Les "flux silencieux"
L’adhésion des nouveaux États membres de l’Union européenne en 2004, 2007 et 2013 a permis le développement d’un vaste mouvement migratoire de l’Est vers l’Ouest. Un « flux silencieux » de migrants temporaires et définitifs, attirés par d’importants écarts de salaire, est venu répondre aux besoins des marchés du travail de l’Union européenne à Quinze. Pour compenser ces départs, un flux en provenance des pays de l’ex-URSS s’est développé, notamment vers la Pologne et la Roumanie.
Entre les migrants temporaires, qui ne viennent passer que quelques mois, ceux qui se stabilisent sans souhaiter s’installer et ceux qui vont finalement le faire, les flux s’avèrent difficiles à quantifier. Ces mouvements, fortement sous-estimés (Eurostat avait tablé sur environ 150 000 arrivées nettes par an dans l’Union européenne à Quinze) concernent en fait plusieurs millions de personnes : plus de 3 millions de Polonais et autant de Roumains ont quitté leur pays, pour ne citer que les flux les plus importants.
Ces flux sont légaux, puisqu’ils interviennent dans la logique de la libre circulation des personnes dans le marché unique européen. Ils concernent aussi plusieurs pays tiers en raison des facilités offertes par certains États membres. Par exemple, de nombreux Moldaves peuvent obtenir des passeports roumains et certains Bosniaques des passeports croates.
À l’Ouest, cette main-d’œuvre occupe des emplois vacants dans les secteurs de la construction, de la santé et de l’assistance aux personnes âgées ou handicapées. Ses revenus représentent une contribution substantielle aux économies des pays de départ.
Face à l’importance de ces arrivées, il est difficile d’affirmer, comme le prétendent les partis d’extrême droite, que l’Europe n’a pas besoin de migrants économiques. Et, à ce jour, ces millions d’immigrants n’ont pas posé de vrai problème aux pays d’accueil, à part les difficultés, déjà présentes, d’intégration avec les Roms et la crispation des Britanniques sur l’immigration polonaise.
En 2004, en voulant donner une leçon de libéralisme à ses partenaires, Londres – de même que la Suède et l’Irlande – a renoncé à la période de transition de sept ans maximum prévue par le traité d’adhésion pour retarder la libre circulation de la main-d’œuvre. Mais au lieu de la moyenne annuelle attendue de 15 000 immigrants, le Royaume-Uni en a reçu plus de 50 000. Dix ans plus tard, le séjour de 900 000 Polonais a pesé dans le référendum en faveur du Brexit.
L’Europe centrale et orientale a donc été en mesure de satisfaire une grande partie des besoins de migrants économiques de ses voisins de l’Ouest. Cependant, compte tenu de la baisse des taux de fécondité dans ces pays, ce « réservoir migratoire » va se tarir.
Les nouveaux "boat people"
C’est un autre flux, à travers la Méditerranée, qui suscite depuis quelques années une inquiétude profonde. Contrairement à leurs espoirs, la médiatisation des "boat people" du XXIe siècle, encouragée par les organisations humanitaires, n’a pas débouché sur un important mouvement de solidarité. Les populations européennes, qui ont bien accueilli les victimes des conflits de la fin du XXe siècle – réfugiés du Vietnam et du Cambodge, du Liban, puis de l’ex-Yougoslavie – ne sont pas prêtes à faire ce nouvel effort avec les nouveaux migrants venus d’Afrique et du Moyen-Orient.
Au-delà du bon accueil initial, le million de réfugiés entré en Allemagne en 2015 a suscité des réticences plus grandes encore à l’égard des migrations et une forte poussée électorale de l’extrême droite. Contre toute évidence, tant la politique migratoire appelle la définition d’une politique au niveau européen, les populistes prônent le retour des contrôles nationaux. Plusieurs gouvernements européens les ont suivis en les rétablissant aux frontières internes de l’espace Schengen. En effet, après avoir entravé la mise en place d’une politique européenne de la migration, les États membres se sont laissé entraîner vers des expédients.
