'environ 50.000, car trop souvent, ils ne facilitent pas la recherche d'emploi. Nous allons aussi adapter les CES en demandant aux employeurs – collectivités et associations – une participation à la rémunération sous la forme d'un ticket modérateur de l'ordre de 10 %, variable selon les cas.

La Tribune : Combien de CES sont prévus dans le budget 1997 ?

Jacques Barrot : Le même nombre qu'en 1996, soit environ 500.000. En 1995, nous en avions financé 720.000. Il s'agit de limiter le traitement social et d'accentuer le traitement économique du chômage.

La Tribune : Sur quels points précis porte la réforme du CIE et quand entrera-t-elle en application ?

Jacques Barrot : Le CIE a fait ses preuves comme arme contre l'exclusion. Nous allons recentrer l'outil sur les jeunes en grande difficulté et sur les chômeurs de très longue durée. Nous nous inspirons du dispositif préconisé par la commission de l'Assemblée nationale dans le rapport Péricard-Novelli. Dans le système actuel, l'employeur qui embauche dans le cadre d'un CIE bénéficie d'une exonération de charges et d'une prime mensuelle de 2.000 francs pendant deux ans. Dans le nouveau système, nous réserverons ce dispositif aux jeunes en grande difficulté (niveaux VI et V bis), aux chômeurs de plus de trois ans et aux RMistes. La prime sera progressive : 1.000 francs par mois pour les personnes ayant entre deux et trois ans de chômage, et 2.000 francs au-delà. Pour les chômeurs entre un et deux ans, seule subsistera l'exonération des charges.

Cette réforme devrait entrer en vigueur dès l'automne, sans attendre le vote de la loi de finances. Le dispositif étant inspiré des travaux des parlementaires, il est d'autant plus aisé de l'engager par la voie réglementaire et de le faire ratifier ensuite par la loi. Il doit permettre de réaliser au moins 3,5 milliards d'économies en 1997.

La Tribune : Quelles économies comptez-vous réaliser sur l'Unedic ?

Jacques Barrot : Selon les prévisions, l'Unedic va dégager des excédents en 1996 et 1997. Il est de la responsabilité des partenaires sociaux de se mettre d'accord sur l'utilisation de ces excédents. Mais le rôle de l'Unedic n'est pas seulement d'indemniser l'assuré. C'est aussi, comme pour un assureur, d'avoir une politique du risque, donc une politique d'activation des indemnités chômage. Dès lors, il est logique qu'une étroite concertation s'instaure entre l'État et les partenaires sociaux pour revoir la répartition des tâches. L'existence d'un Fonds paritaire d'intervention pour l'emploi peut jouer dans le sens d'un partenariat actif entre l'Unedic et l'État. À une époque où l'Unedic était déficitaire, l'État a accepté de financer à 85 % un dispositif comme l'allocation de formation-reclassement (AFR), qui va coûter 3,7 milliards au budget en 1996. Aujourd'hui, on peut imaginer un cofinancement plus équilibré. Nous le prévoyons pour 1997 et souhaitons négocier avec les partenaires sociaux. À l'inverse, il n'est pas impensable que l'État aide l'Unedic dans la politique engagée avec le dispositif de l'Arpe (allocation de remplacement pour l'emploi), plus couramment appelé préretraites contre embauches. Au moment où nous traversons une période difficile, il faut une solidarité de tous. Si chacun garde pour lui ses excédents de trésorerie, nous ne pourrons pas faire face. Dès lors que l'État met de l'ordre dans sa gestion, il n'y a pas de partenaires qui puissent s'isoler pour sacraliser ses excédents.

La Tribune : Les chiffres du chômage ne sont pas bons ces derniers mois et les experts prévoient une aggravation au moins jusqu'à la fin 1997. Partagez-vous ce pessimisme ?

Jacques Barrot : La lucidité ne doit pas pour autant conduire à la résignation. Il est vrai que l'affaiblissement de la croissance et aussi le ralentissement du traitement social du chômage conduisent à des chiffres qui ne sont pas bons. Mais il faut bien voir que nous avons appris à enrichir la croissance en emplois. Nous avons notamment progressé sur les services à domicile et les emplois de proximité. Nous avons aujourd'hui plus de 440.000 utilisateurs du chèque emploi-service. Cela a permis de créer ou d'officialiser 215.000 emplois, pour la plupart à temps partiel. Ensuite, la baisse des cotisations sur le travail moins qualifié donne des premiers résultats. Cette politique va se poursuivre puisque, à partir du 1er octobre, la ristourne sur les cotisations s'appliquera pour toutes les entreprises françaises sur tous les salaires mensuels inférieurs à 133 % du Smic. Enfin, nous pensons que la méthode pragmatique à base de négociations sur le temps de travail va progressivement dégager des emplois, pas de façon spectaculaire mais de manière efficace et durable.

