Déclaration de M. Marc Fesneau, ministre chargé des relations avec le Parlement, sur la santé de l'État de droit en France, au Sénat le 29 octobre 2019.

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  • Marc Fesneau - Ministre chargé des relations avec le Parlement

Circonstance : Débat, organisé à la demande du groupe socialiste et républicain, sur le thème : "Assistons-nous au recul de l'État de droit en France ?", au Sénat le 29 octobre 2019

Texte intégral

M. le président. L'ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande du groupe socialiste et républicain, sur le thème : « Assistons-nous au recul de l'État de droit en France ? »

Nous allons procéder au débat sous la forme d'une série de questions-réponses dont les modalités ont été fixées par la conférence des présidents.

Je rappelle que l'auteur de la demande dispose d'un temps de parole de huit minutes, puis le Gouvernement répond pour une durée équivalente.

À l'issue du débat, le groupe auteur de la demande dispose d'un droit de conclusion pour une durée de cinq minutes.

(…)

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Marc Fesneau, ministre auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, l'article XVI de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen dispose qu'une « société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution. » C'est sur ce fondement que nous avons construit patiemment, depuis deux siècles, notre État de droit.

Cet État de droit s'est constitué autour d'institutions parlementaires et juridictionnelles. C'est le Parlement qui, tout d'abord, a su s'émanciper du pouvoir exécutif pour instituer un régime de liberté. C'est l'époque des grandes lois de la IIIe République comme celle sur la liberté de la presse. Nous vivons encore sur ces acquis républicains, qui sont notre ADN commun. Je n'oublie pas que le Sénat fut à cette époque, notamment lors de l'affaire Dreyfus, un défenseur intransigeant de ces libertés. Je ne m'étonne pas que vous soyez encore profondément attachés à ces questions, comme en témoigne le débat d'aujourd'hui.

Cet État de droit s'est aussi constitué grâce à la montée en puissance de nos juridictions judiciaire, administrative et, plus tardivement, constitutionnelle. Je ne prendrai qu'un exemple récent, avec l'introduction dans la Constitution de la question prioritaire de constitutionnalité par la révision constitutionnelle de 2008.

Le débat d'aujourd'hui s'intitule : « Assistons-nous à un recul de l'État de droit en France ? » J'ai entendu le propos introductif de Mme la sénatrice Taillé-Polian et les inquiétudes qu'elle a exprimées. Je vous le dis : je les ai trouvées, pour un certain nombre d'entre elles, excessives, voire inexactes.

M. Loïc Hervé. Nous sommes d'accord !

M. Marc Fesneau, ministre. Je ne prends pas pour autant à la légère ces préoccupations, car je pense que, en matière d'État de droit, nous devons toujours être vigilants. Il s'agit d'une conquête permanente, et rien n'est jamais totalement acquis. Par tous les moyens, nous devons conforter et même renforcer l'État de droit. Mais faut-il considérer qu'il serait menacé en France ?

En ce domaine, la vigilance n'interdit pas la rigueur et la lucidité. Oui, nous faisons face à des menaces de tous ordres, à des menaces nouvelles, à des menaces qui s'amplifient ! Le terrorisme a justement pour projet d'anéantir tout ce à quoi nous croyons ensemble : la République, la démocratie, la liberté, l'égalité, en particulier l'égalité entre les hommes et les femmes.

Madame la sénatrice, il me semble que ce gouvernement a justement voulu sortir de l'état d'urgence. Un gouvernement précédent avait été obligé de l'instaurer – et il avait eu raison –, mais c'est nous qui avons fait entrer dans le droit commun des mesures auparavant exceptionnelles.

Mme Sophie Taillé-Polian. En les inscrivant dans la loi !

M. Marc Fesneau, ministre. Le populisme et la démagogie entendent aussi ébranler notre démocratie représentative. Or, si la représentation politique doit évoluer et faire plus de place à la participation des citoyens, elle constitue le fondement de notre démocratie et, partant, de notre État de droit.

Ne nous y trompons pas. Ceux qui sèment le désordre absolu ou qui le cherchent n'ont jamais pour dessein de respecter les libertés. L'histoire en offre bien des témoignages.

Face à cela, le Gouvernement est attentif à assurer le respect des libertés en trouvant des équilibres entre différentes aspirations. Tel est le cas, par exemple, lorsqu'il s'agit de rendre possible le droit de manifester dans des conditions sereines en empêchant les casseurs – car c'est bien de ce cela dont il s'agit – de porter atteinte aux personnes et aux biens.

Tel est aussi le cas lorsqu'il s'agit de lutter contre la propagation de la haine en ligne dans un espace numérique où le meilleur et le pire souvent se côtoient. Nous devons trouver des équilibres entre le maintien de la liberté de cet espace, mais aussi le respect des personnes en mettant fin à ce qui s'apparente parfois à des torrents de haine déversés en toute impunité.

Tel est encore le cas quand nous luttons contre les manipulations de l'information et les fake news, car elles peuvent porter atteinte au fonctionnement de notre démocratie – on l'a vu dans d'autres pays – avec des conséquences d'une extrême gravité.

Quant à la justice, elle demeure le fondement même de l'État de droit. Le Gouvernement s'est engagé dans une réforme de fonctionnement avec la loi de programmation de la justice afin de donner plus de moyens à cette dernière et de lui permettre d'être plus accessible à nos concitoyens.

C'est également préserver l'indépendance de la justice. La loi organique de 2013 a interdit les instructions individuelles faites aux parquets. Le Gouvernement respecte scrupuleusement cet interdit. Quant aux nominations des membres du parquet, le Gouvernement propose que le Conseil supérieur de la magistrature donne désormais un avis conforme.

Madame la sénatrice, vous avez pris des positions très critiques faisant état d'une présidence autoritaire ou de lois liberticides. Votre droit de porter ces critiques est fondamental, et je suis heureux que vous puissiez l'exercer pleinement. C'est ce qui nous vaut ce débat aujourd'hui. Mais je crois que ce sujet est suffisamment important pour ne pas porter de jugements excessifs ou à l'emporte-pièce, car l'État de droit est une chose précieuse et fragile.

Par son article V, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen affirme : « La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas. »

Des lois sont votées. Certaines d'entre elles défendent les actions nuisibles à une société fragile et en proie au doute. Le Conseil constitutionnel veille à ce que les lois respectent l'État de droit. Telle est la situation dans notre pays. Je crois que nous devons en apprécier toute la réalité, car, dans bien d'autres pays, y compris parfois en Europe, tel n'est pas tout à fait le cas.


- Débat interactif -

M. le président. Nous allons maintenant procéder au débat interactif.

Je rappelle que chaque orateur dispose de deux minutes au maximum pour présenter sa question, suivie d'une réponse du Gouvernement pour une durée équivalente.

Dans le cas où l'auteur de la question souhaite répliquer, il dispose de trente secondes supplémentaires, à la condition que le temps initial de deux minutes n'ait pas été dépassé.

Dans le débat interactif, la parole est à M. Jean-Raymond Hugonet.

M. Jean-Raymond Hugonet. L'État de droit est un concept juridique, philosophique et politique. Il implique dans un État la prééminence du droit sur le pouvoir politique et que tous, gouvernants et gouvernés, doivent obéir à la loi. En effet, l'État de droit suppose le respect de la hiérarchie des normes, l'égalité devant le droit et l'indépendance de la justice.

La loi votée par le législateur peut être déclarée inconstitutionnelle par une cour qui s'appuie sur un certain nombre de principes. La réforme du 23 juillet 2008 de notre Constitution permet, sous certaines conditions, d'invoquer l'inconstitutionnalité d'une loi. C'est la question prioritaire de constitutionnalité.

