Une évolution défavorable à l'Union européenne
En 1990, la richesse globale produite par les États-Unis et par l'Union européenne (UE) était d'un niveau très similaire, 30 ans plus tard, la situation a profondément changé. Bien que l'ampleur du décrochage de l'Europe dépende de l'indicateur utilisé, force est de constater que l'évolution récente (à partir de 2008) est défavorable à l'UE. Depuis la crise de la dette souveraine en zone euro, la croissance du PIB américain a été plus forte. Entre 2013 et 2019, la croissance moyenne de la zone euro a été de 1,9%, mais de 2,5% aux États-Unis. Ce différentiel devrait se réduire selon les projections de l'OCDE, mais sans disparaître à l'horizon de 2025 (1,8% aux États-Unis contre 1,6 en Europe).
| 2018 | 2019 | 2020 | 2021 | 2022 | 2023 | 2024 | 2025 | |
|---|---|---|---|---|---|---|---|---|
| Union européenne | 2,1 | 1,8 | -5,7 | 5,9 | 3,4 | 0,7 | 1,0 | 1,6 |
| États-Unis | 2,9 | 2,3 | -2,8 | 6,0 | 1,9 | 2,5 | 2,6 | 1,8 |
(1) Projections pour 2024 et 2025.
Sources : Banque mondiale, Eurostat, OCDE.
Avec une population européenne nettement plus élevée, le PIB par habitant de l'Union européenne s'établit en dollars courant à un plus de la moitié du niveau américain (ou à 75% en éliminant l'effet du taux de change). L'Europe a plus de chômage, investit moins en recherche et développement et travaille moins. L'Union européenne a pourtant engagé des efforts explicites pour accélérer la croissance. Elle bénéficie aussi d'atouts spécifiques (efficacité énergétique et espérance de vie à la naissance plus élevées), elle est moins endettée et exporte davantage que les États-Unis.
| Union européenne | États-Unis | |
|---|---|---|
| Population (en 2022, en millions) | 447 | 333 |
| PIB par habitant (en 2022, en dollars courants) | 37 433 | 76 330 |
| PIB par habitant (en 2022, en dollars constants de 2015) | 34 159 | 62 789 |
| PIB par habitant (en 2022, en PPA internationaux constants de 2011) | 53 739 | 71 309 |
| Taux de chômage (décembre 2023, en %) | 6,0 | 3,7 |
| Dette publique (en 2022, en % du PIB) | 84 | 144 |
| Taux d’emploi (en 2023, sans les personnes en chômage, en %) | 70,4 | 72 |
| Dépenses de R&D (en 2021, en % du PIB) | 2,28 | 3,46 |
| Heures travaillés (en 2022, par an par travailleur) | 1 571 | 1 811 |
| Budget commun annuel (1) (en % du PIB) | 1 | 25 |
| Population âgée de 65 et plus (en 2022, en % du total) | 21 | 17 |
| Espérance de vie à la naissance (en 2022, en années) | 81 | 77 |
| Émissions de CO2 (en 2022, en kg par dollars de PIB en PPA) | 0,12 | 0,21 |
| Exportations de biens (en 2022, en billions de dollars) | 6,7 | 2,1 |
| Importations de biens (en 2022, en billions de dollars) | 6,8 | 3,3 |
(1) Budget de l'Union européenne par rapport au PIB des pays de l'UE-27, budget de l'État fédéral par rapport au PIB des États-Unis.
Sources: Banque mondiale, Eurostat, OCDE, budget.gouv.fr
Quels sont les effets des stratégies européennes en faveur de la croissance ?
Depuis 2000, l'Europe a formulé deux stratégies de croissance : la Stratégie de Lisbonne en 2000, puis en 2010 "Europe 2020". Cette dernière prévoit un budget de la recherche à 3% du PIB, un taux d'emploi de 75%, la réduction du nombre de personnes pauvres et la réaffirmation du "paquet énergie-climat" de 2008.