La Tribune : Le gouvernement n'envisage pas d'aller plus loin dans la baisse des charges ?

Jacques Barrot : Pour le moment, non. Nous tenons l'échéance du 1er octobre pour le relèvement du plafond du salaire ouvrant droit à la ristourne sur les cotisations.

La Tribune : Le Parti socialiste veut rétablir l'autorisation administrative de licenciement. Qu'en pensez-vous ?

Jacques Barrot : C'est à mon sens le plus mauvais des systèmes. Pour les uns, il retarde les décisions et peut mettre l'entreprise en faillite et pour les autres, il dégage les dirigeants de leurs responsabilités. Le meilleur moyen de préparer l'avenir n'est pas de marcher à reculons.

La Tribune : Quant vont paraître les décrets d'application de la loi de Robien sur la réduction du temps de travail ?

Jacques Barrot : La loi n'exige qu'un décret. Il est à la signature et sera publié au « Journal officiel » dans les prochains jours. Le dispositif dit défensif est plus souple que l'offensif pour permettre aux partenaires sociaux d'aboutir à des plans sociaux les meilleurs possibles.

La Tribune : Les baisses de salaires demandées par les entreprises en échange de la réduction du temps de travail sont mal vécues. Quelles est votre position sur ce sujet ?

Jacques Barrot : La question de la compensation salariale doit rester du domaine de la négociation. Il vaut mieux que la loi s'immisce pas dans ce domaine. Mais il n'est pas interdit de prévoir une incitation à l'aménagement du temps de travail qui facilite pour l'entreprise la compensation au moins partielle des pertes de salaires éventuelles, surtout pour les emplois moins qualifiés. Enfin, il n'y a d'issue que si on respecte bien la règle des trois fois gagnants : l'entreprise gagne en productivité, les salariés gagnent en temps libéré et, enfin, la collectivité gagne en emplois créés.

La Tribune : Envisagez-vous des mesures autoritaires pour limiter les heures supplémentaires ?

Jacques Barrot : Nous souhaitons un accord interprofessionnel. Il n'est pas normal que les heures supplémentaires puissent représenter jusqu'à 250.000 équivalents temps plein par an. Si le CNPF et les syndicats ne parviennent pas à un accord, je n'exclus pas une intervention législative.

La Tribune : La loi contre l'exclusion que vous présenterez à l'automne prévoit-elle une réforme du RMI ?

Jacques Barrot : Il ne s'agit pas de changer le RMI mais de bien le gérer, en évitant des entrées injustifiées et en favorisant la sortie. C'est pourquoi la loi sur l'exclusion comprendra une proposition sur des emplois d'utilité sociale qui permettront à des RMistes de trouver une voie d'insertion.

La Tribune : Pour limiter la dérive des dépenses de santé, le CNPF demande des mesures d'urgence. Y êtes-vous favorable ?

Jacques Barrot : Il faut obtenir un ralentissement important dès ce second semestre 1996. Comment y parvenir ? D'abord par une mobilisation quotidienne. Le nouveau conseil d'administration de la Cnam, fraîchement installé, a déjà donné des directives. Une mobilisation de la médecine-conseil va s'ensuivre pour guider les médecins dans la voie du juste soin. La vie conventionnelle avec les médecins devrait reprendre dès la rentrée. Notre première arme, c'est la responsabilisation des soignants et, bien sûr, celle des assurés sociaux. Dès octobre, tous les assurés recevront leur carnet de santé. Il faudra aussi mettre à la disposition des médecins un guide de la prescription et réfléchir à des modifications de la nomenclature des actes. Mais, bien sûr, les modifications de la nomenclature qui visent la tarification des actes ne concernent pas l'assuré et ne remettent pas en cause le remboursement. Il n'y a aucun projet de révision des taux de remboursement.

La Tribune : Quand sera mise en place la cotisation maladie universelle (CMU) ?

Jacques Barrot : Nous nous sommes engagés à diversifier le financement de la Sécurité sociale pour le rendre plus stable. Cela veut dire un élargissement des financements de l'assurance maladie à d'autres revenus que ceux du travail, notamment ceux de l'épargne. Mais nous devons éviter de faire compliqué. Cela ne peut se faire que progressivement.

La Tribune : Avec une première étape en 1997 ?

