Interviews de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, à France Inter et à LCI le 17 juin 1998, sur le bilan du Sommet de Cardiff, la réforme du mode de scrutin pour les élections européennes et la transposition de la directive sur la chasse.

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France Inter le mercredi 17 juin 1998

France Inter : Paradoxalement, c’est l’un des sommets où il ne s’est pas passé grand-chose, mais où finalement les questions politiques ont été parmi les plus importantes posées au sein de l’Union ?

Pierre Moscovici : Oui, ça a plutôt été un bon sommet. On a l’habitude, par rapport à l’Europe, de critiquer des sommets où on s’engueule. Là, on a plutôt été dans une ambiance conviviale.

France Inter : En plus, il y avait le foot ?

Pierre Moscovici : Il y avait le foot, c’est vrai, et d’ailleurs le déjeuner des chefs d’État et de gouvernement a duré jusqu’à 4 heures et demi, lundi, parce qu’il y avait Angleterre-Tunisie. Il n’y a pas que les hooligans, il y a aussi le football - heureusement – en Angleterre qui est un grand pays. Et là, on a parlé sérieusement de choses effectivement importantes, à savoir l’Europe politique, l’avenir de l’Europe : qu’est-ce que qu’elle sera demain. Les chefs d’État et de gouvernement n’étaient pas en état, bien sûr, de prendre des décisions. Mais ils ont lancé un processus. Ils vont se revoir en octobre, entre eux, ça c’est très important – juste les chefs d’État et de gouvernement – pour dire un peu où on va, quelles vont être les institutions : effectivement, traiter de la question du pouvoir de demain. Cela ne paraît pas grand-chose, comme ça, mais c’est très important, parce que c’est la première fois qu’on réfléchit à ce que vont être les institutions européennes, l’articulation effectivement entre l’Europe, les nations, entre Bruxelles, Paris et Bonn, et je crois que les choses avancent pas mal. En tout cas, il y a une prise de conscience qui s’est faite, et au cours de cette année que nous avons passé aux responsabilités, j’ai constaté qu’on avait fait l’Europe – c’est très important -, qu’on a lancé les négociations d’élargissement à dix pays qui viennent pour l’essentiel de l’Europe centrale et orientale – c’est fondamental - ; on vient de parler des institutions, on a commencé à réorienter la construction économique de l’Europe vers l’emploi, vers la croissance. Donc, cette Europe bouge, elle bouge à son rythme, elle bouge avec ses épisodes qui ne sont parfois pas faciles, mais elle bouge dans le bon sens.

France Inter : Là, elle rentre, maintenant, dans les questions difficiles, parce qu’au fond, - vous venez de le dire presque en filigrane dans les mots que vous utilisez -, de quoi va-t-on parler ? On va parler d’une Europe des nations, on va parler d’une Europe fédérale, on va parler d’une Europe qui politiquement va fonctionner comment ?

Pierre Moscovici : Je n’ai pas le goût d’une synthèse à toute force, mais j’ai envie de dire qu’on aura un peu des deux : on aura un peu d’Europe fédérale et un peu d’Europe des nations. Je m’explique : quand on fait une monnaie à onze pays, quand on crée une Banque centrale européenne indépendante, forcément, il y a du fédéralisme là-dedans, au sens où c’est à Bruxelles que les choses se passent, où les nations délèguent à un pouvoir central une compétence, une souveraineté qui est la souveraineté monétaire, et donc, il faut à la fois une banque centrale indépendante, et il faut aussi du politique, un pouvoir politique qui soit capable de parler de monnaie, de dire, par exemple, quel va être le taux de change entre le dollar et l’euro ou le yen, et ça suppose qu’on crée petit-à-petit un pouvoir politique économique en Europe. C’est le conseil de l’euro qui a été voulu notamment à l’initiative de la France. Dominique Strauss-Kahn a beaucoup œuvré pour cela, et c’est assurément fédéral. On ne peut pas laisser une banque centrale toute seule dans son coin. Il faut qu’il y ait une instance de nature fédérale, politique qui puisse être un interlocuteur. Ça c’est pour l’aspect fédéral, et ça peut recouvrir un certain nombre de choses. Et puis, à côté, il y a l’Europe dite des nations. C’est-à-dire que nous n’allons pas nous effacer au profit de Bruxelles. Nous allons continuer à avoir une politique sociale française, la Sécurité sociale ; nous allons continuer à avoir une politique étrangère, même si en même temps, il faut qu’il y ait des actions communes en matière de politique étrangère ; nous allons continuer à avoir une politique économique, et là, c’est l’autre aspect : c’est plutôt la coordination qui va jouer, la coopération entre les nations, essayer de faire en sorte que ce que nous faisons au plan national soit quand même le plus proche possible de ce que font les autres, et qu’on aille dans le même sens. D’ailleurs, de ce point de vue, c’est pas mal qu’il y ait une majorité de gouvernements socialistes en Europe. J’ai même tendance à dire que ce n’est pas un hasard, que ça vient d’un double besoin : de protection, un besoin de liberté en même temps.

