Le modèle de la smart city est-il soluble dans les territoires ruraux ?
À partir de la fin des années 2000, la smart city est apparue progressivement à l'agenda des métropoles mondiales jusqu'à devenir un mot d'ordre pour l'action publique locale. Pourtant, les dynamiques autour du numérique et des politiques qui lui sont consacrées sont loin de se réduire aux aires métropolitaines.
Sous l'impulsion des firmes informatiques, tels qu'IBM ou Cisco, la smart city s'est progressivement imposée comme un nouveau modèle de gestion urbaine. Renouvelant les principes de la cybernétique, l'imaginaire de la ville intelligente est celui d'une ville, pensée comme un ensemble de systèmes techniques, pilotable à distance grâce aux flux d'informations. La donnée doit permettre d'optimiser et de rendre plus efficace le fonctionnement et la gestion des réseaux urbains. Toutefois, loin des prophéties autoréalisatrices de ses promoteurs initiaux, la réalité de la smart city s'est avérée plus complexe à mettre en œuvre pour ces grands groupes internationaux. Confrontées à la complexité des villes, loin de pouvoir se réduire à des systèmes techniques, les premières expérimentations ont rarement été pérennisées, à l'instar des projets de plateformes de données portés par IBM à Montpellier ou Nice au milieu des années 2010 pour améliorer la gestion des transports ou des réseaux d'eau.
Ce discours d'optimisation des réseaux urbains par la donnée a toutefois été repris peu à peu par les firmes urbaines traditionnelles et intégré dans leurs offres aux collectivités. Par le biais d'acquisitions, de partenariats, de recherche et développement, des entreprises telles que Veolia, Bouygues, Suez, Engie, Orange, leurs filiales ainsi que de nombreuses start-ups spécialisées, proposent des solutions innovantes pour optimiser la gestion des services urbains au travers des capteurs et de l'analyse de données. Les villes d'Angers et de Dijon mettent ainsi en place des projets emblématiques de poste de commandement unique et partagé pour mutualiser les équipements urbains (caméras, feux de circulation, et optimiser la gestion de l'espace public. Des projets similaires ont vu le jour dans des zones plus rurales. Par exemple, la communauté de communes de communes du Pays Haut Val d'Alzette (région Grand Est, huit communes, 29 000 habitants) porte une démarche de smart city regroupant le déploiement de capteurs connectés, une plateforme technique de gestion des données du territoire, un hyperviseur, et une application mobile. L'objectif est en premier lieu de rendre plus efficace, par la donnée, le fonctionnement des réseaux techniques.
Si ces grands projets de ville ou territoire intelligents, intégrant plusieurs fonctions urbaines, restent marginaux, tant dans les métropoles que dans les zones rurales, on observe parallèlement une numérisation croissante des réseaux de services urbains. Les capteurs et compteurs communicants ont été déployés dans les réseaux d'eau, d'électricité, de gaz ou de l'éclairage public, pour mieux identifier les fuites, mesurer les consommations et piloter ces infrastructures techniques. À l'instar du réseau énergétique et du controversé compteur Linky, sous l'impulsion des entreprises opératrices de réseau qui intègrent cette offre dans leur réponse aux appels d'offres, ces infrastructures territoriales se numérisent à bas bruit.
Le numérique, facteur d'innovation territoriale ?
Parallèlement à ces projets de numérisation des infrastructures techniques, le numérique est également perçu comme un vecteur d'innovation et d'attractivité territoriale. Promues au travers de politiques nationales et régionales, les collectivités locales sont incitées, au travers d'appels à projet, de subventions ou encore de labels, à se saisir du numérique pour proposer de nouveaux services à leurs habitants. Certains territoires ruraux parviennent à tirer profit de ces politiques d'incitation à l'innovation. Par exemple, la communauté de communes de la Champagne picarde (Aisne, 46 communes, 21 000 habitants) a mis en œuvre une ambitieuse feuille de route numérique. Celle-ci passe en premier lieu par une stratégie d'accompagnement et de formation au numérique pour les élus locaux, les agents administratifs et les habitants. La communauté de communes a en outre développé un tiers-lieu, le Faitout connecté, qui accueille un espace France Services, un lieu de coworking, une salle de formation, des ateliers numériques à destination des enfants, une borne de téléconsultation, ainsi qu'un "campus connecté". En partenariat avec l'Université de Reims, ce dernier permet aux jeunes du territoire de suivre une formation universitaire à distance en bénéficiant d'un accompagnement personnalisé.