Jacques Barrot : Oui, mais l'échéancier précis sera arrêté compte tenu aussi de la réforme de l'impôt sur le revenu.

La Tribune : Si le déficit de la Sécurité sociale se creuse encore, le gouvernement pourra-t-il éviter un nouveau prélèvement ?

Jacques Barrot : Il faut faire aussi bien, et sans doute mieux qu'aujourd'hui, avec des prélèvements qui ne doivent pas augmenter. Nous entendons maintenir pour les assurés sociaux un niveau de protection sociale élevé, à charge pour eux de se montrer responsables. Nous voulons éviter aux contribuables, en particulier aux salariés, des cotisations supplémentaires qui renchérissent le coût du travail et nourrissent le chômage. La période transitoire est difficile. Ce n'est pas une raison pour changer de cap. De notre persévérance doit sortir le succès.


Europe 1 : vendredi 30 août 1996

V. Parizot : Il y a, en effet, comme un décalage entre la morosité ambiante et le discours plutôt optimiste du président de la République et du Premier ministre, qu'ils vous ont demandé, d'ailleurs, de relayer dans l'opinion.

J. Barrot : Un discours volontariste, ce n'est pas tout à fait la même chose. Moi, je me dis, en écoutant un certain nombre de gens, on voudrait tous se mettre à broyer du noir. Il ne s'agit pas de nier les difficultés, mais on ne va pas tous broyer du noir : il faut réagir. Réagir, parce que ce n'est pas seulement une affaire de gouvernement, c'est aussi une affaire de toute la nation. Il faut, face aux difficultés, essayer de se battre en sachant que les difficultés ne sont pas insurmontables et que les échecs ne sont pas inéluctables, moi, j'ai appris ça dans mon pays de l'Auvergne.

V. Parizot : Confirmez-vous l'estimation du président de la CNAM d'un déficit de la Sécurité sociale de 55 à 57 milliards de francs ?

J. Barrot : Le président de la CNAM a repris ce que la commission des comptes avait un peu laissé pressentir et qu'elle a confirmé au mois de septembre : les recettes de la Sécurité sociale sont en baisse. Par contre, sur les dépenses, on sent déjà un certain effort des Français. Il faudra poursuivre cet effort. Nous avons vécu des périodes de croissance relativement fortes ; ces périodes ne sont plus là, il faut donc que nous rendions les dépenses de la Sécurité sociale optimale en chassant les abus et les gaspillages. Il y a encore un très gros effort de responsabilisation des Français à faire.

V. Parizot : On est bien loin des 17 milliards souhaités.

J. Barrot : On sera moins loin que vous ne le laissez entendre sur la réduction du rythme des dépenses ! Ce qui est vrai, c'est que, dans une période de développement moins rapide, les recettes de la Sécurité sociale, qui sont assises sur essentiellement les salaires et la masse salariale, ne sont pas ce que l'on pouvait espérer, c'est vrai. Ce n'est pas une raison pour se décourager.

V. Parizot : Envisagez-vous une modification de la CSG ?

J. Barrot : Il y aura la réalisation progressive des [Illisible] qui consistent à demander un peu moins aux salaires et un peu plus aux autres revenus. C'est une modification de l'assiette des cotisations, nous ne ferons que ce qui a été déjà annoncé dans le cadre du plan qui est en cours. Ce qui est important, c'est que progressivement la réforme va rentrer en application ; les outils de la réforme vont pouvoir être vraiment opérationnels en 1997. Un peu de patience, un peu de persévérance et notre Sécurité sociale est sauvable.

V. Parizot : Il y aura une réforme de la CSG dès l'automne ?

J. Barrot : En temps voulu, devant le Parlement, nous verrons comment améliorer le financement de la Sécurité sociale en la diversifiant.

V. Parizot : Est-il possible, aujourd'hui, de faire encore plus pour les chômeurs ?

J. Barrot : Il faut continuer dans une stratégie qui commence à porter ses fruits. Nous avons un développement qui est moins rapide, encore qu'il dépend aussi de chacun d'entre nous de faire, là où nous sommes, un petit peu plus pour le développement de la France. Mais, ce qui est important, c'est que grâce à la baisse du coût du travail, à la baisse des cotisations, par l'aménagement du temps de travail, le recours au temps partiel choisi et enfin la multiplication des emplois de service, qui se sont, ces derniers mois, beaucoup développés avec le chèque service. Eh bien, tout doucement, pour un développement moins rapide, nous créons malgré tout plus d'emplois. Il y a quelques années, avec une croissance de 1 % ou un peu plus de 1 % seulement, nous n'aurions pas des emplois, nous en aurions perdu pas mal. Eh bien, aujourd'hui, nous stabilisons l'emploi, même avec un développement qui est faible.