France Inter : Mais est-ce qu’il n’y a pas de piège dans tout cela ? La fameuse question de la subsidiarité – au fond ne rien décider au niveau communautaire qui ne puisse d’abord, préalablement être fait au niveau national – au fond, est-ce qu’il y a là-dedans une sorte de primauté de la nation ?

Pierre Moscovici : Ce n’est pas tellement ça. Je crois qu’il y a une pratique du terrain. L’idée de la subsidiarité, c’est : si on peut faire les choses le plus proche possible des individus, faisons-le. Je parlerai de l’individu d’abord. L’individu, la collectivité locale, la mairie, puis la région, puis l’État, puis l’Europe. Effectivement, ne faire remonter à Bruxelles que ce qui est absolument indispensable. Ne pas faire en sorte que Bruxelles qui n’est pas équipé pour cela, entre dans des décisions de tous les jours, sur tous les sujets.

France Inter : Bruxelles, ce n’est pas l’arbitre ?

Pierre Moscovici : Non, Bruxelles n’a pas à être le grand régulateur qui ordonne tout. Bruxelles doit, au contraire, jouer un rôle pour le coup d’arbitre, mais l’arbitre intervient en dernier recours, quand il y a un arrêt de jeu, quand il y a une faute, pas pour jouer à la place des joueurs. Donc, ça, c’est très important, c’est ça le principe de subsidiarité. En même temps, il faut que de Bruxelles viennent des messages qui soient des messages clairs, des messages politiques. Vous posiez tout à l’heure la question du vote à la majorité, ou à l’unanimité. Moi je suis pour le vote à la majorité qualifiée, c’est-à-dire que les deux tiers des voix, les trois quarts des voix…

France Inter : Pas de veto donc, au fond ?

Pierre Moscovici : Non. En tout cas, dans les matières concrètes : sur l’emploi, il faut que l’Europe s’occupe de plus en plus de l’emploi ; sur la fiscalité, très important la fiscalité, on le voit avec l’harmonisation fiscale qui doit venir ; sur l’environnement ; sur tous les sujets dits sociaux, eh bien, moi je suis pour qu’on vote au sein du Conseil européen, et d’ailleurs, ça créera une autre culture, une culture du compromis, une culture de la négociation. Qu’on cesse de dire : voilà, je suis, par exemple, la France, je suis arc-bouté sur mon pré carré. Sortir d’une attitude défensive qui est celle effectivement du veto, de la capacité de dire non pour essayer de faire avec les autres, pour faire avancer cette Europe-là. Je crois que c’est ça l’avenir.

France Inter : J’ouvre une petite parenthèse qui d’ailleurs n’en est pas une : une question qui est décidément éminemment politique aujourd’hui : celle de la préférence nationale. Comment vous y répondez dans cet espace-là qui est celui que vous évoquez, c’est-à-dire l’espace européen ?