On peut également considérer l'État de droit d'une façon bien plus large que le seul respect de la hiérarchie des normes, en intégrant dans sa définition un contenu dont le coeur est, en France, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, le préambule de la Constitution de 1946 et la Constitution de 1958.

Dès lors, il apparaît que la question des mesures à prendre d'urgence pour lutter, par exemple, contre les violences terroristes, met en cause ces différentes conceptions de l'État de droit. Or, dans les pays démocratiques, il est essentiel que les ennemis de la démocratie soient combattus par des moyens démocratiques. C'est même la difficulté centrale !

L'État de droit existe lorsque la loi votée par le Parlement est appliquée et que les décisions administratives sont rapidement exécutées.

L'État de droit existe lorsque les citoyens ont confiance dans les institutions de la République et que celle-ci sait, d'une part, se faire respecter et, d'autre part, faire respecter les droits fondamentaux de ces derniers.

Pour ma part, mes chers collègues, sur ces deux points et pour ne citer qu'eux, il me semble que le doute est permis et que le recul est flagrant. Aussi prenons garde, monsieur le ministre, à cette situation, car, lorsque l'État de droit est bafoué, ce sont la cohérence et la solidarité de la nation qui sont menacées. Qu'entendez-vous faire pour améliorer cette situation ?

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Marc Fesneau, ministre auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement. Monsieur le sénateur, l'État de droit suppose un strict respect, vous l'avez rappelé, de la hiérarchie des normes – on le sait depuis deux siècles, et c'est finalement l'un des héritages des Lumières et de la Révolution française –, mais aussi et surtout de la doctrine constitutionnelle du début du XXe siècle, en particulier celle de Hans Kelsen.

Dans notre pays, nous avons désormais un édifice juridique très robuste. L'institution du Conseil constitutionnel en 1958, sa décision de 1971 sur la liberté d'association, sa saisine ouverte à soixante parlementaires – réforme que l'on doit au Président Giscard d'Estaing – et, enfin, l'introduction de la QPC en 2008 : tout cela a contribué à ce que notre bloc de constitutionnalité soit protégé et respecté.

La loi doit respecter la Constitution, vous le savez mieux que moi encore. Elle doit aussi respecter les conventions internationales, singulièrement la convention européenne des droits de l'homme. Il appartient ici à toutes les juridictions d'assurer ce respect, ce que les juges judiciaires depuis 1975 et les juges administratifs depuis 1989 font. C'est aussi l'une des conditions absolues de notre État de droit. Il s'agit même d'une certaine façon de sa clé de voûte.

Le Gouvernement est toujours attentif à ces données juridiques, comme le Parlement d'ailleurs. Il ne le serait pas que les juridictions, en particulier le Conseil constitutionnel, nous rappelleraient à l'ordre, comme elles le font parfois à bon escient.

M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Leconte.

M. Jean-Yves Leconte. Le fondement de l'État de droit, c'est une séparation des pouvoirs dans laquelle l'autorité judiciaire est indépendante et la justice ainsi que les décisions qu'elle rend sont dépourvues de toute suspicion.

Notre Constitution prévoit que le juge judiciaire est garant de nos libertés individuelles. L'article 6 de la convention européenne des droits de l'homme garantit, quant à lui, le droit à un procès équitable, dont le principe du contradictoire est un des fondements.

Or nous assistons actuellement à un inquiétant glissement des prérogatives du juge judiciaire vers l'exécutif et l'administration, mais aussi à plusieurs atteintes aux droits de la défense, qui sont particulièrement inadmissibles et inquiétantes pour nos libertés. À ce titre, j'évoquerai les pratiques relatives à des personnes étrangères « entendues » en visioconférences effectuées depuis un commissariat dans le cadre d'un appel de la décision du juge des libertés et de la détention prolongeant leur enfermement, dans l'attente d'une procédure d'éloignement. Cela s'est produit dans un commissariat, un établissement de police, dépendant du ministère de l'intérieur, qui jouxte le CRA d'Hendaye au Pays basque !

Plusieurs associations et syndicats d'avocats ont dénoncé ces audiences scandaleuses « conçues dans le seul but de faire l'économie des escortes policières » et « tenues en violation des principes les plus essentiels régissant les débats judiciaires dans un État de droit ».

Si les vidéoaudiences, sans consentement des intéressés, ont été malheureusement introduites avec le vote de la loi Collomb relative à l'asile et à l'immigration, il n'en demeure pas moins que l'article L. 552-12 du Ceseda prévoit à cette fin des « salles d'audience ouvertes au public » et la « confidentialité de la transmission ». Or, en l'espèce, un commissariat n'est pas une salle d'audience remplissant ces conditions !

Ces vidéoaudiences semblent donc dépourvues d'une base légale. Comment rendre une justice impartiale depuis des locaux de police et en dehors d'un bâtiment du ministère de la justice ? Comment rendre la justice sans respecter les conditions de son exercice, de son impartialité et le droit de la défense ?

Monsieur le ministre, dans un climat où le justiciable manifeste de plus en plus de méfiance à l'égard du système judiciaire, comment peut-on justifier de telles dérives ?

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Marc Fesneau, ministre auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement. Monsieur le sénateur, vous m'interrogez sur certaines conditions de garde à vue.

Les gardes à vue demandées sur l'initiative d'un officier de police judiciaire, ou sur demande d'un procureur ou d'un juge d'instruction, sont toujours placées sous le contrôle d'un magistrat, qui peut les lever dès qu'il estime que la mesure n'est plus nécessaire. Le code de procédure pénale décrit précisément les cas dans lesquels des personnes peuvent être placées en garde à vue. Il s'agit, principalement, de conduire l'enquête et d'empêcher que l'infraction ne se poursuive. C'est une mesure essentielle au travail d'investigation, qui a son équivalent dans tous les systèmes juridiques.

La garde à vue est soumise enfin au contrôle des juridictions de jugement lorsque la procédure est présentée au tribunal.

Vous posez la question du recul en France de l'État de droit en raison d'un recul du juge dans ce domaine. Je puis vous garantir qu'il n'en est rien. L'emploi des moyens coercitifs est très encadré et le contrôle du juge est omniprésent, que ce juge soit le juge national ou parfois le juge européen.

M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Leconte, pour la réplique.

M. Jean-Yves Leconte. Monsieur le ministre, je vous interrogeais d'abord sur la vidéoaudience et sur la justice rendue dans des commissariats. Vous avez répondu à côté. Avez-vous écouté ma question ou avez-vous mélangé vos réponses ? Je l'ignore. Quoi qu'il en soit, vos explications n'ont rien à voir avec la question que j'ai posée, ce qui prouve bien la considération du Gouvernement pour l'État de droit !

M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Requier.

M. Jean-Claude Requier. Je remercie tout d'abord nos collègues du groupe socialiste et républicain de ce débat qui soulève beaucoup de passions, mais aussi des questions consubstantielles à notre démocratie. Ce rappel est salutaire : notre État de droit n'est pas un acquis qu'il nous suffit de revendiquer par réflexe, sans conscience ni vigilance. Il doit être protégé en permanence et affermi contre tous ceux qui abusent de ses valeurs pour prêcher l'intolérance et tenter de miner nos libertés.

Oui, notre République est le fruit d'une histoire complexe, d'oppositions, de luttes, comme de moments d'unité nationale lorsque l'essentiel est en jeu ! La démocratie représentative en est l'incarnation, certes imparfaite, mais sûrement la plus poussée pour que s'expriment les composantes du corps social.