V. Parizot : Vous êtes favorable à une baisse des charges sur les bas salaires ?

J. Barrot : Oui ! C'est ce que nous allons commencer. Nous allons, en 1997, mettre 35 milliards pour cette baisse de cotisation qui est déjà en place et qui, au 1er octobre, va se traduire dans toutes les entreprises de France, pour les salaires en dessous de 133 % du Smic, par une ristourne sur ces cotisations pour permettre au travail français d'être moins cher et de pouvoir ainsi avoir plus d'emplois.

V. Parizot : Les plans sociaux se multiplient, à Air France, Bally, etc.

J. Barrot : On a vraiment voulu mettre toute cette rentrée en noir. J'ai l'habitude de dire la vérité. Il y a des licenciements, mais sachez quand même qu'en 1993, nous avions un rythme de licenciements de 40 % plus élevé qu'aujourd'hui ; en 1994, de 25 % plus élevé qu'aujourd'hui. Donc, c'est vrai, il y a des licenciements, des plans sociaux, mais j'ai l'intention, avec toute mon équipe, de suivre ça au jour le jour, à la demande du Premier ministre. Franchement, nous n'avons pas le droit de laisser ce pays désespérer aujourd'hui, en lui racontant que ça va beaucoup plus mal que ça n'a été, ce n'est pas vrai.

V. Parizot : Il n'y a pas que les journalistes qui sont inquiets, monsieur le ministre ! Je vous propose d'écouter Alain Deleu, le président de la CFTC, qui évoque les plans sociaux en parlant de « plans sociaux de confort ».

Alain Deleu : « Ce que nous constatons, c'est que, pendant longtemps, les plans sociaux étaient décidés parce qu'on arrivait au bout d'une impasse dans la gestion de l'entreprise. Mais, aujourd'hui, ce qu'on voit aussi, ce sont des groupes qui disent « nous allons faire un plan social de façon à redéployer l'activité, mais nous n'avons pas de difficultés financières, ce n'est pas le problème. Simplement, nous voulons avoir plus de confort et de résultats dans la gestion ». On licencie parce qu'on gagnera encore plus d'argent. Ce n'est pas acceptable. »

J. Barrot : Alain Deleu a raison, moi, je l'approuve. Si nous regardons de très près les plans sociaux en demandant dans certains cas un aménagement du temps de travail, dans d'autres certaines préretraites progressives, c'est parce que nous pensons qu'il ne s'agit pas de laisser sur le bord de la route des salariés qui, par ailleurs, peuvent être utiles dans l'entreprise quelques temps. Il s'agit, en effet, d'être très rigoureux et de faire qu'un plan social soit un plan intelligent qui assure la survie de l'entreprise, qui n'oublie pas que la principale richesse de l'entreprise, ce sont ses femmes et ses hommes.

V. Parizot : Certaines rumeurs parlent d'une amélioration des chiffres du chômage ?

J. Barrot : Il ne m'appartient pas de commenter des chiffres qui ne seront officiels que dans une demi-heure, il y a une baisse du chômage. Bon.

V. Parizot : Importante ?

J. Barrot : Vous le verrez, vous l'apprécierez. Ce qui montre que les efforts des Français – je ne dis pas « du gouvernement », je dis « les efforts des Français », et nous allons tout à l'heure aller voir une opération lancée par le patronat français, lançant dans toutes les régions de France des jeunes qui vont aller chercher des contrats d'apprentissage et des contrats d'emploi-formation, pour les jeunes entre 18 et 25 ans – ; là où il y a des mobilisations fortes, eh bien, on obtient des résultats. Vous verrez, les chiffres montrent au moins que nos efforts ne sont pas inutiles.

V. Parizot : Le chômage a baissé, c'est peut-être un épiphénomène ?

J. Barrot : Mais bien sûr que nous avons encore des difficultés à traverser, bien sûr, c'est en dents de scie. Mais cela prouve qu'il n'y a pas de fatalité inéluctable si l'on se bat.


Valeurs actuelles : 31 août 1996

Valeurs actuelles : Les Français s'attendent, d'après les sondages, à une rentrée sociale agitée. Comment la voyez-vous ?