Pierre Moscovici : D’abord, je réponds quand même, puisque vous faites une allusion à ça : j’ai été extrêmement choqué par ce que je considère comme une faute politique extrêmement lourde. C’est une faute, parce que c’est une faute dans l’esprit. Vous parliez de la préférence nationale. Ce sont les lois de la République qu’on bafoue. C’est comme si on revenait sur la Déclaration des droits de l’homme qui date de 1789. C’est vrai qu’il y a un côté Ancien régime là-dedans, et moi je n’arrive pas à croire que ce soit fait par hasard, hélas ! Je pense que Monsieur Balladur a fait une sorte de dérapage calculé.
En plus, c’est un récidiviste. Et donc, c’est vraiment une faute. En plus, je crois que c’est une faute politique tout court parce que manifestement ça ne peut pas rallier toute la droite. Moi je préfère nettement le président de la République quand il dit que le Front national est un parti raciste et xénophobe.

France Inter : Mais vous la situez où ? Vous la situez dans le fait qu’il ait posé la question de la préférence nationale ou qu’il ait élargi une réflexion commune avec les représentants du Front national ?

Pierre Moscovici : Mais le Front national, sauf pour Monsieur Balladur, n’est pas un parti comme les autres. Monsieur Balladur a été le seul Premier ministre à recevoir Jean-Marie Le Pen à Matignon, à considérer que c’est un parti avec lequel on devait concerter. Mais la vraie faute, elle est ailleurs : c’est de commencer à ouvrir le débat. C’est de placer l’immigration au centre des sujets de la vie politique française ; elle n’a pas à y être. Je reviens quand même un instant à l’Europe : en plus nous avons aujourd’hui des engagements internationaux tels qu’on ne peut pas traiter les choses comme ça. Il y a la libre circulation des personnes, il y a l’égalité entre les hommes et les femmes. J’espère que demain on ira plus loin dans les droits sociaux, qu’il y aura une charte des droits sociaux européens. Donc ça me paraît non seulement démagogue, dangereux, mais en plus totalement rétrograde, de la part d’un homme qui a quand même eu l’image de quelqu’un qui était favorable à la construction européenne – absolument aberrant ! – et donc c’est vraiment une faute. Et j’ajoute une faute lourde. Ça n’est pas incompréhensible parce qu’on voit où certains veulent entraîner la droite, mais c’est dangereux.

France Inter : Sur la libre circulation des personnes – on est dans l’espace de Schengen, là – au passage, revenons un instant au foot : ça a bizarrement fonctionné quand même là ! L’affaire anglaise pose une vraie question, non ?

Pierre Moscovici : Oui, ça pose une vraie question, et en même temps il y a une vraie difficulté, car si vous voulez, nous voulons que le Mondial soit une fête ; et qui dit fête dit qu’on ne peut pas commencer à fliquer complètement les choses. Il faut laisser se dérouler un petit peu cette fête avec… Si, par exemple, quelqu’un est ivre, on ne peut pas l’arrêter tout de suite ; ce serait un régime policier. Et du coup, ça a créé cette sensation qu’il n’y avait non pas du retard, mais qu’on n’avait pu prévenir les choses. Mais en même temps, c’est un peu normal. Il y a un phénomène de hooliganisme qui existe, et qui est un phénomène lié à la fois à des problèmes sociaux en Grande-Bretagne, mais à autre chose aussi : à un racisme. Et là, on voit que l’Europe a aussi à se fonder sur des valeurs. Libre circulation oui, mais une libre circulation qui soit maîtrisée – d’où le rôle de la police –, et une libre circulation qui tienne compte des valeurs qui doivent être celles de l’Europe, dont la tolérance fait partie. Bon, bref. J’espère que ce sera un début. Il ne faut pas mettre les Anglais en quarantaine ; d’ailleurs eux-mêmes sont très préoccupés – moi je l’ai vu à Cardiff – de ce qui se passait. Les journaux anglais ont insisté énormément sur cet aspect-là. Mais en même temps, il faut être très vigilant, parce que l’Angleterre a apparemment une belle équipe, elle peut aller loin.