Aucun de ces objectifs n'a pu être atteint :
- Entre 2013 et 2023, l'UE a pu augmenter son taux d'emploi de près de 8 points et atteindre 70,4% (68,4 pour la France), mais reste d'environ 5 points en-dessous de l'objectif. Aux États-Unis, le taux d'emploi est de 72% au deuxième trimestre 2023 ;
- le budget de recherche et développement atteint en 2021 2,28% du PIB, il est à 3,46% aux États-Unis ;
- en matière de pauvreté, la baisse du nombre de personnes en situation de pauvreté a été de 4 millions dans l'UE-27 (contre un objectif de 20 millions).
Outre l'absence de moyens financiers pour ces deux stratégies, cet échec peut s'expliquer par la méthode employée, la "méthode ouverte de coordination (MOC)". Elle fixe des objectifs et favorise le benchmarking (l'amélioration par la comparaison), mais n'impose rien aux États à l'inverse et ne prévoit pas non plus un système de récompenses pour inciter les pays à atteindre les objectifs.
Les facteurs conjoncturels qui expliquent le décrochage récent de l'Europe
Si on cherche à expliquer le décrochage européen, il faut distinguer les facteurs conjoncturels, de nature plus ou moins passagère, des facteurs structurels qui pèsent plus durablement sur la performance. Comme facteurs conjoncturels, il y a :
- la guerre en Ukraine : la proximité géographique de l'UE avec la zone en conflit pèse sur la croissance européenne et incite entreprises et consommateurs à plus de prudence. L'incertitude s'est installée dès 2014 avec l'invasion de la Crimée. L'indice de confiance des consommateurs a davantage chuté en Europe ;
- l'accès à l'énergie : l'Europe n'est pas autonome en matière d'énergie et doit en importer beaucoup. La guerre en Ukraine a fait flamber les prix de l'énergie sur les marchés mondiaux, obligeant les Européens à revoir leur lien énergétique avec la Russie. Les États-Unis, étant le plus grand producteur d'hydrocarbures (pétrole et gaz) au monde, en sont nettement moins dépendants ;
- le soutien budgétaire à l'économie : le soutien budgétaire américain est plus massif que celui de l'Europe : plan américain de 1 900 milliards de dollars (près de 9% du PIB) contre un plan de 5,6% du PIB de l'UE. Face à l'inflation, les États-Unis ont lancé en 2022 l'Inflation Reduction Act, estimé entre 390 et 900 milliards de dollars. L'Union européenne a voté en 2020 le Pacte vert (jusqu'à 1 000 milliards d'euros jusqu'à 2030). Mais l'impact macroéconomique de ces plans est à relativiser : l'ouverture aux échanges et l'imbrication des chaînes de production au niveau international font que chaque relance budgétaire nationale finit par avoir également des effets positifs à l'étranger ;
- la sortie du Royaume-Uni de l'UE : le vote du Brexit a eu des conséquences sur l'économie européenne. Il a ouvert une phase d'incertitude de plusieurs années, spécifique à l'Europe. Pour la première fois, un pays a quitté l'Union et a introduit des doutes sur sa pérennité. Cette incertitude a pesé sur la croissance ;
- la crise de la zone euro : contrairement aux États-Unis, la crise financière de 2008 s'est prolongée en Europe par celle des dettes souveraines qui a pesé plusieurs années sur la zone euro. La menace d'éclatement de la zone euro a plané sur l'UE. L'insécurité et le coup de sauvetage ont pesé sur la croissance économique et sur l'attractivité de l'euro, la monnaie unique s'est dépréciée par rapport au dollar depuis 2008.
Les facteurs structurels qui peuvent expliquer le décrochage européen
Si l'Europe n'a pas été aidée par la conjoncture économique et géopolitique, elle pâtit également de différents facteurs structurels qui peuvent expliquer la récente faiblesse de la croissance européenne. Deux groupes se distinguent : les facteurs structurels de longue date et les facteurs structurels à effet plus récent. Ce sont surtout ces derniers qui peuvent avoir joué un rôle dans le décrochage depuis 2008.