Jacques Barrot : Ce n'est pas au moment où la France affirme des choix d'avenir qu'il faut céder au découragement, au doute, et pour certains, à une contestation qui ne peut être que stérile. Je suis persuadé qu'avec de la ténacité et beaucoup de constance on pourra rendre la France plus active, plus entreprenante, obtenir une croissance plus riche d'emplois et sauver ainsi les valeurs essentielles qui fondent la communauté nationale. C'est la raison de notre politique de consolidation de la protection sociale.

Nous allons par ailleurs réformer en profondeur la formation professionnelle pour donner à chacun, la possibilité de s'adapter tout au long de sa vie, à un monde en très rapide mutation. Tout cela fera l'objet de concertations approfondies à la rentrée, avec pour ambition d'exorciser la peur du changement qu'éprouvent aujourd'hui beaucoup de salariés, notamment les moins qualifiés. Et pour objectif de stimuler l'incitation à se reclasser, à se former, à chercher du travail.

Valeurs actuelles : C'était déjà la proposition de Michel Bon quand il dirigeait l'ANPE : instituer des contreparties à l'indemnisation des chômeurs de longue durée, sous forme de travaux d'intérêt général. Elle a été très critiquée et on n'en a plus entendu parler…

Jacques Barrot : Pour inciter certains à être plus actifs dans la recherche d'un emploi, encore faut-il avoir des offres à proposer. Il y a encore des progrès à réaliser pour mieux organiser le marché du travail, faire mieux connaître les possibilités d'emploi et renforcer l'incitation sans aller jusqu'à l'obligation. La réactivation de la société française est une responsabilité morale de nos élites. Les potentialités de développement restent considérables dans notre pays.

Nous devons engager toutes nos forces dans la bataille de l'innovation, de la recherche et surtout de l'investissement, où la France a sensiblement ralenti ses efforts ces dernières années. La réduction des dépenses publiques ouvre la voie. Les économies ainsi dégagées pourront se reporter sur des actions dynamiques.

Valeurs actuelles : Pourrez-vous tenir l'engagement de 60 milliards de francs d'économies dans le budget 1996 ?

Jacques Barrot : Il faut tout faire pour aller le plus loin possible dans cette voie. En comprenant bien qu'il ne s'agit pas seulement de réduire les déficits, mais de réorienter la richesse française vers tout ce qui produira de l'emploi.

Valeurs actuelles : Où en est la révision des aides à l'emploi, dont le patronat lui-même a reconnu que beaucoup sont inutiles ?

Jacques Barrot : Nous allons présenter dans la loi de finances un dispositif allégé et surtout recentré, car il faut éviter d'amalgamer toutes les aides à l'emploi avec des aides qui sont en réalité des subventions momentanées, génératrices de forts effets d'aubaine. Nous devons privilégier aujourd'hui deux méthodes. D'abord, la baisse des charges sur les salaires. À partir du 1er octobre, pour tout salaire mensuel inférieur à 133 % du Smic, nous avons prévu un mécanisme unique et simple de ristourne dégressive qui se traduira par une sensible atténuation des cotisations.

La formation, ensuite. Les aides à l'entreprise doivent servir à accueillir des jeunes en contrat de travail-formation. Dans cette formule, qu'on l'appelle apprentissage ou qualification, l'entreprise est sollicitée directement non seulement pour intégrer, mais pour enseigner. Il est logique qu'en contrepartie elle reçoive une prime ou bénéficie d'une exonération de charges. Ainsi, nous avons tenu compte des observations de la mission Péricard et des suggestions des partenaires sociaux. Nous allons faire le saut, en espérant que la coopération entre l'État et l'Unedic permettra de mieux répartir les tâches et d'optimiser l'utilisation des soldes disponibles. Cette réadaptation de notre boîte à outils pour l'emploi ne sera pas facile. Elle provoquera ici ou là des murmures, car on ne supprime jamais sans douleur des mesures de soutien, mais elle est indispensable et on reconnaîtra que nous avons agi avec honnêteté et rigueur.

Valeurs actuelles : Quelles économies en attendez-vous ?

Jacques Barrot : Sous réserve de derniers arbitrages à rendre, nous devrions nous situer dans la fourchette prévue de 15 à 20 milliards.

Valeurs actuelles : Que reste-t-il aujourd'hui de la formule du candidat Jacques Chirac : « Il vaut mieux payer pour qu'un chômeur retrouve un emploi plutôt que de le payer à ne rien faire » ?

Jacques Barrot : Nous avons déjà beaucoup progressé dans cette voie avec les partenaires sociaux, notamment par l'accord Unedic permettant d'échanger préretraites contre embauches. On ne peut pas se contenter d'indemniser. Les aides à l'emploi doivent inciter davantage à trouver du travail, à se former, à accepter éventuellement une activité sociale.