Entretien avec « LCI » (Paris, 17 juin 1998)

LCI : Nous allons bien sûr parler de l’actualité politique, économique, le débat sur l’ISF, la chasse puisque c’est un sujet qui divise la majorité plurielle. Et puis, évidemment, vous revenez de Cardiff, le dernier sommet européen de la présidence britannique. Un petit sommet qui a laissé apparaître des blocages et un peu de surplace, non, pour l’Europe ?

Pierre Moscovici : Non, cette présidence britannique a été une bonne présidence. C’est quand même celle qui aura fait l’euro.

LCI : Cela, ce n’est pas de la langue de bois ? Il y a quand même beaucoup de critiques sur la présidence britannique.

Pierre Moscovici : Je ne les partage pas, très honnêtement. Je crois que la présidence britannique a accompagné l’euro alors que les Britanniques auraient très bien pu être négatifs. Si cela avait été Monsieur Major, cela ne se serait pas passé ainsi. Nous avons lancé le processus d’élargissement à dix pays d’Europe centrale et orientale qui viennent du communisme, et qui après l’effondrement du bloc soviétique, se tournent vers nous. Le sommet d’hier et d’avant-hier, était un sommet, comment dire, d’étape, de transition où l’on a surtout décidé d’étapes calendaires.

LCI : Nous nous sommes donné rendez-vous pour plus tard afin de parler des sujets importants. Ce n’est pas très glorieux, non ?

Pierre Moscovici : Je sais que tout cela est assez difficile à comprendre, mais en même temps, l’Europe progresse ainsi. C’est un effort lent, patient, c’est un gros navire qui prend les tournants avec une certaine inertie. Et nous n’avions jamais parlé des sujets institutionnels. C’est positif de décider d’en parler en octobre. Comment la Commission va-t-elle agir ou ne pas agir ? Comment le Conseil européen va-t-il agir ou ne pas agir ? On parle beaucoup des excès de la technocratie bruxelloise. Il faut attendre les élections allemandes, mais nous allons en parler. Ce sera une première. Cela fait longtemps que nous n’en avions pas parlé. Et puis, nous nous sommes aussi donné rendez-vous l’année prochaine en mars 1999, pour résoudre les problèmes de financement de l’Union européenne : quelles ressources ? Quels impôts ? Quelles dépenses ? Quel devenir pour la Politique agricole commune ? Quel devenir pour les fonds structurels ? Cela va être un rendez-vous très délicat. Mais cela a été un sommet, de ce point de vue, assez productif. Il n’y avait pas d’échéance, pas de pression, pas de crise et puis, nous avons aussi beaucoup parlé de la réforme économique, c’est-à-dire de la façon dont on doit vivre avec l’euro ; je pense notamment à tout ce qui concerne la coordination des politiques économiques ou les politiques pour l’emploi. Vous savez que le gouvernement, depuis un an, insiste beaucoup là-dessus.

LCI : On n’a pas beaucoup entendu parler justement de politiques pour l’emploi. On devait un peu faire le bilan des politiques pour l’emploi. On n’a pas tellement l’impression que ce sommet a servi.

Pierre Moscovici : On ne devait pas faire de bilan. La France, quand le gouvernement de Lionel Jospin est arrivé aux responsabilités, il y a un an, a proposé un rééquilibrage de la construction européenne vers la croissance et l’emploi. Nous avons obtenu un premier sommet sur l’emploi, à Luxembourg, en novembre. Là, nous avons arrêté trois objectifs : la lutte contre le chômage de longue durée, la lutte contre le chômage des jeunes, l’augmentation de la formation. Ces objectifs sont des objectifs européens.
Chaque pays doit les décliner dans ce que l’on appelle des plans nationaux d’action pour l’emploi, au bout de six mois. Donc, ceux-là ont été présentés à Cardiff. D’ailleurs, le plan français a été reçu avec mention, comme le plan espagnol, même si la Commission a un peu critiqué les 35 heures, ce qui ne me paraît pas tout à fait être dans son rôle.
C’est regrettable. Et maintenant au mois de décembre, on va se donner rendez-vous à Vienne pour évaluer ces plans nationaux pour l’emploi. Donc, c’est une démarche assez continue. C’est un progrès indéniable.