Le Parlement vote la loi, dans les conditions fixées par la Constitution de 1958, mais encore faut-il qu'il dispose de toute l'information utile pour délibérer en connaissance de cause. Or notre société tend vers toujours plus de complexité et d'informations à trier et à analyser.

J'ajoute que la Constitution favorise structurellement la concentration par le pouvoir exécutif de la masse critique de données nécessaires pour légiférer. Je pense, par exemple, aux données de fiscalité locale, qui seraient indispensables au représentant des collectivités territoriales qu'est le Sénat.

C'est enfin peu dire également que les études d'impact sont des coquilles vides en ce qu'elles n'engagent pas à grand-chose, puisque seul leur formalisme fait grief.

Ma question est donc simple : comptez-vous améliorer l'information préalable du Parlement, en lui donnant réellement accès à davantage de données, afin de nourrir ses travaux et d'éclairer ses votes ?

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Marc Fesneau, ministre auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement. Monsieur le président Requier, vous m'interrogez au fond sur trois sujets.

Premièrement, vous m'interrogez sur l'information des parlementaires en amont des débats législatifs. Il me semble qu'on essaye de progresser, puisqu'un agenda prévisionnel sur trois mois est envoyé au Sénat pour faciliter le travail en amont et que nous avons pu, dans certains cas – c'est au président du groupe du RDSE que je m'adresse –, travailler à la construction avec les sénateurs. Je pense, par exemple, à la conférence de consensus qui s'est tenue sur le logement, initiative proposée par le Sénat pour préparer le projet de loi sur le logement.

Deuxièmement, vous m'interrogez sur les études d'impact et leur caractère parfois imparfait, incomplet ou insatisfaisant. Je vous rappelle qu'une circulaire du Premier ministre, en date du 5 juin 2019, demandait que les études d'impact puissent comporter des indicateurs permettant de préciser les effets attendus de la réforme envisagée. Ce sont des objectifs mesurables, tournés vers les Français, pour partie qualitatifs et aisément compréhensibles par tous : faciliter l'information des sénateurs et améliorer le suivi après le vote des lois.

Troisièmement, vous m'interrogez sur les données fiscales. Une convention passée avec le Sénat permet l'accès au logiciel dit « Chorus », qui est l'outil de gestion financière, budgétaire et comptable de Bercy. Il me semble qu'un hackathon est prévu à partir du mois de janvier avec Bercy et le Sénat sur cette question. Cette manifestation permettra aussi d'améliorer le processus sur l'accès aux données fiscales.

M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa.

Mme Esther Benbassa. L'État de droit est-il en recul en France ? À cette interrogation, je répondrai sans préambule que, oui, indéniablement, l'État de droit est mis à mal au sein de la nation.

Qu'est-ce qu'un État de droit ? Un système institutionnel dans lequel la séparation des pouvoirs est de mise. Un système institutionnel dans lequel la branche judiciaire prévient toute atteinte aux libertés fondamentales et sanctionne sa police quand des dérives sont à déplorer, comme ce fut le cas avec le mouvement social des « gilets jaunes », à l'encontre des lycéens de Mantes-la-Jolie ou quand le jeune Steve a disparu.

Depuis plusieurs années, tant les exécutifs successifs que la majorité conservatrice du Sénat utilisent la loi pour porter atteinte à de nombreux droits fondamentaux.

En 2017, un projet de loi a fait entrer dans le droit commun des dispositions de l'état d'urgence. En avril et en octobre 2019, des propositions de loi sont venues gravement porter atteinte aux droits à manifester et à s'exprimer dans l'espace public.

Peu à peu, nous entrons dans une société de la répression permanente. Les droits inhérents à une démocratie moderne sont mis à genou au nom de la lutte contre le terrorisme et du maintien de l'ordre public.

Alors que tout semble désormais permis en matière sécuritaire, ma question est simple, monsieur le ministre : quand les pratiques de nos forces de police seront-elles encadrées, sur le modèle de la « désescalade » dans les manifestations appliquée en Allemagne et dans les pays scandinaves ?

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Marc Fesneau, ministre auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement. Madame la sénatrice, je ne partage pas votre point de vue sur la question de l'État de droit. Le recours assez régulier à la violence dans les manifestations, c'est un problème pour l'État de droit. La menace qui pèse sur les journalistes dans leur travail, c'est une menace contre l'État de droit. Les violences à l'endroit des policiers ou des forces de secours, c'est une menace contre l'État de droit. Les actions terroristes et le danger qu'elles font peser, y compris sur la cohésion collective, c'est une menace contre l'État de droit.

On peut certes regarder les choses comme vous le faites, mais un certain nombre d'événements se produisent qui nécessitent que notre pays se dote de moyens et d'outils pour rétablir l'État de droit et protéger nos citoyens, y compris dans leur droit de manifester.

Je vous rappelle que nous sommes profondément attachés – cela a été rappelé à plusieurs reprises – à la liberté de manifestation. Ce droit s'inscrit dans les racines de notre démocratie, c'est d'ailleurs un droit et une liberté fondamentale. Contrairement à ce que vous dites, je ne pense pas que nous pénalisions le droit à manifester – car, au fond, c'est ce que vous affirmez. En revanche, il faut reconnaître que, lors de l'émergence il y a tout juste un an du mouvement des « gilets jaunes », des faits d'une violence inouïe ont été commis à Paris ou en région. Chacun a pu le mesurer : cela n'a plus rien à voir avec le fait d'exprimer son opinion sur la voie publique.

Les parquets ont exercé leurs prérogatives, conformément à la loi. Des manifestants qui commettent des actes délictuels – pillages, violences – contre les forces de l'ordre ne sont plus des manifestants et doivent être poursuivis conformément à la loi.

Garantir l'État de droit, c'est garantir la possibilité de manifester publiquement. Je ne voudrais pas que, par notre incapacité à empêcher les Black Blocs d'agir, nous privions les manifestants pacifistes du droit à manifester. C'est bien dans ce cadre-là que la doctrine du maintien de l'ordre s'inscrit pour faire respecter l'État droit, en particulier la liberté de manifester.

M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa, pour la réplique.

Mme Esther Benbassa. Monsieur le ministre, la sécurité doit nous permettre d'exercer nos libertés et non de les restreindre. Vous avez parlé des « gilets jaunes » et de leur violence. Je crois que vous les confondez avec les Black Blocs ! Ceux qui commettaient les violences, c'étaient des Black Blocs que les forces de l'ordre n'arrêtaient pas ! Certes, il y a eu également des violences de la part des « gilets jaunes », mais, curieusement, les Black Blocs n'ont pas souvent été arrêtés…

Notre population est meurtrie par plusieurs mois de contestation sociale. Le rôle de l'État de droit est de permettre à nos concitoyens d'exercer leur liberté d'expression et de manifester. Les entraves se multiplient ces derniers mois. Je crains, hélas ! que nos institutions ne puissent bientôt plus garantir liberté et sérénité aux mouvements sociaux populaires dans nos territoires.

M. le président. La parole est à Mme Colette Mélot.

Mme Colette Mélot. Nous avons vu ces dernières années le climat sécuritaire de la France se tendre. Afin de parer les menaces, des mesures ont été prises. Le gouvernement précédent y a largement contribué, notamment avec l'importante loi relative au renseignement de 2015 et un état d'urgence prolongé. La majorité actuelle poursuit cette démarche, et certains sont inquiets de voir la liberté de plus en plus contrainte au profit de la sécurité.

Il est vrai que nous voyons dans le domaine de la sécurité, comme dans les autres, proliférer une inflation législative toujours plus difficile à maîtriser. « Les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires », disait Montesquieu. La profusion permanente de nouvelles règles fait peser un risque sur l'État de droit.

