Liberté d'expression, diversité des contenus, non-discrimination... Popularisé en 2003 par Tim Wu, professeur de droit de l'université de Columbia à New-York, ce principe fondateur d’internet garantit la libre circulation des flux de contenus. Alors que les États-Unis ont abandonné ce principe depuis juin 2018, Vie-publique.fr fait le point sur les enjeux liés à la neutralité du net et sur la situation en France et en Europe en particulier par rapport aux pratiques des fournisseurs d'accès à internet (FAI).
La neutralité du net, principe fondateur d’internet
La neutralité du net est un principe qui garantit la libre circulation, sans discrimination, des contenus. Cette neutralité peut avoir des conséquences importantes en matière économique (libre concurrence et régulation des acteurs dominants du marché) mais aussi en termes de respect de la vie privée des internautes, de garantie de la liberté d’expression et de qualité et continuité des services offerts sur internet.
Internet a été conçu comme un réseau ouvert, reposant sur une architecture décentralisée et le principe du "meilleur effort" : chaque opérateur doit s'efforcer d'assurer la transmission de tous les paquets de données transitant par son réseau, sans garantie de résultat (obligation de moyen) mais en excluant toute discrimination à l’égard de la source, de la destination ou du contenu de l’information transmise.
Les principaux acteurs d’internet sont les opérateurs de réseau (opérateurs de réseau fixe ou mobile, fournisseurs d’accès à internet) et les fournisseurs de services et de contenus (comme Google par exemple).
Les utilisateurs d’internet sont tour à tour récepteurs et émetteurs d’informations ou de services (blogs, réseaux sociaux, Wikipédia...). En bout de réseau, chaque personne a vocation à créer et à émettre de l’information (principe de bout en bout). Internet est un réseau universel, partagé par tous et décentralisé. La neutralité du net consiste dans la liberté de transmission au sein de l’architecture communicationnelle d’internet. Cette neutralité est une condition essentielle pour le bon fonctionnement et le développement d'internet.
La neutralité du net en France et en Europe
La réglementation française
La loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 a inscrit le principe de neutralité d'internet dans le droit français. Ce principe interdit aux fournisseurs d’accès à internet (FAI) de discriminer l’accès au réseau en fonction des services (par exemple en offrant un internet plus lent à certains clients et plus rapide à d’autres) afin d'assurer l'accès à un service identique à partir d’une même offre.
L’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) est garante de la neutralité d'internet . Celle-ci a été érigée en principe par le règlement européen du 25 novembre 2015 sur l’internet ouvert, applicable depuis le 30 avril 2016. Pour faire respecter ce principe, la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique a conféré à l’Arcep de nouveaux pouvoirs d’enquête et de sanction à l’encontre des opérateurs.
Ainsi, l’Arcep a pu faire retirer des conditions générales de vente de certains FAI des clauses contraires à la neutralité, qui prévoyaient des blocages de services et de types d’usage (comme l’interdiction du peer-to-peer – pair à pair). L’Arcep rappelle également que des pratiques sont contraires au règlement européen ; c'est le cas du zero-rating (trafic gratuit) pratiqué par certains FAI, en général pour les offres mobiles, et consistant à ne pas facturer dans le forfait l’accès à des sites ou applications.
Dans son rapport 2022 sur l'état d'internet en France, l'Arcep évoque les inquiétudes suscitées par le network slicing en matière de neutralité. Cette technologie permet de créer des sous-réseaux sous la forme de tranches de réseau virtuelles (ou "slices") au-dessus d'une infrastructure physique. Les slices pourraient fonctionner lorsque les cœurs de réseau 5G seront déployés. Ils permettraient à un FAI de fournir des services différenciés répondant aux divers besoins de ses clients. Cette technologie s'avère compatible avec le règlement internet ouvert adopté en novembre 2015, qui laisse les FAI recourir aux technologies de leur choix, et avec le principe de neutralité. L'Arcep estime néanmoins que l'organisation concrète des slices et les effets éventuels sur la disponibilité ou la qualité générale d'internet devront être examinés au cas par cas.
Le cadre de régulation européen
À l'échelle européenne, c'est l'Organe des régulateurs européens des communications électroniques (Body of European Regulators for Electronic Communications – Berec) qui est chargé de l’application du principe de neutralité du Net.
Ce principe a été consacré par Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) dans une décision du 15 septembre 2020. La Cour a examiné l'application du règlement européen sur l'internet ouvert par le FAI hongrois Telenor, qui proposait un décompte distinct du volume des données consommées selon les applications. Pour certaines applications, les données n'étaient pas comptabilisées ("tarif nul") alors que, pour d'autres, des mesures de blocage ou de ralentissement du débit pouvaient être prises en cas de dépassement du forfait. D'après la CJUE, "de telles offres groupées sont de nature à amplifier l’utilisation des applications et des services privilégiés et, corrélativement, à raréfier l’utilisation des autres applications et des autres services disponibles".