Pardonnez-moi d'insister : il faut que cette société française devienne plus active, et elle peut l'être, car elle en a les ressources humaines et les moyens financiers, à condition de mieux les utiliser et de mobiliser les énergies. Je suis affolé quand j'entends certains mettre en doute l'économie de marché. Veulent-ils une économie entièrement administrée ? Ce serait une aberration. La croissance est à notre portée. Prenez un chef d'entreprise qui sache dynamiser ses équipes ; ajoutez de bonnes liaisons entre l'entreprise et une université qui lui apporte son savoir et ses technologies ; complétez avec des cadres qui acceptent de s'expatrier pour vendre nos produits et nos techniques à l'étranger. Et vous avez le moteur à explosion du développement français.

Valeurs actuelles : Reste le plus difficile apparemment : réveiller la consommation, toujours aussi atone…

Jacques Barrot : La consommation est évidemment liée à la confiance. Mais il ne faut pas s'en tenir à cette vision partielle et quelque peu dépassée. Ce qui compte aujourd'hui, c'est d'une part l'exportation, pour développer la production ; et c'est, à l'intérieur de l'Hexagone, l'échange de services des Français entre eux. La relance se fera moins par une consommation des biens matériels, souvent produits à l'étranger, que par les services.

Il faut en priorité multiplier les activités de service. Nous y parviendrons en réduisant le coût du travail, parfois trop élevé en France, et en apportant à l'organisation du travail, la souplesse qui lui manque. Les formes d'emploi à temps partiel ne doivent pas être méprisées. À condition d'en moraliser l'usage dans certains secteurs, elles peuvent répondre à une aspiration croissante au temps choisi et aux besoins sociaux.

Valeurs actuelles : On prête au chef de l'État l'intention de relancer la réduction du temps de travail. Quels sont vos projets ?

Jacques Barrot : La bonne solution est celle où chacun trouvera son compte. L'entreprise d'abord, en qualité et en efficacité, ce qui suppose qu'une réorganisation ne lui soit pas imposée de l'extérieur, ce serait la pire des choses. Les salariés ensuite : ils doivent gagner à la réforme un peu plus de temps libre. Et enfin la collectivité, car cela permettra d'embaucher de nouveaux venus. Négociations, assouplissements, nouveaux emplois, voilà le tiercé gagnant de la réduction du temps de travail.

Valeurs actuelles : Il n'y aura donc pas d'obligation générale légale ?

Jacques Barrot : Nous préférons relancer inlassablement la discussion, car c'est des branches professionnelles que doit venir l'impulsion. Nous comptons la favoriser en apportant un soutien logistique aux entreprises intéressées, en multipliant rencontres et colloques pour populariser le mouvement jusqu'au jour où la réforme s'épanouira dans toutes les entreprises.

Valeurs actuelles : Avec quelles conséquences salariales ?

Jacques Barrot : Laissons aux négociateurs les marges de manœuvre nécessaires. En matière d'heures supplémentaires, par exemple, les arbitrages ne peuvent être les mêmes pour des niveaux de rémunération différents. Il faut tenir compte aussi de la situation des entreprises. Elles ne peuvent pas tourner à coups d'heures supplémentaires. Celles qui les utilisent de manière continue à un niveau exorbitant méritent d'être sanctionnées.

Valeurs actuelles : En avez-vous les moyens ?

Jacques Barrot : On peut imaginer qu'à partir d'un certain nombre d'heures supplémentaires, la compensation doive se faire non plus en argent, mais en temps de repos. Ce serait une forme de moralisation. Tout cela implique une démarche constamment proche du terrain et qui privilégie, sauf en cas d'excès, la concertation sur la réglementation. Nous devons aboutir à un modèle de « travail à la française » souple, intelligent, profitable aux salariés comme aux intérêts de l'entreprise.

Les États-Unis redécouvrent actuellement la nécessité d'une gestion plus attentive aux ressources humaines. Après avoir subi à l'excès le règne des financiers et de leurs ratios, les milieux d'affaires tiennent de plus en plus compte dans leurs appréciations de la condition des hommes et des femmes au sein de l'entreprise.

Valeurs actuelles : L'autre grand dossier de la rentrée est celui de la Sécurité sociale. Des chiffres de nouveau inquiétants circulent sur le montant du déficit, 50, 55 milliards…

Jacques Barrot : Notre premier impératif était de contenir la dépense en 1996, dans des limites d'augmentation qui devraient être proches de 2,1 %. C'est l'effort que nous avons demandé aux médecins. Nous allons faire appel à la responsabilité des assurés en leur remettant leur premier carnet de santé. Il s'agit d'un guide pour apprendre à se faire bien soigner tout en évitant abus et errances.