Nul n'est censé ignorer la loi, mais qui peut prendre connaissance et retenir la soixantaine de lois promulguées chaque année ?

Partant de ce constat, le groupe Les Indépendants est convaincu que nous devons collectivement veiller à limiter la production de nouvelles normes et à ce que les lois restent de portée générale et visent à s'appliquer à tous. Cela nous permettrait d'améliorer sensiblement la stabilité du cadre juridique de nos concitoyens, mais aussi la connaissance des libertés et des devoirs de chacun.

À l'heure actuelle, certaines normes créent de nouveaux dispositifs censés être plus adaptés aux situations nouvelles. Mais nous constatons bien souvent qu'un dispositif préexistant, de portée plus générale, pourrait suffire à régler les difficultés récentes s'il était effectivement mis en oeuvre.

Monsieur le ministre, le Gouvernement partage-t-il ce point de vue et compte-t-il s'engager sur cette voie aux côtés du Parlement ?

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Marc Fesneau, ministre auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement. Madame la sénatrice, vous avez raison : l'État de droit, c'est aussi la lisibilité du droit, car si nul n'est censé ignorer la loi, encore faut-il être en mesure de la connaître dans sa profusion. Aucun esprit, aussi puissant soit-il, même s'il avait les capacités d'un Pic de la Mirandole, n'est en mesure aujourd'hui de maîtriser tout notre corpus législatif. Vous le soulignez à juste titre : lutter contre l'inflation législative est au fond un vieux combat. Chacun s'y est attaqué à sa façon, quelles que soient les majorités.

Le Sénat a pris des initiatives heureuses, par exemple, en déclarant irrecevables de manière systématique les amendements non normatifs, les cavaliers divers ou réglementaires. Mais cela ne peut suffire, et le chantier est immense, car nous partons de loin.

Des solutions plus fortes pourraient être trouvées, je suis d'accord avec vous. Si la Constitution de 1958 établit une distinction plus stricte entre la loi et le règlement, c'est aussi pour préserver le caractère simple, lisible et surtout général de la loi. Nous devons retrouver collectivement cet esprit et cette inspiration initiale. Il faut être conscient que voter des lois plus générales, c'est aussi donner plus de latitude aux juges pour régler au quotidien les litiges. Cela a toujours été l'office de la jurisprudence. C'est aussi ainsi que cela se passe dans de nombreux pays qui sont de grands États de droit.

Je suis, pour ma part, grandement convaincu de la nécessité de nous guérir d'une forme d'addiction nationale à la loi et au normatif, ce qui faciliterait au passage le travail du ministre des relations avec le Parlement. (Sourires.) Néanmoins, je suis un peu dubitatif sur notre capacité à trouver des remèdes à la hauteur de ce mal bien français, mais nous y travaillons. C'est en tout cas ce à quoi s'attache chacune des institutions pour ne pas aggraver cette inflation législative.

M. le président. La parole est à M. Michel Canevet.

M. Michel Canevet. Je remplace Vincent Delahaye, qui ne pouvait être parmi nous.

« Sans liberté, il n'y a rien dans le monde. Sans liberté, il n'y a pas de société politique, il n'y a que le néant. » Ainsi s'exprimait Chateaubriand, lui qui avait tout connu des horreurs de la terreur révolutionnaire, de l'autoritarisme impérial et de la réaction de Charles X. Il nous rappelait que sans liberté les citoyens ne sont plus que des individus isolés, face à un État porté par nature à réduire la liberté au nom de l'efficacité.

Certes, la France de 2019 n'est plus celle de 1848. La France est évidemment un État de droit, donnant vie à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qu'elle est si fière d'avoir rédigée. Néanmoins, depuis quelques décennies, notre législation tend davantage à multiplier les interdits, à accroître la répression et à banaliser les exceptions plutôt qu'à proclamer et à protéger de nouvelles libertés. Nous réduisons largement les libertés des individus dans la société en contrepartie d'une sécurité qui n'est pas toujours bien vécue.

Que la violence et la haine soient blâmables ne fait aucun doute. Que le terrorisme soit le fléau de l'époque pour lequel aucune pitié n'est permise, assurément. Mais cela ne doit pas se faire au mépris de nos libertés que détestent tant ceux que nous combattons.

Force est néanmoins de constater que le recul des libertés se fait par petites touches. Pour ne citer que deux exemples, est-il pertinent de demander au juge de définir dans l'urgence ce qu'est une « fausse information » et ce qui ne l'est pas ? Est-il opportun de réinstaurer une sorte de délit d'opinion comme le préconise la proposition de loi Avia relative à la répression des discours de haine sur internet ? Cette proposition de loi fera des gestionnaires de réseaux sociaux des censeurs arbitraires, sans légitimité démocratique.

La liberté a un prix : celui d'être blessé, révolté et atteint par les opinions contraires. Monsieur le ministre, comme l'écrit François Sureau, si la gauche a abandonné la liberté comme projet et la droite comme tradition, qu'en est-il du Gouvernement ?

Vincent Delahaye propose que l'on abandonne l'examen de la proposition de loi Avia.

M. Jérôme Bascher. Il a raison !

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Marc Fesneau, ministre auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement. Monsieur le sénateur, vous m'interrogez en particulier sur la proposition de loi Avia. Ce texte est important, car il tend à mettre les grands fournisseurs d'accès et les GAFA face à leurs responsabilités. La cyberhaine est un fait, vous n'en avez pas disconvenu. Les infractions ainsi commises doivent être sanctionnées, qu'elles soient commises dans la réalité ou dans un espace virtuel. Des équilibres doivent être trouvés. Mme Avia et l'Assemblée nationale s'y sont employées. Je suis certain que le Sénat examinera avec minutie ce texte, comme il le fait toujours, en veillant au plus près au respect des équilibres.

Les enjeux sont, il est vrai, importants. Il ne faudrait pas en arriver à instaurer des mécanismes qui restreindraient les libertés d'expression, mais il importe aussi de sanctionner ce qui relève d'un délit. On ne doit pas impunément pouvoir appeler dans l'espace virtuel à la haine raciste, à l'antisémitisme, à l'homophobie ni proférer des menaces sur internet ou sur les réseaux. Je suis certain que c'est aussi ce que vous souhaitez.

La proposition de loi Avia a été examinée par le Conseil d'État – c'est un élément de nos institutions –, comme c'est possible depuis la révision constitutionnelle de 2008. Le Conseil d'État a fixé le cadre de référence de la Constitution et de la Cour européenne des droits de l'homme. Je sais que l'Assemblée nationale s'est conformée à cette exigence. La Haute Assemblée, je n'en doute pas, examinera tout cela avec attention, et je fais confiance au débat qui aura lieu ici.

M. le président. La parole est à M. Serge Babary.

M. Serge Babary. L'État, selon Max Weber, se caractérise par le monopole de la violence légitime. Guy Carcassonne l'affirmait : « L'emploi de la force publique ne peut se faire que dans le respect du droit, et c'est le fait que l'État se plie à cette exigence qui définit justement ce qu'on appelle l'État de droit ».

Cette idée figure à l'article XII de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « cette force est donc instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. » C'est l'État de droit comme rempart à l'arbitraire, à l'État de police qui ne connaît pas d'autre limite à sa volonté ou à son action que celle de ses forces.

Après l'attaque de la préfecture de police, le Président de la République a affirmé que les institutions seules ne suffiront pas à venir à bout de l'islamisme souterrain. Il a appelé « à bâtir une société de la vigilance », exigeant de chaque citoyen qu'il apporte son concours à la force publique. Ces déclarations ont probablement justifié le présent débat. Si elles interrogent, elles sont surtout révélatrices d'une impuissance de l'État à faire respecter le droit, à faire cesser les atteintes et les provocations contre la République.