LCI : Revenons quand même un moment sur la présidence britannique. On a vraiment l’impression que Tony Blair, qui a l’air brillant chez lui, n’a pas réussi à s’imposer, même si vous dites, c’est formidable, il a accompagné l’euro. Le sommet de Bruxelles n’a pas été une réussite. On en a quand même gardé un souvenir assez laborieux. Le problème de l’Irak a été très mal perçu. On a eu l’impression qu’il se tournait plutôt vers les Américains. Je vous trouve indulgent quand même. Est-ce de l’amitié socialiste anglo-française ?

Pierre Moscovici : Non, on dit souvent qu’il y a une opposition entre les socialistes français et les socialistes anglais. J’ai là-dessus une position assez équilibrée. Premièrement, les Anglais sont anglais. Excusez-moi la tautologie. Mais c’est vrai qu’ils ont une tradition de penser d’abord à leurs intérêts nationaux et cela se manifeste assez souvent. Deuxièmement, ils sont assez atlantistes. Et donc, c’est ce qui s’est passé, notamment dans le cadre de la crise irakienne, où ils se sont alignés très largement sur les États-Unis. Nous avons regretté qu’à ce moment-là, il n’y ait pas une position commune de l’Europe. C’est davantage en tant que Premier ministre britannique, ami des Américains, qu’au nom de la présidence de l’Union européenne qu’il a réagi.

LCI : Là, ce sont des critiques, oui ?

Pierre Moscovici : Oui, c’est pour cela que j’essaie d’être équilibré.
Troisièmement et c’est là-dessus que j’insiste, c’est nouveau, ils sont européens. C’est la première fois que la Grande-Bretagne, tout en restant ce qu’elle est, tout en étant une amie des États-Unis, fait le choix européen clairement, et c’est cela, je crois qu’il faut le saluer. C’est sans doute le gouvernement le plus pro-européen que la Grande-Bretagne n’ait jamais eu, et vous aurez noté qu’à Cardiff, Tony Blair a dit, – c’est aussi la première fois– qu’il souhaitait que la Grande-Bretagne entre dans l’euro. Donc, nous sommes onze actuellement. Nous allons être très vite douze, quatorze. Peut-être plus ? C’est quand même assez historique. Donc, au total, il faut être ni laudateur, ni critique à l’excès.

LCI : Concernant les Allemands, on a eu l’impression que pour la première fois peut-être, Helmut Kohl bloquait la construction européenne, l’intégration politique. Usure du pouvoir ? Problème électoral ? Avez-vous partagé ce sentiment ? Il ne veut plus donner autant d’argent. Il a l’air d’être réticent sur…

Pierre Moscovici : Ce n’est pas la première fois. Cela s’est déjà passé en 1988. C’était aussi le cas en 1992, avant les élections en République fédérale d’Allemagne. Derrière tout cela, il y a quand même le contexte électoral qui pèse beaucoup et une certaine volonté des Allemands de toucher un peu les dividendes de l’Europe. Il faut reconnaître qu’objectivement, les Allemands ont un gros problème. Ils sont ce qu’on appelle des contributeurs nets, c’est-à-dire qu’ils sont très riches, donc ils payent beaucoup pour l’Union européenne. Ils sont moins agricoles que nous, par exemple, et donc ils reçoivent un peu moins. Donc, au total, ils payent beaucoup plus qu’ils ne reçoivent au budget de l’Union européenne. Seulement, la difficulté est que c’est un raisonnement de nations qui contribuent alors que le système européen n’est pas cela, c’est un système où toutes les ressources sont communes. Il se trouve que cela donne cela. Donc, nous contestons ce système de contributions nettes. Nous contestions aussi hier le chèque que Madame Thatcher demandait à l’Europe. Le chancelier Kohl, c’est vrai, a posé le problème hier. Il l’a posé, mais en même temps, il n’y a pas eu de crise.