Valeurs actuelles : Au prix de la grogne persistante des médecins…

Jacques Barrot : Je ne le pense pas. On assiste au contraire à la prise de conscience dans le corps médical que notre réforme est la dernière chance de conserver un système libéral de soins avec les avantages qu'il comporte, mais qui impliquent un effort de responsabilisation majeur.

Valeurs actuelles : Et pour le montant du déficit ?

Jacques Barrot : Il appartiendra à la commission des comptes de la Sécurité sociale de l'apprécier, ce qu'elle fera le 23 septembre. Mais on peut dire déjà que le déficit est essentiellement imputable aux recettes, liées elles-mêmes à la situation de l'économie générale. Notre système de sécurité sociale s'est développé à une période de forte croissance. Il faut apprendre à le faire vivre dans un contexte plus difficile. C'est exigeant mais pas impossible.

Valeurs actuelles : Est-il vrai que la Sécurité sociale a 90 milliards d'impayés ?

Jacques Barrot : Non, ces calculs pernicieux comptabilisent des cotisations que les entreprises n'ont pas pu verser parce qu'entre-temps elles ont fermé. Après cela, on peut toujours faire des réajustements artificiels !

Jusqu'à la fin de l'année, nous allons gérer la période transitoire. C'est en 1997 que la réforme s'appliquera. Pour la première fois, le Parlement votera une loi de financement de la Sécurité sociale qui fixera le taux prévisionnel de progression des dépenses. Ce sera le grand débat et la grande nouveauté, et aussi l'heure de vérité. Le gouvernement ne sera plus seul à décider avec les partenaires sociaux à travers les caisses. Au même moment, les agences régionales vont se mettre en place. Le système de gestion bénéficiera des instruments nouveaux et notamment du renforcement de la médecine-conseil.

Valeurs actuelles : Qui surveillera la gestion…

Jacques Barrot : Le rôle de la médecine-conseil n'est pas de surveiller la gestion des caisses, mais d'aider les médecins à pratiquer le juste soin. À ces efforts s'ajouteront les effets de départs facilités à la retraite anticipée, et surtout ceux d'une vigoureuse relance de la formation continue.

Valeurs actuelles : Des sanctions pour dépassement sont-elles toujours prévues ?

Jacques Barrot : Oui, si elles s'avèrent nécessaires.

Valeurs actuelles : Qu'attendez-vous des nouveaux dirigeants de la Caisse nationale d'assurance maladie, où Force ouvrière a cédé la présidence à la CFDT ?

Jacques Barrot : Le conseil d'administration de la Cnam dispose d'une majorité claire et résolument réformiste. À travers les contrats entre les caisses nationales et régionales, chaque partenaire pourra jouer son rôle en parfaite autonomie et avec la même vision de l'avenir. La gestion de la Sécurité sociale doit se tenir en dehors du jeu politique. C'est à cette condition qu'elle fera l'objet d'un large accord national pour une médecine libérale à la française. Liberté et responsabilité vont de pair.

Valeurs actuelles : Que pensez-vous de la profession de foi de Marc Blondel : « Je suis là pour défendre les intérêts de ceux qui m'ont désigné et non l'intérêt général » ?

Jacques Barrot : Le syndicalisme français dans toutes ses composantes est lui aussi dans une période transitoire où il lui faut combiner sa mission traditionnelle de défense des catégories avec une vision plus globale de la société. C'est en équilibrant ces deux obligations qu'il pourra vraiment remplir son rôle. J'observe d'ailleurs qu'il a su faire preuve de sa capacité gestionnaire, notamment dans le régime de retraite complémentaire.

Valeurs actuelles : Vous avez employé le terme de « réformistes » à propos des nouveaux responsables de la Cnam. Croyez-vous à l'avènement dans notre pays de syndicats gestionnaires à l'allemande ?

Jacques Barrot : Je constate une évolution dans de nombreuses équipes syndicales. Elles ont appris au sein des entreprises à anticiper les mouvements de l'économie. Elles sont incontestablement capables de favoriser une nouvelle organisation du travail en pratiquant un dialogue social qui ne soit pas seulement une opposition tribunicienne au jour le jour.

C'est d'ailleurs ce que souhaitent les jeunes salariés : un jeu syndical et patronal clair, de vraies discussions pour aboutir à des stratégies d'avenir. Le maintien d'un discours oppositionnel systématique avec quelques arrangements clandestins ne me paraît pas correspondre à la culture de la France de demain.