Toutefois, ce modèle de soutien à l'innovation soulève plusieurs problématiques. D'une part, il fait craindre l'imposition de types d'innovation peu adaptés aux spécificités territoriales. D'autre part, il pose la question du financement des dépenses de fonctionnement pour pérenniser les projets au-delà de la subvention d'investissement initial. Enfin, il soulève le risque de renforcer les inégalités entre les territoires, en délaissant les territoires n'ayant pas l'ingénierie et les ressources pour répondre à ces appels à projet. De fait, les territoires les plus dynamiques en matière d'innovation numérique sont souvent ceux qui peuvent s'appuyer sur une coalition d'acteurs locaux, regroupés autour d'une association, d'une entreprise du secteur numérique ou encore de liens avec une université. C'est le cas par exemple de la commune de Cozzano (Corse du Sud) qui ambitionne de devenir un "village connecté" en lien avec l'Université de Corse, ou encore du village d'Arvieu (Aveyron) qui a mis en place un tiers-lieu numérique grâce au soutien financier d'une start-up du numérique installée dans la commune (Zaza, 2020).
Cette démarche volontariste de certains territoires est illustrée également au travers des politiques d'open data. Rendue obligatoire depuis la loi pour une République numérique (2016), l'ouverture des données n'a été mise en œuvre en 2022 que par 16% des collectivités concernées (collectivités de plus de 3500 habitants ou 50 ETP), en grande majorité des régions, départements et communes ou EPCI de plus de 100 000 habitants, selon les chiffres de l'observatoire de l'association OpenDataFrance. De fait, ces politiques de mise à disposition de données requièrent de l'ingénierie et des compétences spécifiques. Pourtant, même si elles ne sont pas concernées par cette obligation légale et que leurs systèmes d'information sont souvent rudimentaires, une cinquantaine de communes de moins de 300 habitants se sont engagées dans l'open data. C'est le cas par exemple du village de Lys-Saint-Georges (Indre, 250 habitants), accompagné par des étudiants de Sciences Po Saint Germain en Laye et la coopérative Datactivist, qui, sous l'impulsion d'un élu municipal, a produit et mis à disposition sept jeux de données. L'objectif est d'améliorer la communication institutionnelle de la commune, et, surtout, de faciliter le travail de son agente administrative en centralisant des informations éparpillées dans différents documents administratifs. L'open data peut ainsi être un facteur de modernisation de l'administration pour des petites communes.
Les diversités territoriales face au numérique et le risque d'accroissement des inégalités
Depuis plusieurs décennies, les technologies de l'information et de la communication sont un enjeu majeur pour l'ensemble des territoires. En premier lieu, la question des infrastructures et de l'accès au réseau fait l'objet de mobilisation et d'investissement conséquent de la part des élus locaux. Si les zones blanches, non connectées au réseau, sont aujourd'hui marginales, la problématique est celle de la montée en débit des territoires, notamment par l'installation de la fibre optique, pour permettre les nouveaux usages nécessitant une bande passante accrue. Le plan France Très Haut Débit, lancé en février 2013, a pour objectif de généraliser la fibre optique sur l'ensemble du territoire d'ici 2025. Selon un récent rapport de France Stratégie, la gouvernance de ce plan, partagée entre les services de l'État, les collectivités locales et les opérateurs privés, a été un succès pour "inciter les investissements privés pour assurer la couverture de l'ensemble du territoire tout en prévoyant de financer sur fonds publics les zones moins denses où des carences du marché auraient été anticipées". Toutefois, ce bilan positif est critiqué par certains élus locaux qui constatent des inégalités de déploiement qu'ils vivent comme une véritable injustice spatiale.
La connexion est en effet perçue comme un atout central d'attractivité de leurs territoires, alors que les habitants sont des utilisateurs quotidiens du numérique pour le travail, l'éducation, les loisirs, la consommation ou l'accès aux services publics. Le numérique constitue en outre, bien souvent, une condition sine qua non de l'installation de nouveaux arrivants. Les politiques d'aménagement territorial ne peuvent de fait se passer d'une réflexion sur le numérique, dans la mesure où les transformations de la présence territoriale des commerces ou des administrations publiques et privées s'accompagnent parallèlement de dynamiques de numérisation de services. Les processus parallèles de fermeture d'agences locales (administratives, bancaires, etc.) et de dématérialisation de la relation à l'usager transforment les politiques d'aménagement territorial. Selon la sociologue Clara Deville, ce déplacement des guichets au domicile, transforme l'usager en producteur du service public, et, marque le "passage d'une logique de proximité à une logique d'accessibilité", avec la promesse de services en ligne disponibles 24h/24 (Clara Deville, "Ethnographie des parcours d'accès au RSA en milieu rural", Gouvernement et action publique, 2018/3, volume 7).