LCI : Pas de malaise ?

Pierre Moscovici : Vraiment aucun malaise.
Cela s’est passé de la façon la plus « soft » possible. On s’est contenté de relever que ce problème avait été posé. Et puis, on le traitera plus tard. Cela dit, soyons-en conscients. Que ce soit Helmut Kohl qui gagne les élections demain ou que ce soient nos amis du SPD, ce problème sera posé. Il sera très difficile. Il faut s’attendre en 1999 à une confrontation assez difficile avec les Allemands, non pas parce que le couple franco-allemand ne marche plus, mais parce que nos intérêts en la matière sont divergents. Nous, Français, nous sommes dans une situation exactement inverse. Nous sommes un pays riche et nous sommes un pays qui a une très forte agriculture. Donc nous touchons beaucoup, en même temps que nous payons. Et, par rapport à l’Allemagne, il faut quand même savoir qu’on paie vingt fois moins qu’eux en termes de contribution nette.

LCI : Sur le scrutin européen, apparemment, c’est un des sujets qui fait problème à l’intérieur de la majorité plurielle. Vous avez fait une proposition, les grandes circonscriptions, à la proportionnelle, pour rapprocher le citoyen français de l’Europe. Apparemment, c’est la levée de boucliers, des accusations, contre le PS d’hégémonie, et François Hollande dans une interview apparemment récente a dit : « si on n’y arrive pas, tant pis ». Êtes-vous déçu ?

Pierre Moscovici : Non, pas du tout. J’en ai parlé longuement avec lui quand j’ai pris cette initiative, et je sais qu’il était le premier à réclamer ces grandes circonscriptions. Je sais qu’il soutient totalement ce projet.

LCI : Vous le lui rappelez, là ?

Pierre Moscovici : Non, je ne le lui rappelle pas. Il le sait. Ce n’est pas la peine de le lui rappeler. Et puis, vraiment entre nous, là-dessus, nous avons été totalement d’accord. Pourquoi ces grandes circonscriptions ? Pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la majorité plurielle. Parce que, premièrement, les députés européens sont des gens anonymes, désignés sur une liste nationale.

LCI : Oui, mais vous savez ce que disent Robert Hue ou Dominique Voynet, cela ne rapproche pas tellement plus le citoyen français de l’Europe, une grande circonscription comme cela !

Pierre Moscovici : Cela permet de développer des enjeux qui soient à la fois européens et locaux. Vous savez, lorsque que j’ai été parlementaire européen – je suis élu franc-comtois –, j’ai été parlementaire européen totalement par hasard parce qu’il se trouve que j’étais le neuvième sur la liste nationale de Michel Rocard. Avec ce mode de scrutin, on saura par avance s’il y a des Alsaciens, des Bourguignons, des Aquitains, des élus de Rhône-Alpes. Cela permet, en tout cas, de représenter le territoire dans sa diversité. C’est très important car les députés auront aussi des comptes à rendre.

LCI : C’est aussi peut-être une manière de faire en sorte que la campagne ne se fasse pas autour de leaders nationaux avec une liste Hue, une liste Voynet, une liste Jospin et qu’on voit à cette occasion la divergence au sein de la majorité plurielle ?

Pierre Moscovici : Mais non, ce n’est pas du tout le problème car les divergences s’exprimeront. Les communistes auront leur liste. On le sait. Les Verts auront la leur. Ils nous l’ont rappelé samedi. Nous, nous aurons la nôtre. Au contraire, nous aurons un débat qui sera beaucoup plus proche des Français. Ce que j’espère de cette réforme, c’est qu’elle sera votée car ce qui me préoccupe, c’est l’abstention massive pour ces élections européennes. J’espère qu’avec six ou sept têtes de liste, sept têtes de liste plus une dans les DOM-TOM, on aura des élections qui intéresseront plus les Français, parce qu’elles traiteront davantage d’enjeux concrets, français et européens. Et on aura six, sept, huit, dix, quinze, vingt personnalités très impliquées dans cette campagne. Lionel Jospin avait une expression qu’il a utilisée lors du Conseil des ministres, lorsque ce projet a été présenté : il a été tête de liste et il avait l’impression d’être la locomotive et derrière lui, il y avait des wagons qu’il tirait et qui n’avançaient pas.

