Déclaration de M. Edouard Philippe, Premier ministre, sur les modalités d'exercice de la souveraineté juridique dans les relations économiques et interentreprises, à Paris le 27 juin 2019.

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Circonstance : Colloque du Club des juristes au Conseil économique, social et environnemental (CESE) le 27 juin 2019

Texte intégral

Monsieur le Premier ministre, cher Bernard,
Monsieur le ministre, cher Matthias,
Monsieur le député, cher Raphaël Gauvain,
Mesdames et messieurs,


Autant être franc. Si j'ai accepté de me rendre à votre invitation, ce n'est pas pour répondre de manière précise à la question que pose l'intitulé de ce colloque sur « l'appréciation de la mise en oeuvre des programmes de conformité par l'arbitre, avant ou après la sentence arbitrale ».

Je reconnais la délicatesse ou la prudence de Bernard Cazeneuve qui m'a invité à introduire cette journée et non à participer à l'une des tables-rondes, m'évitant ainsi un moment de gêne.

À ma décharge, j'ai été juge. Juge administratif. J'ai également eu le plaisir de pratiquer le métier d'avocat. Mais je n'ai jamais été arbitre. Même si, cher Bernard, tu reconnaîtras avec moi, qu'être Premier ministre, c'est souvent être arbitre. C'est aussi être le « responsable en chef de la conformité » de l'action gouvernementale et des services publics. C'est du boulot.

Si j'ai accepté de répondre à cette invitation c'est dans un triple sentiment d'amitié, de prudence et d'intérêt. Amitié que je porte à mon prédécesseur, qu'il a évoquée lui-même, j'espère à mon tour ne pas le compromettre en lui disant qu'elle est réciproque, je ne crois pas. Et je m'en honore de cette amitié.

La prudence. En effet il y a 25 mois, il m'est arrivé de m'exprimer juste après Bernard à une autre tribune, mais c'était un moment amical, digne je crois, ensuite les ennuis ont commencé. Donc je m'exprime avec prudence, je ne veux pas que les ennuis recommencent. Et puis par intérêt, intérêt pour le sujet, intérêt pour ses enjeux, intérêt pour la matière juridique en général, intérêt pour cet ensemble de considérations qui se croisent lorsqu'on évoque les sujets que vous allez traiter toute la journée, la probité, la souveraineté, la compétitivité. Ces sujets sont des sujets passionnants, sérieux, sur lesquels j'ai sans doute beaucoup à apprendre, que j'ai évoqués pas plus tard qu'hier avec vous, Monsieur le député, et qui je crois doivent être traités sérieusement. Peut-être qu'ils n'ont pas le glamour du grand public, mais ils ont l'intérêt des sujets qui ne sont pas toujours spectaculaires mais qui sont sérieux et qu'il faut traiter sérieusement.

« De mon temps », comme on finit tous par dire un jour, le droit était quelque chose d'assez simple. C'étaient des lois, des décrets, des arrêtés voire des normes de régulateurs. De la jurisprudence. Le droit, c'était la légalité. Une légalité qui avait le mérite d'être assez binaire. Donc simple. Soit vous respectiez la réglementation et tout allait bien. Soit vous ne la respectiez pas et vous preniez le risque – qui ne se réalisait pas toujours – d'écoper d'une sanction. Je reconnais que la prime au « pas vu, pas pris » pouvait être prégnante.

Ça c'était donc avant. Avant l'introduction dans notre environnement économico-juridique de cette notion hybride de « compliance ». Je dis « hybride » car elle se situe à la limite du droit et de la gestion. À la limite aussi de ce qu'on appelle le droit « dur » et le droit « mou ». Et puis, on m'a dit, mais j'ignore si c'est vrai, que le terme de « compliance » provenait en réalité, du verbe français « complaire ».

Son introduction dans notre droit est le fruit d'une « saine » - qualifions-la ainsi – pression extérieure. Puis, les exigences de la compliance ont commencé à menacer notre souveraineté juridique. Enfin, dans sa version américaine, elle était devenue un risque majeur pour nos entreprises. Il fallait donc réagir.

Notre pays avait besoin de renforcer un arsenal un peu daté. Presque exclusivement répressif. Nos entreprises, surtout celles de taille mondiale, ont besoin de sécurité juridique pour conduire des opérations très complexes, dans un cadre de plus en plus international. Elles ont besoin d'une gouvernance adaptée pour gérer cette complexité et prévenir les risques externes et internes.

Ces besoins, des gouvernements que vous connaissez bien cher Bernard Cazeneuve, cher Matthias Fekl, ont commencé à y répondre. Avec la loi du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière qui a créé le parquet national financier. Je pourrais également citer la loi dite « Sapin II » du 9 décembre 2016 qui a créé l'Agence française anti-corruption et introduit l'obligation pour les entreprises, de formaliser leurs actions dans le domaine de la prévention et de la lutte contre la corruption. Qui a aussi conféré un statut aux lanceurs d'alerte.