Cette crise de l'État de droit ressort, tout d'abord, de son incapacité à garantir la sécurité sans entraver la liberté. La sécurité n'est pas une liberté, mais c'est l'une des conditions de l'exercice de nos libertés. Pendant la crise des « gilets jaunes », la réponse de l'État a été de dire : n'allez pas manifester, car vous ne serez plus en sécurité. Comment en est-on arrivé là ?

Un an et demi après l'évacuation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, les ex-zadistes sont toujours présents et les tensions demeurent.

Cette crise existe aussi au plus haut de l'État, lorsque l'exécutif critique une mission d'information qui témoigne pourtant de l'indépendance d'une assemblée parlementaire dans l'exercice de son devoir de contrôle, ou encore lorsque la présence d'un juge d'instruction pourrait dépendre des résultats électoraux.

Je conclurais par une citation du général de Gaulle : « Plus le trouble est grand, plus il faut gouverner ! » Monsieur le ministre, quelles mesures concrètes allez-vous prendre pour que l'État de droit ne recule plus en France ?

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Marc Fesneau, ministre auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement. Monsieur le sénateur, vous avez cité avec raison Max Weber, car il a formulé de la manière la plus limpide qui soit les conditions dans lesquelles l'État peut recourir dans certains cas – et dans certains cas seulement – à la force.

L'État de droit doit être protégé contre tous les actes qui entendent y porter atteinte. Je suis d'accord avec vous : pour que l'État de droit existe, il est nécessaire que l'État dispose des moyens juridiques, matériels et humains lui permettant de l'exercer. C'est d'ailleurs de ces moyens dont nous discuterons de nouveau lors du débat budgétaire pour 2020. Nous avons besoin de moyens pour faire respecter les lois.

Vous avez raison de le souligner, la République n'est plus la République sans ce respect des lois. Le Gouvernement n'a de cesse d'assurer ce respect.

En revanche, je suis moins d'accord avec vous quand vous parlez de la séparation des pouvoirs. Lorsqu'un ministre de la justice appelle à respecter la séparation des pouvoirs et l'indépendance de la justice au moment de la création d'une commission d'enquête, il s'agit tout simplement de la stricte application de l'ordonnance du 17 novembre 1958. Cela ne porte pas atteinte à la souveraineté parlementaire ?

Vous nous sollicitez pour que nous proposions des mesures concrètes. Elles sont prises chaque jour lorsque les forces de l'ordre font face à des manifestants violents ou luttent contre le terrorisme. Elles sont prises aussi quand nous donnons plus de moyens à la justice. Elles sont enfin prises quand nous soutenons des initiatives parlementaires, comme celle de la proposition de loi d'initiative sénatoriale sur la liberté de manifester, qui a été reprise par le Gouvernement et votée à l'Assemblée nationale.

M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Leconte.

M. Jean-Yves Leconte. Monsieur le ministre, sentez-vous libre de répondre à ma question précédente… (Sourires sur les travées du groupe SOCR.)

Dans un État de droit, toute réduction d'une liberté ou toute contrainte imposée doit être soumise au contrôle du juge et doit se limiter à ce qui est strictement nécessaire et proportionné. Ces principes sont réaffirmés à l'article 66 de la Constitution et constituent le fondement de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Ils sont également rappelés dans la convention européenne des droits de l'homme.

En 2015, compte tenu d'une situation dramatique, nous avons dû nous résoudre à déclarer l'état d'urgence et à donner à l'administration des compétences auparavant dévolues au seul juge du siège.

En 2017, le gouvernement auquel vous appartenez, monsieur le ministre, a décidé que ces mesures exceptionnelles devaient entrer dans le droit commun, confortant ainsi, en particulier, le rôle du parquet, du procureur, en cas de mesures administratives prises à titre préventif.

En 2018, la conjugaison de votre doctrine et de l'évolution de la doctrine du maintien de l'ordre face à la crise des « gilets jaunes », marquée par votre volonté d'appliquer aux manifestants des dispositions inspirées de la lutte antiterroriste en donnant aux préfets des pouvoirs de prévention et d'interdiction de manifester vis-à-vis de personnes non condamnées par un juge, a conduit à limiter largement la liberté de manifester des Français.

Dans ce contexte, compte tenu des nouvelles prérogatives aujourd'hui confiées aux procureurs, quand aurons-nous un parquet réellement indépendant ?

Mme Sophie Taillé-Polian. Très bien !

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Marc Fesneau, ministre auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement. Monsieur le sénateur, je tâcherai dans quelques instants de répondre à la question à laquelle j'ai imparfaitement répondu… Reconnaissez que je ne suis pas garde des sceaux : je m'efforce humblement de suppléer ma collègue, et, si des précisions vous manquent, je vous propose que nous vous fournissions un complément de réponse écrit.

S'agissant d'abord de la doctrine d'emploi des forces, je rappelle que le maintien de l'ordre et l'usage juste et proportionné de la force publique sont seuls légitimes dans une démocratie, afin de de rétablir la paix publique lorsque des troubles sont causés et à l'égard de ceux qui ne respectent pas le cadre légal de la manifestation publique. La doctrine de maintien de l'ordre établie par le Gouvernement s'inscrit dans le cadre de ces principes, que vous avez aussi rappelés.

L'emploi des moyens des forces de l'ordre en cas de trouble est gradué en fonction de l'importance de celui-ci. C'est cet équilibre entre le respect du droit de manifester et la garantie de la sûreté qui fonde l'État de droit en démocratie.

Le dialogue est toujours privilégié, et les forces de l'ordre sont réorganisées dans leurs modes d'intervention pour cibler les fauteurs de troubles, en particulier pour empêcher les Black Blocs de se constituer en noyau, et permettre aux manifestants de poursuivre leur marche.

Ainsi, la doctrine du maintien de l'ordre n'a pas d'autre objectif que de garantir le déroulement normal des manifestations. Nous ne devons pas laisser la liberté de manifester, qui est à la racine de la démocratie, être entravée par des individus qui n'ont d'autre mode d'expression que la violence.

J'en viens aux visioconférences. Le Conseil constitutionnel a jugé que le recours à ce dispositif contribuait à la bonne administration de la justice et au bon usage des deniers publics. Par ailleurs, dans certains cas, qu'il s'agisse de prolonger une garde à vue ou une détention, la visioconférence suppose l'accord de la personne concernée.

En ce qui concerne les étrangers placés en rétention sur proposition de l'autorité administrative, il importe que les prolongations respectent le cadre légal : ces mesures, comme vous l'avez souligné, monsieur le sénateur, sont soumises à l'État de droit. Les prolongations sont faites dans ce cadre et évaluées. Par ailleurs, des voies de recours existent, qui garantissent aussi l'État de droit.

Enfin, je répète que les procureurs ne peuvent plus recevoir d'instructions individuelles depuis 2013 ; en outre, ils ne sont pas nommés si le Conseil supérieur de la magistrature émet un avis non conforme aux propositions de la garde des sceaux.

M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Leconte, pour la réplique.

M. Jean-Yves Leconte. Merci, monsieur le ministre, pour ces quelques précisions sur les vidéoaudiences. Il importe, pour respecter et faire respecter la justice, que celle-ci soit rendue dans des locaux adéquats – pas dans les commissariats.