LCI : Concrètement, cela veut dire que vous n’abandonnez pas ce projet ?

Pierre Moscovici : Pas du tout, il a été adopté au Conseil des ministres et il est devant l’Assemblée et quand François Hollande a dit : « Eh bien, tant pis », qu’est-ce-que cela voulait dire ? Cela voulait dire que maintenant, c’est aux uns et aux autres de se déterminer. Soyons clairs ! Les socialistes vont le voter. À la droite de dire maintenant ce qu’elle va faire. Aux autres formations de la gauche plurielle aussi. Si le Parlement n’en veut pas et si la droite, par exemple, allant contre les désirs de Jacques Chirac qui soutient cette réforme, votait contre, alors tant pis. Je le dis dans le même sens que François Hollande, cela ne veut pas dire que nous ne sommes pas volontaires là-dessus, mais que nous souhaitons que d’autres soient cohérents et votent avec nous, puisque nous n’avons pas de majorité absolue à l’Assemblée, on le sait.

LCI : Parlons d’un autre sujet qui fâche la majorité plurielle : la chasse avec cette proposition de loi qui devrait être votée demain par les socialistes, alors que le Gouvernement est contre, parce que notamment la proposition va à l’encontre des directives européennes. On avance la date de la chasse et c’est contradictoire avec les engagements européens de la France. Vous, ministre chargé des affaires européennes, vous êtes furieux, j’imagine ?

Pierre Moscovici : Je voudrais vous rappeler qu’il y a beaucoup de choses qui vont bien dans la majorité plurielle et qu’il n’y a pas que des sujets qui fâchent. Pour l’essentiel, cela va.
Ma position n’est pas celle d’un socialiste qui serait contre les écologistes, d’un écologiste qui serait contre un socialiste, d’un pro-chasseur ou d’un anti-chasseur. Je n’ai pas envie de poser le débat comme cela. Je veux le poser en effet par rapport aux directives européennes. On dit que cette directive de 1979 est scandaleuse, que ce sont encore les technocrates bruxellois, la Commission qui a frappé. Non, c’est une directive qui a été prise par le Conseil des ministres de la Communauté européenne, donc par le pouvoir politique à l’unanimité et la France avait voté pour. Donc, c’était tout à fait politique depuis 1979. Et cette proposition UDF, ce projet de loi, qui sera examiné demain, au Sénat…

LCI : Proposition acceptée par les socialistes, menés par Jean-Marc Ayrault…

Pierre Moscovici : Cette proposition à mon sens – je raisonne uniquement par rapport au cadre européen, je ne me pose pas la question de savoir si c’est bien ou si c’est mal – n’est pas conforme au droit européen. C’est clair. Et donc, nous courrons un risque et je tiens à le souligner en tant que membre du gouvernement : à partir de ce moment-là, il pourrait y avoir des sanctions, un recours devant la cour de justice et que nous soyons condamnés, puis des sanctions contre la France, du type amende, astreinte, etc. Et je crois que ce n’est pas la meilleure position que l’on pouvait avoir, très honnêtement et je le dis à mes amis socialistes.

LCI : Et communistes ?

Pierre Moscovici : Oui et communistes, mais vous me parliez des socialistes et je suis un membre du Parti socialiste. J’ai vu ce qu’il s’y passait.

LCI : Cela veut dire concrètement que le Gouvernement ne contrôle pas sa majorité s’il n’est pas capable de lui faire appliquer une directive européenne ?