J'ai essayé de mon côté de prendre ma part de compliance. Avec la loi du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude. Avec aussi la nouvelle loi informatique et libertés qui impose aux organisations une cartographie des risques que font peser leurs traitements sur les données personnelles. Je pourrais même citer – histoire de gonfler mon bilan – la loi du 5 septembre 2018 qui impose aux entreprises de publier les écarts de rémunérations entre les femmes et les hommes car, au fond, elle répond un peu à la même logique.

En bonne notion hybride, la compliance bénéficie d'une nature…« proliférante ». Elle déborde de ses frontières naturelles pour concerner presque tous les domaines. Si elle se développe à ce point, c'est aussi parce qu'elle répond à une nécessité. Ou disons à une tension entre deux phénomènes :

- Le premier, c'est une vraie demande, dans les opinions publiques, de « reprise de contrôle » ou de reprise en main. Dans tous les domaines. J'ignore si la citoyenneté s'est déplacée ou si elle s'est étendue. Une chose est sûre : après des années de « ni vu, ni connu », la demande de responsabilité, d'exemplarité et de régulation devient particulièrement forte. D'autant qu'aujourd'hui, tout se sait. Et de plus en plus vite.
- Le second phénomène – qu'il faut savoir regarder en face - concerne les limites de l'action des pouvoirs publics pour appréhender la complexité de certaines organisations, en particulier quand elles sont mondialisées. Des pouvoirs publics qui ont donc, avec la compliance, délégué en quelque sorte une partie de leurs missions de police économique aux entreprises. Pour certains, la compliance est une idée de génie. Pour d'autres, elle est un aveu de faiblesse. La vérité est sans doute plus équilibrée.

Tâchons donc de faire de la compliance à la française, un atout. Pour nos entreprises et pour notre pays.

D'abord, parce que la compliance consolide la confiance. Avec les pouvoirs publics. Avec les autorités régulatrices. Avec les actionnaires. Confiance aussi avec les salariés, les consommateurs, voire avec les futurs salariés et les futurs consommateurs pour lesquels les impératifs éthiques l'emportent de plus en plus sur d'autres considérations. Chacun aura noté que certains GAFA – Facebook pour ne pas le citer – s'emparent désormais des règles européennes de protection des données européennes pour restaurer une confiance pour le moins éprouvée avec leurs usagers. Je voudrais faire du mauvais esprit, j'ajouterais qu'il s'agit là d'une sorte de « retour de compliance à l'envoyeur ». Mais ce n'est pas mon style. Je me contenterai donc de souligner que l'impératif éthique devient un impératif économique. Et que l'Europe a plutôt bien anticipé ce virage, du moins dans le domaine de la protection des données, puisqu'elle fait école.

La compliance a également le grand mérite de rappeler une idée à laquelle je crois profondément. Cette idée, c'est qu'une entreprise a certes des droits, mais aussi des devoirs, une responsabilité. Nous avons réaffirmé cette idée dans le cadre de la loi PACTE. Et nous l'avons inscrite dans le code civil. Désormais, je cite le nouveau second alinéa de l'article 1833 : « la société est gérée dans son intérêt social propre, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ».

La compliance permet à la France de renforcer son attractivité auprès des investisseurs étrangers. Parce qu'ils retrouvent chez nous, quelque chose qu'ils pratiquent chez eux et dont l'absence déstabilise ou inquiète. La bonne gouvernance leur donne une plus grande sécurité juridique dans leurs opérations internationales. Nos entreprises se sont renforcées en transformant leurs conseils d'administration. Des conseils qui comptent des administrateurs indépendants ; qui comptent aussi beaucoup plus de femmes qu'auparavant. Ainsi que des administrateurs salariés dont nous avons conforté les prérogatives dans le cadre de la loi PACTE. Les conseils d'administration français connaissent un renouvellement sans précédent. Qui, je crois, fera du bien à tous.

La compliance agit aussi comme un signal. Le signal d'un pays à la forte tradition juridique, capable de faire évoluer son droit. Le signal aussi d'une place française du droit qui offre une palette complète de services et des réponses claires sur des questions complexes dans un délai raisonnable. Ainsi, l'année dernière, des chambres internationales ont vu le jour au tribunal de commerce et à la Cour d'appel de Paris. Des chambres, nouvelles, qui à côté de la place d'arbitrage française dont la renommée n'est plus à défendre ; à côté d'un barreau d'affaires particulièrement dynamique, confortent la stature de Paris comme lieu où il fait bon venir trancher ses différends.

Enfin, la compliance est une affaire d'efficacité. Pour les entreprises qui peuvent compter sur des processus internes transparents, fluides. Mais aussi pour les systèmes judiciaires. En particulier depuis l'introduction de la transaction qu'est la convention judiciaire d'intérêt public dont nous avons tous pu constater les débuts prometteurs, notamment en ce qui concerne le rééquilibrage qu'elle opère en faveur de notre souveraineté juridique et judiciaire. J'aurais également pu citer comme exemple de simplification, la création des peines de mise en conformité.