L'exclusion sociale et territoriale a toutefois longtemps été un impensé de cette numérisation à marche forcée des services au public. Or, l'illectronisme touche plus de 13 millions de Français, qui se déclarent en difficulté avec le numérique. L'âge et le niveau de diplôme sont les principales variables explicatives. En conséquence, les territoires ruraux, peu denses et où vivent davantage de personnes âgées sont davantage concernés par l'illectronisme que les territoires métropolitains dont la population est plus jeune et plus diplômée. Depuis quelques années, des mesures importantes ont été prises par l'État pour financer des actions de médiation numérique et structurer l'action publique territoriale en la matière. Des hubs territoriaux ont notamment été mis en place dans chaque région pour développer et animer les écosystèmes locaux de la médiation numérique, composés d'une myriade de petits acteurs très hétérogènes et peu coordonnées, et, accompagner les territoires dans la lutte contre les inégalités numériques. Cependant, alors que la compétence médiation numérique n'est pas bien définie, la mise à l'agenda de cet enjeu diffère d'une collectivité à l'autre. Dès lors, l'offre d'accompagnement varie fortement selon les territoires, plus ou moins bien pourvus en structures de médiation numérique, renforçant les disparités territoriales. À travers ces exemples, on voit que finalement le rôle des politiques publiques au milieu rural se limite à la garantie de connectivité et à l'accessibilité des données (open data).
Le numérique territorial sans les acteurs publics ?
Enfin, au-delà des politiques publiques innovantes, qui ne sont pas toujours très développées ou dont les effets peuvent être restreints, les usages domestiques du numérique contribuent à faire évoluer les modes de vie sur les territoires. Par exemple, l'usage massif des plateformes de commerces en ligne, telles que Amazon, LeBonCoin, Vinted, etc., participent indéniablement à la transformation des pratiques commerciales, mais également des sociabilités territoriales, sans que celles-ci ne soient réellement pilotées par les élus locaux. Dans son ouvrage L'Internet des familles modestes, enquête dans la France rurale (Presses des Mines, 2018), la sociologue Dominique Pasquier démontre ainsi que LeBonCoin – deuxième site d'e-commerce le plus consulté en France après Amazon – s'inscrit dans et est créateur de liens locaux. D'une part, l'achat de produits d'occasion s'effectue dans un périmètre proche du domicile s'inscrivant dans la continuité de l'attrait pour les brocantes et les vide-greniers. D'autre part, la plateforme est un lieu sur lequel on vient flâner et repérer qui vend quoi dans les alentours, renouvelant ainsi les formes de commérage de voisinage.
De nombreux autres services proposés par des acteurs privés sont très largement utilisés dans les territoires ruraux ou périurbains, au détriment parfois des pouvoirs publics. Les plateformes de location de logement, telles que Airbnb, sont devenues un acteur central du tourisme local, provoquant des tensions dans les zones où le marché du logement est contraint. L'application Waze, qui équipe près d'un automobiliste sur deux en France dans ses déplacements du quotidien, entraîne un certain nombre de reports de circulation dans des centres-villes ou des zones résidentielles, non prévus pour absorber ce trafic. Le cas d'Amazon témoigne également de l'ambivalence des effets de ces services numériques sur les territoires. Le site américain d'e-commerce donne accès à des marchés internationaux et vient pallier les difficultés des habitants à acheter localement certains biens. En outre, l'installation des entrepôts Amazon est encouragée par certains élus locaux qui la perçoivent comme un vecteur de création d'emplois et de redynamisation de l'économie locale. Les opposants dénoncent au contraire les suppressions d'emploi induites par l'essor de l'e-commerce, l'impact sur le commerce de proximité, et les effets néfastes pour l'environnement lié tout à la fois à l'essor des flux logistiques et à l'artificialisation des sols associée à la construction d'entrepôts.
Ces quelques exemples soulignent que le développement territorial du numérique se déploie très largement en dehors des politiques publiques par les transformations des usages sous l'effet des services proposés aux habitants par ces acteurs privés. Dès lors, tout l'enjeu pour les acteurs publics locaux est de parvenir à apporter des réponses en matière de régulation pour concilier intérêts privés et collectif. Or, ces intérêts sont propres aux dynamiques, aux configurations d'acteurs et aux spécificités de chaque territoire. Il n'existe pas un seul modèle de développement numérique territorial. Cela invite les acteurs locaux à inventer leur propre modèle, correspondant aux particularités de leur territoire, aux enjeux qu'ils souhaitent adresser par le numérique et aux ressources à leur disposition. Certains pourront par exemple privilégier des plateformes de mise en relation pour encourager les circuits courts, d'autres défendre la création de lieux de médiation et d'accompagnement de leur population aux technologies, ou encore s'appuyer sur les outils numériques pour promouvoir leur territoire. Tout cela nécessite en premier lieu pour les élus locaux de mettre à l'agenda la question du numérique bien au-delà de la focalisation sur la connectivité du territoire, et, de considérer le numérique comme un objet politique dans toutes ses dimensions.