Les facteurs structurels de longue date
- La vigueur de la consommation
La consommation des ménages est, avec l'investissement ou l'exportation, un moteur de croissance. Elle est traditionnellement très dynamique aux États-Unis. Longtemps, les dépenses de consommation ont augmenté au même rythme en Europe et aux États-Unis. Depuis le début des années 1980, elles ont accéléré plus fortement aux États-Unis. Cette vigueur n'a pas changé depuis, les crises financières ou de pandémie ne l'ont pas affectée : entre 2019 et 2022, la consommation a crû de 8,3% aux États-Unis, mais de seulement 1,1% en Europe ; - Dynamisme démographique et vieillissement de la population
La croissance démographique exerce une influence sur la croissance économique, car elle augmente la demande. Une société plus jeune consomme, innove et produit généralement davantage, une société vieillissante a tendance à privilégier le loisir et la santé. Depuis 50 ans, la population américaine augmente plus rapidement que celle en Europe. Au sein de l'UE, depuis 2010, la croissance de la population a beaucoup ralenti : la population active a crû de seulement 4%, mais de plus de 8% aux États-Unis. Ce moindre dynamisme européen s'explique par le taux de natalité (10,9% aux États-Unis contre 8,7% dans l'UE en 2022) et une immigration plus faible. Côte vieillissement, le pourcentage des plus de 65 ans est inférieur aux États-Unis (17% contre 21%), mais il y augmente plus rapidement ; - Dépenses pour la recherche et système d'innovation
Les dépenses en R&D sont un stimulateur de la croissance. Elles sont plus élevées aux États-Unis qu'en Europe. Rapportés au PIB, l'UE à un retard de plus de 50% par rapport aux Américains. Les Européens déposent moins de brevets, ils utilisent moins de robots et la diffusion de l'intelligence artificielle (IA) n'est pas très rapide. Ce décalage est encore plus important au sein du secteur privé et des très grandes entreprises. La capitalisation boursière des GAFA, auxquelles il faut ajouter Nvidia et Tesla, est très loin devant celle des entreprises européennes ; - Existence d'un grand marché intégré
La création d'un marché plus intégré est l'un des principaux moyens dont dispose l'Union européenne (UE) pour stimuler la croissance et la création d'emplois. Malgré l'instauration du Marché unique (1986) et l'adoption de la directive service (2006), le degré global d'intégration reste inférieur à celui observé aux États-Unis. Si pour les biens et services et la circulation des capitaux, le niveau d'intégration approche celui qui est observé à l'intérieur des États-Unis, il est plus faible s'agissant des travailleurs (divergences dans les systèmes de sécurité sociale, dans les systèmes fiscaux et dans le fonctionnement des marchés du travail nationaux). L'UE ne dispose pas non plus d'un marché financier intégré. Pour l'instant, les marchés financiers restent organisés sur des bases nationales. Aux États-Unis, le marché du capital est plus large et plus liquide, il y est plus facile de lever du capital pour financier l'innovation. La capitalisation boursière globale, rapportée au PIB, est deux fois plus importante. L'union des marchés des capitaux est poursuivie par l'UE, mais son avancement se heurte à de nombreux obstacles (harmonisation des règles de supervision de fiscalité ou des droits des faillites).
Pour mémoire, selon la théorie économique, un marché intégré permet :- d'accentuer les avantages comparatifs de chaque pays et faciliter la spécialisation ;
- de renforcer la concurrence entre les entreprises et leur compétitivité ;
- d'augmenter le choix de biens et services pour les consommateurs ;
- "Le Dollar est notre monnaie, mais c'est votre problème"
Cette citation du secrétaire au Trésor John Connally en 1971 est toujours d'actualité. Le dollar est la monnaie mondiale de référence, pour les transactions financières et une grande partie du commerce. Ceci est un avantage pour les entreprises américaines qui ne subissent pas de coûts de conversion. Les États-Unis bénéficient de gains de seigneuriage (imprimer des billets en dollars ne coûte pas cher au Trésor américain, mais pour les obtenir, les autres pays doivent débourser la valeur en biens et services réels) et le dollar est de loin la première monnaie de réserve mondiale. Grâce à la vigueur de l'économie américaine, il est plus facile au Trésor américain de trouver des financements sur les marchés et d'avoir un niveau de déficit public et d'endettement plus élevés que l'UE sans que cela inquiète particulièrement les marchés financiers.