L'heure est désormais au bilan. Et cette heure, c'est en grande partie celle du député Raphaël Gauvain qui m'a remis son rapport hier. Je voudrais le remercier très sincèrement de son travail, de son implication et de sa patience ! Et de l'intelligence avec lequel il a entreprit de comprendre puis de proposer un certain nombre d'éléments précieux pour avancer. Comme vous le suggérez vous-même, cher Raphaël Gauvain, ce bilan doit s'effectuer dans deux directions.

La première consiste à évaluer l'efficacité des dispositifs que nous avons mis en place. Beaucoup estiment que nous pouvons faire encore mieux pour lutter contre la grande délinquance économique et financière. Le Gouvernement est évidemment déterminé à y travailler.

La seconde direction vise à respecter une forme d'équilibre. Nous devons évidemment tout faire pour intégrer les exigences de la compliance, mais gardons-nous des excès de zèle.

La compliance doit aider les entreprises. Non les brider ou leur ajouter des contraintes au moment où nous les en libérons. De même que j'aimerais qu'on évalue les conséquences de la compliance sur les relations entre le secteur public et le secteur privé. Pour moi, la transparence, le respect des règles et des processus doivent apporter les garanties nécessaires pour libérer les initiatives. Non pour imposer une forme d'autocensure sur fond de suspicion. Et la frontière est ténue et fragile. Dire qu'il faut se méfier des effets pervers d'une mesure, ce n'est pas mettre en cause cette mesure. C'est avoir toujours et systématiquement à l'esprit qu'elle ne brille et qu'elle n'est adaptée que par les effets qu'elle produit. Une norme, c'est une intention mais ce sont surtout des effets. Si les effets sont mitigés, alors cela veut dire que l'intention était bonne mais qu'il faut la corriger. Et c'est à cette aune qu'il faut, pour cette règle comme toutes les autres, réfléchir et développer les échanges entre le législateur qui produit la norme, qui analyse son bilan et qui le cas échéant peut la corriger, et ceux qui utilisent la norme, qui en voient les effets bénéfiques et parfois, parfois les effets pervers.

J'évoquais tout à l'heure le rôle qu'avait joué la compliance dans la réaffirmation, voire la réappropriation de notre souveraineté juridique. La souveraineté, y compris juridique, ce n'est pas se retrancher derrière des palissades qui ne sont jamais assez hautes, ni assez étanches. C'est plutôt être capable de s'ouvrir et donc de se confronter à ce qui vient de l'extérieur. Souvent pour en tirer un enseignement, une expérience, un bénéfice. Parfois pour en maîtriser,

en modérer certains aspects, ce qui implique de se réapproprier des notions. De les « acclimater ».

Dans le rapport que vous m'avez remis cher Raphaël Gauvain, vous évoquez de nombreuses pistes pour « muscler » notre souveraineté juridico-économique. C'est le renforcement de notre loi de blocage et de sa mise en oeuvre par les autorités de l'Etat ; la conception de mesures « anti-Cloud Act ». C'est aussi doter nos juristes d'entreprise d'une forme « d'attorney privilège » pour résister à certaines procédures de nature extraterritoriale.

Je l'ai dit dans une autre enceinte : je suis prêt à travailler sur la question de la confidentialité de certains avis juridiques en entreprise. Non par mimétisme anglo-saxon. Mais parce que nous devons nous doter d'outils efficaces pour protéger nos entreprises. Et que les directions juridiques sont devenues des acteurs incontournables de la compliance. C'est pourquoi, je pense que la confidentialité que l'on accorderait à certains avis de juristes doit pouvoir s'accompagner d'obligations renforcées. Pour aller au bout de la logique et faire de ces juristes des « auxiliaires de justice » dans le domaine de la lutte contre la délinquance économique et financière. Je suis donc tout à fait prêt à travailler à ce sujet, dans le strict respect, bien sûr, de notre tradition juridique et de l'intérêt général, qui implique de ne pas affaiblir nos capacités d'enquête et de poursuite.

« On doit faire attention aux moindres choses qui peuvent altérer le crédit d'un homme » affirmait Benjamin Franklin en 1748 dans ses « Conseils à un jeune artisan ». J'ignore s'il songeait déjà à la conformité ; il n'était pas très loin de l'inventer comme beaucoup d'autres choses. À titre d'illustration, il évoque « le bruit du marteau » qui selon lui, doit résonner dans l'établi de l'artisan de « 5h du matin à 9h du soir » pour prouver son sérieux vis-à-vis de ses clients et de ses créanciers.

Vous êtes nombreux ici, dans votre profession et dans le cadre de ce club, à renforcer le crédit de notre droit. Et avec lui, celui de notre souveraineté juridique. Souvent de « 5h du matin à 9h du soir ». Parfois même plus tard. Non avec un marteau. Mais avec un alliage très particulier qui mêle passion et discernement ; connaissances pratiques et théoriques ainsi que plusieurs cultures juridiques. Des matériaux qui font le sel et le prix de vos réflexions dont je vous remercie.