S'agissant de l'indépendance du parquet, le Sénat et l'Assemblée nationale ont voté une réforme constitutionnelle. Il convient maintenant, sans attendre le prochain épisode de la série « révision constitutionnelle », que le Congrès adopte définitivement cette réforme pour un Conseil supérieur de la magistrature plus indépendant, rendue indispensable par l'accroissement continu des compétences des procureurs.

M. le président. La parole est à M. Jean-François Longeot.

M. Jean-François Longeot. L'été dernier, plus d'une quinzaine de permanences parlementaires ont été vandalisées et, parfois, visées par des inscriptions injurieuses.

L'été dernier aussi, au lendemain du décès du maire de Signes dans l'exercice de ses fonctions, la commission des lois du Sénat a lancé une consultation des élus pour prendre la mesure des incivilités et violences dont ils sont victimes. Parmi les élus ayant participé à cette consultation, 92 % affirment avoir été victimes d'incivilités, d'injures, de menaces ou d'agressions civiques. Or ils ne sont que 37 % à avoir saisi la justice, et 21 % seulement des plaintes ont abouti à la condamnation pénale des fautifs.

Enfin, le Sénat constate également une augmentation des agressions contre les sapeurs-pompiers, aujourd'hui au nombre de soixante-quatorze par mois en moyenne. Cette augmentation a atteint plus de 23 % entre 2016 et 2017.

Si l'État de droit s'impose à l'État pour la protection des libertés individuelles et des droits de l'homme, il s'impose également aux individus, qui ne peuvent en faire un totem. Car l'État de droit n'est pas une orientation politique ou idéologique, mais consiste en l'application des règles de droit.

L'État de droit doit assumer la liberté, mais aussi combattre l'incivisme et refuser l'immobilisme ; il doit assurer la sécurité de nos concitoyens tout en prévenant l'arbitraire.

Le thème même de ce débat, suggérant un éventuel recul et, a contrario, la possibilité d'avancées, montre que l'État de droit n'est jamais définitivement acquis. De fait, la défiance généralisée, synonyme de manichéisme croissant, ne saurait justifier qu'on se soustraie aux règles de droit pour répondre aux fractures sociales et territoriales qu'elle dénonce. Ce serait apporter de mauvaises réponses à de bonnes questions et affaiblir encore plus le fonctionnement apaisé de notre démocratie.

Monsieur le ministre, comment peut-on rappeler que l'État de droit n'est pas une formule incantatoire, mais reste un objectif à fixer et une ambition à marteler sans cesse face aux attaques dont j'ai parlé ?

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Marc Fesneau, ministre auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement. Monsieur le sénateur, vous m'interrogez en particulier sur les violences contre les élus, locaux ou nationaux.

La préoccupation et la vigilance du Gouvernement sont maximales face à la recrudescence constatée du nombre d'agressions contre des élus locaux, des parlementaires ou leur permanence. Ainsi, la garde des sceaux prépare une circulaire, qui sera diffusée dans les prochains jours à l'ensemble des procureurs généraux et des procureurs de la République, afin de rappeler que les infractions commises contre les élus, qu'ils soient dépositaires de l'autorité publique, comme les maires, ou chargés d'une mission de service public, comme les parlementaires, sont aggravées du fait de leur qualité ; que la réponse pénale, si elle doit être adaptée aux faits et à la personnalité des auteurs, doit être systématique, après défèrement des mis en cause dans les cas les plus graves ; et que les élus victimes doivent être systématiquement tenus informés des suites données à leur plainte.

Plus largement, le dialogue entre les élus, les forces de police et les parquets, déjà permanent, doit être une priorité, car, au-delà du meilleur traitement de la délinquance qu'il permet, il doit aider à comprendre les préoccupations et les alertes et, ainsi, à mieux prévenir les atteintes aux élus, négation même de la démocratie.

Outre les élus, vous avez cité le cas des pompiers ; d'autres autorités, comme les magistrats ou les journalistes, sont également concernées, sans oublier les personnels d'accueil de certains établissements. Nous devons être particulièrement vigilants pour tous et, à chaque fois, trouver une réponse adaptée aux faits graves qui sont commis.

M. le président. La parole est à M. Christophe Priou.

M. Christophe Priou. Je serai factuel, en prenant l'exemple le plus visible, le plus spectaculaire, du recul permanent de ces dernières années : l'échec du projet d'aéroport à Notre-Dame-des-Landes.

Cet échec, c'est l'abandon de l'État de droit en zone rurale sur des milliers d'hectares, la démission des pouvoirs publics face à la violence de groupuscules, des voies publiques confisquées au détriment de la circulation : bref, une zone où la République s'est effacée pendant plusieurs années. (M. Serge Babary opine.)

En 2016, les manifestations violentes à Nantes ne furent ni interdites ni autorisées : étonnante jurisprudence que ce « ni-ni » en plein état d'urgence… Sans oublier un référendum dont on n'a pas tenu compte.

En mai 2017, de l'aveu même du Premier ministre, l'ensemble des autorités administratives et juridictionnelles s'étaient prononcées dans le sens d'un feu vert au projet. C'est pourtant le même Édouard Philippe qui, le 17 janvier 2018, annonça l'abandon définitif du projet, faisant fi de plus de 170 décisions de justice favorables.

Sous la présidence d'Emmanuel Macron, une mission de médiation partisane a été nommée. L'impartialité des trois médiateurs a été remise en cause sur le fondement d'éléments indiscutables. Ainsi, ils ont largement minoré les prévisions de trafic. C'est comme si, lors de l'élaboration d'un plan local d'urbanisme, on nommait commissaire enquêteur un propriétaire foncier pour ouvrir les droits à construire : aucun maire ne pourrait l'admettre, ni l'État d'ailleurs avec son contrôle de légalité.

Pour couronner le tout, un représentant de l'État, le préfet de région, est allé trinquer avec les zadistes à l'annonce de l'abandon du projet…

Chaque fois que le politique manque de courage, c'est l'État qui s'affaiblit. Et l'État qui faiblit, c'est le recul du droit !

M. Jean-Claude Requier. Très bien !

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Marc Fesneau, ministre auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement. Monsieur le sénateur, je ne reviendrai pas sur le fond du dossier de Notre-Dame-des-Landes. Vous m'interrogez sur l'adéquation entre l'État de droit et ce que cette affaire pourrait, selon vous, signifier.

Au fond, dans le processus que vous avez décrit, l'État de droit a reculé chaque fois que l'État a refusé de prendre une décision et de la faire appliquer dans les périodes qui ont précédé l'entrée en fonction de ce gouvernement – sous des gouvernements que, du reste, vous ne souteniez pas forcément.

La vérité, c'est que, pendant cinq, six, sept ans avant la décision prise par le Premier ministre en 2018, on a laissé s'installer, avec la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, une situation intenable. C'est là que l'État de droit a reculé : tout en continuant à oeuvrer pour le projet, on ne se donnait pas les moyens de le faire aboutir et on laissait s'installer une zone de non-droit.

La décision du Premier ministre, qui n'était pas simple, a permis de clarifier, enfin, la position de l'État : à force de dire à la fois « on fait » et « on laisse faire », on ne laisse rien faire… D'une part, nous renoncions au projet tel qu'il était conçu, en prévoyant des mesures d'accompagnement – je sais, monsieur le sénateur, que vous êtes vigilant à cet égard – ; d'autre part, il fallait que la ZAD soit évacuée. C'est une reconquête territoriale qu'il a fallu opérer sur ce territoire, devenu, comme vous l'avez bien expliqué, une zone de non-droit.

Je vous signale que des zones de même nature étaient en train de se constituer et que le Gouvernement a agi pour éviter que ne se reforme, notamment à Bure, ce qui s'était développé à Notre-Dame-des-Landes.