Valeurs actuelles : Peut-on espérer également qu'une véritable organisation légale des grèves soit respectée ou alors sanctionnée en cas de manquements ?

Jacques Barrot : Le dialogue social ne s'organise pas à coups de réglementations. Je préfère de loin un dialogue avec des partenaires syndicaux responsables pour faire respecter la déontologie. Il faut tenir compte évidemment des problèmes particuliers du secteur public. Une réflexion éthique est bien nécessaire pour éviter à l'avenir des blocages du pays tout entier.

Valeurs actuelles : Quel est, selon vous, le bon usage de la politique consensuelle qui a fait dire à Jean-François Revel : « La France est un pays suradministré et sous-gouverné » ?

Jacques Barrot : Une bonne pratique du dialogue ne dispense pas de faire preuve d'autorité, bien au contraire, car l'autorité est d'autant plus légitime qu'elle passe par la concertation. Après avoir mis toutes les cartes sur la table et débattu avec les partenaires sociaux, le gouvernement et les hommes politiques font les choix qui leur reviennent, et ils doivent s'y tenir.

Valeurs actuelles : Mais est-il possible de combiner le consensus et la rigueur ?

Jacques Barrot : Je ne suis pas amoureux du consensus à tout prix. Il y a des moments où il faut savoir, quand on est responsable, devancer les événements et dépasser les réactions affectives immédiates. Il n'y a pas d'autorité sans vision de l'avenir, car c'est au nom des intérêts futurs de la communauté nationale que le pouvoir décide.

Valeurs actuelles : Comment expliquez-vous que, dans la société du « toujours plus », les Français n'arrivent pas à comprendre que l'État, c'est eux, et ses dépenses, leurs impôts ?

Jacques Barrot : Parce qu'on ne le leur explique pas assez et que la culture économique de ce pays n'est pas à la mesure de sa culture générale. Il faudrait instruire les Français des grands circuits financiers de l'État, de la différence entre dépenses de fonctionnement et dépenses d'investissement. Et leur expliquer pourquoi, si nous devons aux investissements publics de remarquables infrastructures, l'État est manifestement mal géré dans son fonctionnement. Là aussi, nous avons un déficit… de pédagogie.

Valeurs actuelles : Avec le recul du temps, comment interprétez-vous le soutien de la majorité de l'opinion aux grèves de décembre, malgré toutes les difficultés qu'elles ajoutaient à la vie quotidienne des gens ?

Jacques Barrot : Il peut y avoir des lectures diverses. J'en retiens une explication positive. Les Français sont capables de ressort, quels qu'aient pu être les motifs divers et variés de leur comportement. Nous avons assisté à un mouvement général de mauvaise humeur qui a pu donner le sentiment d'une sorte de complicité entre les uns et les autres.

Mais je crois que les Français doivent s'entendre sur l'essentiel. Si l'on veut que notre pays soit une puissance concurrentielle dans l'économie mondiale, et en même temps une vraie communauté solidaire, il faut sortir du passéisme où nous nous sommes figés pendant les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Nos dispositifs sociaux, même s'ils nous ont permis de traverser moins douloureusement les crises, méritent d'être adaptés pour être plus justes et plus efficaces. Mais pour cela, il faut une concertation très vivante et approfondie. Nous devons en être les incitateurs, les activateurs permanents. La solidarité dans la passivité est un modèle qui ne peut pas survivre dans le siècle prochain.

Valeurs actuelles : À supposer qu'on puisse la dissocier de la rentrée sociale, comment voyez-vous la rentrée politique ?

Jacques Barrot : Ce dernier trimestre s'annonce exceptionnellement important, avec la première loi de financement de la Sécurité sociale, l'instauration d'une allocation dépendance pour les personnes âgées, le vote de la loi contre l'exclusion, qui renforcera notamment le dispositif d'insertion pour les bénéficiaires du RMI. Toutes ces grandes initiatives méritent mieux que des guérillas au jour le jour pour essayer de parler plus fort que le voisin.

Si la majorité se mobilise, le redressement de la situation dans les dix-huit mois qui viennent lui apportera la certitude d'un rebond décisif. Si elle ajoute aux miasmes d'un certain mal de vivre les petites ambitions de quelques-uns, elle n'ira nulle part.

Ce pays a besoin de constance et de solidité au milieu des bourrasques internationales. Les justes choix sont faits. Tout va dépendre de la persévérance et de l'union dont nous serons capables pour les mettre en application.