Pierre Moscovici : C’est un peu plus compliqué que cela parce qu’on peut aussi s’interroger sur la licéité de tout cela. C’est pour cela que je vous disais que je ne me mets pas dans la liste des pro-chasse ni des anti-chasse. Je parle d’un point de vue qui est le point de vue européen.

LCI : Je vous parle d’un point de vue français, d’un chef de majorité. Le Gouvernement contrôle­t-il sa majorité ?

Pierre Moscovici : Vous savez que c’est un peu plus compliqué que cela, parce que c’est vrai que ce débat a pris une tournure pro-chasse ou anti-chasse. Lorsqu’on voit le débat à l’Assemblée nationale, on voit bien qu’il y a les écologistes anti-chasse et les socialistes plutôt pro-chasse. Je comprends tout à fait pourquoi les socialistes manifestent la position qui est la leur. Ils ne veulent pas que cette activité, ce sport – on l’appelle comme on veut –, auxquels ils sont attachés, soit entravé ou empêché. Je peux le comprendre. Moi aussi, dans ma circonscription, j’ai des chasseurs…

LCI : Mais enfin, c’est un peu de clientélisme, cela, quand même. Je croyais qu’on faisait de la nouvelle politique.

Pierre Moscovici : Mais non, ce n’est pas du clientélisme. C’est aussi tenir compte de ce que veulent les gens. Il y a beaucoup de chasseurs dans ma région. Il y a une liste qui avait eu un élu « Chasse, nature, pêche et tradition » avec 5 % de voix et je sais qu’il y a beaucoup plus de gens encore qui sont attachés à la chasse. Donc, ce n’est pas un problème de clientélisme. Je pense que c’est cela que manifestent les députés socialistes. Mais, ce que j’espère demain c’est qu’on va pouvoir amender ce texte car la directive de 1979, ce n’est pas un texte absolu qui édicte des interdictions, qui donne des obligations. C’est un texte qui permet absolument d’avoir des dérogations nationales, zone par zone, espèce par espèce, période par période et je souhaite qu’on entre dans ce processus-là parce que tout simplement, je veux souligner le danger qu’il y aura en termes tout à fait juridiques à être opposé à cette directive de Bruxelles.

LCI : Je veux revenir sur la majorité plurielle et ce qu’on en disait. Je veux vous citer cette phrase de Robert Hue aujourd’hui qui disait : « je vote pour ce projet sur la chasse et le fait que le texte soit contraire aux directives européennes m’encourage davantage à le voter ». Pour un ministre européen, c’est encore plus dur à avaler, non ?

Pierre Moscovici : Non, ce n’est pas difficile à avaler. Ce n’est pas tellement le problème. Encore une fois, mon souci, c’est que je suis ministre d’un gouvernement qui doit gérer la République, les fonds publics et à partir de ce moment-là, je dis que cela va nous coûter quelque chose si on se met en contradiction avec cette directive européenne.
Cela montre bien les divergences profondes à de ce gouvernement. C’est une expression, me semble-t-il, un peu facile sur l’Europe. On peut être contre des directives européennes, cela m’arrive. Il y a des tas de directives européennes qui sont inutiles, superflues et pas forcément bonnes et celle-là n’est pas forcément la plus excellente. Donc, je comprends, encore une fois, la position politique qui est exprimée, mais en même temps, elle existe. On ne peut pas faire comme si l’Europe n’existait pas. Une fois qu’il y a des textes européens qui sont pris, il faut les appliquer. N’oublions pas que 60 % des textes que l’on vote à l’Assemblée nationale sont tout simplement du droit dérivé. Bref, je résume ma position encore une fois : ne faisons pas une querelle théologique sur les pro-chasse ou les anti-chasse. Essayons d’amender ce texte de telle façon qu’il soit compatible avec le droit européen. C’est absolument possible. On peut tout à fait aimer la chasse et être européen.
(...)
Je crois qu’il faut ratifier le traité d’Amsterdam.

LCI : Quand ?

Pierre Moscovici : Avant la fin de l’année ou au tout début de la prochaine. Mais en tous cas, vite maintenant, c’est ce que je souhaite.