Ainsi, nous nous sommes efforcés, d'une part, d'assurer l'État de droit en faisant cesser une occupation illégale et, d'autre part, pour les projets à venir, de tirer les conséquences de l'expérience de Notre-Dame-des-Landes, douloureuse pour ce territoire, afin d'éviter que des situations de même nature ne bloquent des projets ou ne donnent naissance à des zones de non-droit dans la République française. C'est dans cet esprit que nous avons oeuvré à Notre-Dame-des-Landes, à Bure et ailleurs.

M. le président. La parole est à M. Christophe Priou, pour la réplique.

M. Christophe Priou. Il faut rappeler aussi, monsieur le ministre, la promesse non tenue du candidat devenu Président de la République de respecter le résultat du référendum…

Sans oublier les décisions annoncées hier par le Gouvernement : la prolongation de 400 mètres de la partie sud de la piste de l'aéroport actuel en direction de l'une des plus grandes zones humides de France et le sacrifice d'habitants de la banlieue nantaise, notamment ceux de Saint-Aignan-de-Grand-Lieu, qui subiront les nuisances actuelles et futures. Au bout du compte, le coût du projet pourrait atteindre le prix d'un aéroport neuf !

Ce compromis, aujourd'hui, tutoie l'abandon et le renoncement : c'est bien la conséquence du recul de l'État de droit !

M. le président. La parole est à Mme Sylvie Robert.

Mme Sylvie Robert. La liberté de la presse, une pierre angulaire de notre État de droit, est d'autant plus nécessaire que jamais notre société n'a été aussi informée par les chaînes d'information, internet, les réseaux sociaux et même les médias traditionnels. D'ailleurs, ceux qui souhaitent nuire à la démocratie commencent souvent par s'en prendre à la presse.

Voici ce que disait un de nos illustres prédécesseurs, Victor Hugo : « La liberté de la presse à côté du suffrage universel, c'est la pensée de tous éclairant le gouvernement de tous. Attenter à l'une c'est attenter à l'autre. »

Le dernier rapport de Reporters sans frontières fait état, pour la seule année 2018, de la mort de 80 journalistes, dont 49 assassinés en raison de leur profession. En dix ans, ce sont 702 journalistes qui ont trouvé la mort dans ces conditions. Par ailleurs, 348 journalistes sont en détention et 60 gardés en otage. Voilà l'état de la presse dans le monde !

Nous vivons dans un pays qui garantit la liberté la presse en la rattachant à notre Constitution, et c'est une chance. Pourtant, chez nous aussi, des menaces existent.

Elles sont, d'abord, d'ordre financier : la situation économique de la presse se dégrade, laissant apparaître des concentrations inédites, avec des risques pour l'indépendance des titres, et des achats d'éditeur sans respect des rédactions, malgré nos lois. De plus en plus de journaux et de chaînes peinent à produire de l'information par manque de moyens. Actuellement, nous nous débattons face aux Gafam pour que la presse bénéficie de la valeur qu'elle crée.

Les menaces sont aussi d'ordre international, avec la divulgation par certains États ou personnes affiliées d'infox qui influencent l'issue d'élections ou de référendums et, plus généralement, s'attaquent au débat démocratique.

Elles sont, enfin, d'ordre sociétal, car une parole violente s'exerce contre les journalistes, ouvrant la voie à des attaques physiques contre ceux qui se rendent sur le terrain.

Mis bout à bout, ces périls nuisent à la liberté de la presse dans notre pays ; par la violence ou les risques de contentieux, ils créent une forme d'autocensure chez les journalistes.

À la lumière de constat, monsieur le ministre, quelles actions le Gouvernement compte-t-il entreprendre pour protéger la liberté de la presse, dans un moment où nous en avons tant besoin ?

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Marc Fesneau, ministre auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement. Madame la sénatrice, je commencerai par la dimension économique de votre question. Même si elle n'est peut-être pas l'aspect le plus important de la liberté de la presse, il est nécessaire que les journalistes et les éditeurs puissent travailler dans un cadre qui leur permette de vivre de leurs publications.

David Assouline, au Sénat, et Patrick Mignola, à l'Assemblée nationale, quoique d'horizons politiques différents et siégeant dans deux assemblées de sensibilités politiques différentes, ont uni leurs efforts sur la question des droits voisins. Nous avons été les premiers à proposer la transposition de la directive européenne, votée à l'Assemblée nationale et au Sénat. Je rends hommage au travail qui a été accompli afin que les journalistes soient rémunérés pour leur travail, y compris quand leurs articles sont publiés sur les plateformes.

Il se trouve que la société Google a décidé de ne pas respecter la directive européenne. C'est dans le cadre européen qu'il faut mener le bras de fer, et je suis sûr que nous y arriverons.

On voit bien que c'était une première étape. Les géants du numérique, nous le voyons bien, s'efforcent de ne pas payer le travail des journalistes. Dans ce domaine, nous ne pourrons avancer que si l'Europe sait faire valoir sa puissance vis-à-vis des Gafam.

Le travail réalisé sur la loi dite Bichet pour moderniser la distribution de la presse vise aussi à assurer à celle-ci une rémunération juste, afin qu'elle vive mieux de son travail.

Si la France, comme vous l'avez souligné, garantit mieux la liberté de la presse, nous devons permettre aux journalistes de travailler dans des conditions satisfaisantes, en particulier lors des manifestations.

Ils doivent aussi pouvoir exprimer leurs opinions et avis. À cet égard, je me souviens que, au moment de la crise dite des « gilets jaunes », certains manifestants, certes peu nombreux, ont empêché la publication ou la distribution d'un journal de l'ouest de la France, parce qu'ils n'étaient pas d'accord avec l'éditorial d'un journaliste : c'est une entrave à la liberté de pensée et à la liberté d'opinion. Nous avons agi pour que chacun puisse exercer cette liberté comme il l'entend.

Nous avons besoin, comme contre-pouvoirs, de journalistes qui expriment leurs opinions. Soyez assurée, madame la sénatrice, que le Gouvernement est particulièrement vigilant à ce sujet !

M. le président. La parole est à Mme Sylvie Robert, pour la réplique.

Mme Sylvie Robert. La loi sur le secret des affaires, celle sur la manipulation de l'information, la proposition de loi que nous examinerons bientôt relative à la haine sur internet témoignent d'une forme de judiciarisation de l'information hors du cadre protecteur de la loi de 1881. Cet enjeu nécessite un engagement de tous, singulièrement du Gouvernement.

M. le président. La parole est à M. François Bonhomme.

M. François Bonhomme. Un État de droit digne de ce nom, c'est un État qui assure la primauté du droit, l'égalité devant la loi, la responsabilité au regard de la loi, l'équité dans l'application de celle-ci, la séparation des pouvoirs, la participation à la prise de décision, la sécurité juridique, le refus de l'arbitraire et la transparence des procédures. En d'autres termes, peut se prévaloir de ce nom un État dans lequel le droit s'impose à tous. Or de nombreuses situations nous portent à croire que notre État de droit s'est étiolé et que certains mouvements minoritaires, souvent radicaux, pèsent davantage dans notre démocratie que la majorité silencieuse.

Si notre État de droit est aujourd'hui menacé, c'est en raison de la fragilisation de l'un des piliers sur lesquels il se fonde : l'autorité de l'État. L'exemple de la retenue d'eau de Sivens est évocateur.

Alors que l'ensemble des acteurs agricoles et publics s'étaient accordés sur un projet, celui-ci a été abandonné en décembre 2015, en catimini. Ce projet de retenue d'eau devait permettre la constitution d'une réserve d'environ 1,5 million de mètres cubes d'eau, utilisable pour l'irrigation des terres agricoles. Sa réalisation était indispensable pour développer des cultures porteuses de valeur ajoutée comme le maraîchage et les semences, pour favoriser l'autonomie fourragère et encourager l'installation.