Dans ce cadre, la Cour considère que la société Telenor a enfreint l’obligation générale de traitement égal et non discriminatoire du trafic, énoncée à l’article 3 du règlement européen 2015/2120 sur la neutralité du net : "Les exigences de protection des droits des utilisateurs d’internet et de traitement non discriminatoire du trafic s’opposent à ce qu’un fournisseur d’accès à internet privilégie certaines applications et certains services au moyen d’offres faisant bénéficier ces applications et services d’un "tarif nul" et soumettant l’utilisation des autres applications et services à des mesures de blocage ou de ralentissement."
Le 2 septembre 2021, la CJUE a rendu trois arrêts relatifs à la pratique de zero-rating de deux opérateurs allemands : Vodafone et Telekom Deutschland. La Cour a jugé cette pratique non conforme à l'article 3 du règlement internet ouvert. Elle rappelle qu'"une option à "tarif nul", telle que celles en cause [...], opère, sur la base de considérations commerciales, une distinction au sein du trafic internet, en ne décomptant pas du forfait de base le trafic à destination d'applications partenaires. Une telle pratique commerciale est contraire à l'obligation générale de traitement égal du trafic, sans discrimination ou interférence, telle qu'exigée par le règlement sur l'accès à un internet ouvert".
À la suite de ces arrêts, le Berec a publié en juin 2022 une nouvelle version des lignes directrices destinées à guider les autorités de régulation nationales dans la mise en œuvre du règlement internet ouvert.
Entre enjeux économiques et démocratiques
Jean-Ludovic Silicani, président de l'Arcep de 2009 à janvier 2015, considérait que sous l’apparence d’une question très technique ou, à l’inverse, très théorique, ce sujet "est un des plus fondamentaux que notre économie et notre société aient à traiter au cours des prochaines années, au niveau de chaque pays comme au plan mondial… [car] le bon fonctionnement des réseaux de communications électroniques et de l’internet va constituer une des questions clés de l’avenir de notre planète. Une crise de ces réseaux hypothéquerait en effet l’ensemble des activités et conduirait à un dérèglement général de l’économie et de la société" ("Neutralité des réseaux. Les actes du colloque", Paris, avril 2010).
Les opérateurs d’internet disposent de moyens technologiques qui autorisent une gestion discriminatoire des flux d’informations et peuvent constituer des entraves à la neutralité du net. Ces moyens permettent d’analyser les contenus (et procéder ainsi à la priorisation, au filtrage ou au blocage de certains contenus) et d’organiser leur circulation à plusieurs vitesses.
Les opérateurs de réseau qui militent en faveur de l’abandon de la neutralité justifient ces restrictions d’un point de vue financier. Elles permettraient de dégager des marges de financement supplémentaires indispensables pour investir dans les réseaux.
De même, des gouvernements tentent de mettre en place des techniques de filtrage du réseau afin de rétablir un contrôle sur l’information d’internet, à l’image de celui dont ils jouissent sur les médias traditionnels.
Cependant, la préservation de la neutralité d’internet représente avant tout un enjeu démocratique. La neutralité du net met les citoyens sur un pied d’égalité et permet à tous de s’exprimer librement. Internet est une plateforme d’expression égalitaire qui se distingue à cet égard des moyens de communication traditionnels (radio, télévision, presse) car aucun investissement n’est requis pour émettre de l’information.
De plus, l’internet ouvert présente des enjeux économiques et apparaît comme un incubateur d’innovations. Face aux groupes commerciaux prestataires de services, une petite entreprise, quelle qu'elle soit, peut distribuer librement des services sur internet et entrer en concurrence sur le marché global. Internet est propice à "l’innovation sans permis" ; des start-up peuvent distribuer toute innovation à moindre coût et sans autorisation préalable de l’opérateur.
Enfin, internet contient son propre principe de développement et présente, de ce fait, d’importants enjeux en matière d’investissement dans l’innovation. En effet, l’enrichissement et l’innovation croissante des services et des contenus proposés par internet favorisent l’augmentation du nombre d’utilisateurs.
Garantir le principe de neutralité d’internet n’équivaut pas à refuser toute pratique de gestion du trafic. Des exigences légales – l’utilisation d’internet devant s'effectuer dans le cadre de la loi – et techniques autorisent des atteintes ciblées, temporaires et transparentes au principe de neutralité sans le remettre en cause (par exemple, le blocage des sites ayant des contenus pédopornographiques).