Les facteurs structurels à effet récent
- Financement de l'économie
Il y a deux modes de financement majeurs pour les entreprises : le financement par les fonds propres et le financement par la dette (via des prêts bancaires, l'emprunt obligataire ou des fonds d'investissement - fonds de private equity). En Europe, c'est l'emprunt bancaire qui est dominant, tandis qu'aux États-Unis les entreprises font plus appel au marché via des emprunts obligatoires ou le financement par le private equity. Ces différences ont leur importance notamment en période de resserrement monétaire, comme entre 2022 et 2024. La hausse générale des taux d'intérêt a pesé sur la consommation, l'investissement et le marché immobilier en Europe. Aux États-Unis en revanche, elle n'a pas affecté la croissance. Une explication possible est que les entreprises européennes dépendent largement des prêts bancaires, devenues plus chers, ce qui les rend plus sensibles aux variations des taux d'intérêt ; - Coordination et efficacité des aides
Quand l'Europe est confrontée à des crises, une bonne partie de la réponse se fait au niveau national. Les contraintes (budgétaires, politiques, etc.) et les intérêts nationaux diffèrent beaucoup ce qui réduit la cohérence globale. Ce système introduit des coûts de coordination élevés et pèse sur l'efficacité globale. Les États-Unis profitent d'un grand marché intégré dans tous les domaines et d'un État fédéral avec un budget qui est 25 fois plus important que le budget commun de l'UE ; - Fonctionnement du marché du travail
Les marchés du travail se distinguent par le niveau de protection accordé aux salariés. La protection est plus forte en Europe (indemnisations élevées et accordées sur des périodes assez longues). Les États-Unis préfèrent un système d'une plus grande flexibilité (indemnisations moins généreuses et une plus grande facilité de licenciement et de réembauche). Les entreprises européennes privilégient la stabilité des effectifs, recourent moins aux licenciements, mais sont également moins dynamiques dans la création d'emplois. La baisse actuelle du chômage est davantage liée à la baisse de la population active et au vieillissement de la population. En période de crise, le système social européen joue un rôle plus protecteur et le recours au chômage partiel permet d'éviter les licenciements en masse. Aux États-Unis, au contraire, les fluctuations et l'amplitude sont plus importantes, le chômage augmente plus rapidement en temps de crise, mais le reflux est également rapide comme à la sortie de la crise sanitaire ; - Niveau de productivité
Ces dernières années, la productivité horaire et la productivité globale augmentent moins vite dans la quasi-totalité des pays développés. L'Europe est plus concernée par ce phénomène : depuis la fin des années 1990, l'Europe décroche par rapport aux États-Unis. Cette tendance s'est accélérée lors des récentes crises (financière et sanitaire). En France, le décrochage est important depuis 2019. Il peut s'expliquer par les mesures de rétention d'emploi (activité partielle) et la hausse du taux d'emploi, notamment via le recours à l'apprentissage. Cependant, lorsque des personnes inactives accèdent à un emploi, il y a un gain d'efficacité dans l'utilisation de l'ensemble de la population en âge de travailler, ce qui entraîne une hausse de PIB. Pour cette raison, le COR note : "Le décalage [français] par rapport à l'Allemagne et surtout aux États-Unis se situe non pas tant en termes de niveau de productivité horaire du travail, mais d'abord et surtout en termes de niveau de production rapportée à la population en âge de travailler et de taux d'emploi." C'est là également que le nombre d'heures travaillées joue pleinement son rôle : aux États-Unis, un salarié travaille en moyenne 15% de plus par an qu'un salarié dans l'UE.