Le 9 octobre dernier, l'instance de coconstruction, selon les termes devenus habituels, chargée de trouver une alternative à la retenue d'eau de Sivens a décidé de lancer un complément d'étude sur les besoins en eau dans la vallée du Tescou. Si l'on peut se féliciter que le principe de la création d'une retenue ait été à nouveau entériné, je forme le voeu que d'autres groupes minoritaires ne viennent pas reporter l'échéance d'un chantier attendu par l'ensemble des acteurs agricoles.

Monsieur le ministre, le Gouvernement peut-il s'engager à faire respecter, cette fois, l'État de droit, en veillant à ne pas reproduire les erreurs du passé et en allant au bout du projet ?

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Marc Fesneau, ministre auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement. Monsieur le sénateur, comme vous l'avez rappelé, la démocratie, c'est la loi de la majorité, dans le respect des minorités, qu'il faut toujours garder à l'esprit, et dans le dialogue.

À Sivens, la situation était très complexe – vous le savez beaucoup mieux que moi –, avec un abcès de fixation et des affrontements entre les forces de l'ordre et des zadistes très violents qui ont conduit, malheureusement, à la mort d'un manifestant, Rémi Fraisse, en 2014.

Une telle situation pose la question de notre capacité à mener globalement des projets d'intérêt général d'envergure. Ce n'est pas simple, surtout quand l'abcès de fixation existe déjà, ce qui était le cas à Sivens.

De même qu'il a tiré pour Bure les leçons de Notre-Dame-des-Landes, le Gouvernement a pris ses responsabilités pour éviter que ne se forment des abcès de fixation comme celui de Sivens.

Le besoin en eau, avéré, sera grandissant dans les années à venir. Comme vous l'avez rappelé, monsieur le sénateur, le président du conseil départemental et l'ensemble des élus se mobilisent pour trouver une solution alternative.

Comme le ministre de l'agriculture et le Premier ministre lui-même l'ont souligné, le Gouvernement entend que les retenues collinaires et barrages nécessaires à certains territoires pour continuer à développer une activité agricole soient réalisés dans des conditions à la fois acceptables par les populations et respectueuses de l'État de droit.

M. le président. La parole est à M. François Bonhomme, pour la réplique.

M. François Bonhomme. Monsieur le ministre, je prends acte de votre réponse, qui d'ailleurs ne me surprend pas.

Au-delà des principes généraux du droit du rappel de la nécessité d'une concertation et d'une coconstruction, il faut maintenant passer à l'action.

Dans le Sud-Ouest, nous avons un problème considérable – non pas depuis hier, mais depuis des années. Aucun projet n'a abouti en Tarn-et-Garonne ! Si l'on ajoutait tous ceux qui sont mort-nés par anticipation de la faiblesse de l'État, croyez-moi, la facture serait lourde.

Nous allons au-devant de gros problèmes de ressource en eau. Il y aura des coupures d'eau, dont nos concitoyens ne mesurent pas aujourd'hui encore les conséquences, si rien n'est fait, et urgemment !

M. le président. La parole est à M. Jérôme Bascher.

M. Jérôme Bascher. Monsieur le ministre, ma question porte sur le recul de l'ordre public.

Sur ce sujet, je pourrais parler du recul de l'État de droit dans les banlieues, du recul de l'ordre public dans certains lieux de culte, déjà assez longuement évoqué, ou du recul de l'ordre public dans l'affaire de l'aéroport de Nantes ou à Sivens ou Bure – M. le ministre a déjà largement répondu sur ce point, ce dont je le remercie, car il n'est pas toujours facile de répondre au pied levé. Mais c'est une dimension plus moderne et plus lancinante du recul de l'ordre public que je souhaite souligner : je veux parler de la désobéissance civile.

De plus en plus, des groupes d'action pas toujours identifiés, des collectifs, qui ne veulent pas forcément du bien à la République ni à la loi, donnent des mots d'ordre de désobéissance civile consistant, en vérité, à empêcher les autres d'exercer leurs libertés. Sans doute, ces actions sont souvent pacifiques ; mais, parfois, quelques individus, peut-être intellectuellement mieux armés, incitent les uns ou les autres à un peu plus de violence ou sont le ferment d'une violence par complicité. (M. Jean-Claude Requier opine.)

M. François Bonhomme. Extinction Rebellion !

M. Jérôme Bascher. C'est ainsi que, la semaine dernière, on a vu une place de Paris occupée et la circulation empêchée pour les Parisiens – lesquels n'ont pas besoin de cela, car, hélas, la mairie de Paris se charge habituellement d'eux… Le comble, c'est que ce groupe a laissé ses ordures sur place, alors qu'il prétend sauver la planète !

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Marc Fesneau, ministre auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement. Monsieur le sénateur, la désobéissance civile est un mouvement assez ancien, né aux États-Unis au XIXe siècle des écrits d'Henry Thoreau, théoricien de cette forme d'action utilisée ensuite par Gandhi. Mais on est parfois un peu loin de Gandhi…

De fait, à côté des grandes références intellectuelles ou politiques, on voit se développer depuis plusieurs années des mouvements qui s'inspirent de ce concept, même si, parfois, ils s'en éloignent. On y trouve des opposants à des projets publics, des collectifs anticapitalistes, des groupes qui entendent alerter contre tel ou tel danger, comme le réchauffement climatique.

Ce phénomène est multiforme, et ces mouvements s'estiment légitimes, parce qu'ils défendraient des idéaux plus élevés que l'intérêt général recherché par les élus. Cette critique de la démocratie représentative conduit trop souvent à ignorer la loi, voire à la combattre, au nom d'une conscience individuelle qui surplomberait la délibération démocratique. Le Gouvernement ne peut évidemment souscrire à une telle conception.

Il faut être attentif à ces mouvements, porteurs de questions parfois essentielles, mais aussi considérer les modes d'action, qui consistent souvent à prendre en otage des projets publics, à occuper des sites et à restreindre la liberté de circulation ou simplement d'activité d'un certain nombre de nos concitoyens, comme à Paris récemment. Cela n'est pas acceptable, lorsque ces groupes débordent du droit légitime et constitutionnel de manifester.

Je continue de penser que, en démocratie, tout engagement, associatif, politique collectif ou personnel, est utile ; mais le respect de la démocratie représentative et de l'État de droit est un cadre indépassable.

Sans doute serons-nous appelés à légiférer en la matière. Je sais que le Sénat a travaillé sur le délit d'entrave. Nous devrons trouver l'équilibre qui garantisse les libertés constitutionnelles et permette à chacun d'exercer sa profession ou à des projets publics de voir le jour dans le cadre légal.

M. le président. La parole est à M. Jérôme Bascher, pour la réplique.

M. Jérôme Bascher. Je vous remercie, monsieur le ministre, pour votre réponse. Avec certains appels à la désobéissance civile, on est parfois plus dans le bandit que dans le Gandhi…

Il est vrai que le Sénat, sur l'initiative de Jean-Noël Cardoux et avec le soutien du Gouvernement, a voté le délit d'entrave. Je crois beaucoup à la liberté d'expression et aux causes nobles que défendent parfois ceux qui appellent à la désobéissance civile – j'ai parlé de bandits, mais ce ne sont pas de vrais bandits… –, mais il faudra que ce texte soit adopté aussi par l'Assemblée nationale, afin que l'État de droit progresse.


Source http://www.senat.fr, le 12 novembre 2019