C’est le cas du règlement européen dit "règlement de Dublin" sur l’accueil des demandeurs d’asile qui n’a d’européen que le nom, puisqu’il laisse à chaque pays la charge du contrôle de ses frontières quand elles coïncident avec les limites externes de l’Union européenne. Ce règlement ne donne quasiment rien à surveiller aux pays continentaux inclus en totalité dans l’espace Schengen et impose une tâche impossible aux pays riverains de la Méditerranée. Très exposée en raison de l’étendue de ses frontières maritimes, l’Italie ne peut notamment apporter de réponse sans l’aide de ses partenaires. Cette inégalité flagrante résulte de la volonté des gouvernements nationaux qui se prétendent encore capables de maîtriser les migrations dans un espace sans frontières intérieures.
Faute de laisser l’Union européenne organiser un véritable système de maîtrise des frontières externes, les gouvernements européens ont confié à des pays tiers la charge de retenir les migrants. Ce qui a d’abord conduit, dans le cadre de la politique européenne de voisinage (PEV) et avec un succès limité, à échanger des visas contre des engagements de réadmission, dans le cadre des partenariats pour la mobilité que l’Union européenne essaie péniblement de faire endosser par ses partenaires. En 2015, à l’initiative de l’Allemagne, le gouvernement d’Ankara a été financé à hauteur de 3 à 6 milliards d’euros pour empêcher les migrants, dont une proportion élevée de demandeurs d’asile en provenance de Syrie ou d’Irak, de voguer vers les îles grecques ou de traverser les Balkans.
Jugé infamant, cet accord est critiqué de toutes parts. Pour les réalistes, il n’y avait rien de pire que de céder à un pays en le payant pour faire ce qui incombe à l’Union européenne et à ses membres, c’est-à-dire contrôler ses frontières. Pour les humanitaires, bloquer en Turquie, où l’État de droit est quotidiennement bafoué, des personnes éligibles au droit d’asile constitue un déni des droits fondamentaux des migrants.
Une Europe passoire ?
Ces mesures ne doivent pas masquer le fond du problème. Avec la réduction probable des arrivées en provenance d’Europe centrale et orientale, ce sont dans un premier temps les migrants originaires des rives sud de la Méditerranée – pays du Sud et de l’Est méditerranéen (PSEM) –, puis ceux de l’Afrique subsaharienne qui sont appelés à constituer les contingents les plus importants.
Face à cette perspective, pour la première fois de son histoire, l’Europe, qui a pendant des siècles exporté sa population vers les autres continents, se perçoit comme une "forteresse assiégée" par des millions "d’immigrants illégaux" qui voudraient lui imposer des modes de vie contraires à ses valeurs. Les populistes critiquent une "Europe passoire", incapable de réguler les migrations.
Cependant, depuis plusieurs décennies ces flux demeurent fortement contingentés. Dans le cadre de leurs obligations internationales, les pays européens n’acceptent que les personnes éligibles au regroupement familial ou au droit d’asile et les mineurs non accompagnés. En pratique, beaucoup de pays ont évolué vers une interprétation limitative. En matière de migration économique, la gestion est encore plus restrictive : elle s’effectue au cas par cas en fonction des besoins.
La croissance de l’immigration illégale
Il en résulte un accroissement de l’"immigration illégale", alimentée par des réseaux de passeurs. Faute de mieux, les migrants utilisent tous les moyens à leur disposition pour pénétrer en Europe en pensant qu’une fois entrés, ils courent assez peu de risques de se faire expulser.
Selon l’Union européenne, le nombre de migrants restant illégalement sur le sol européen ne cesse d’augmenter, les chiffres des mesures d’éloignements restant très en deçà du nombre d’entrées irrégulières. Il en résulte un message implicite aux migrants potentiels : "tenter à tout prix de passer en Europe, car même si on est pris, on a toutes les chances d’y rester". En effet, les renvoyer dans leur pays d’origine relève d’un processus judiciaire complexe et coûteux pour les finances publiques.
Les calculs démographiques demeurent en outre difficiles. On ne sait ni évaluer la propension à migrer ni la capacité d’accueil des pays visés – ni déterminer ceux qui demain deviendront, comme l’Italie ou la Grèce, des pays d’immigration après avoir alimenté les départs.
C’est notamment le cas du Maghreb : à l’émigration et au transit s’ajoute désormais une installation de plus en plus durable de migrants d’Afrique subsaharienne. En effet, le Sahara n’est plus la barrière qu’il fut dans le passé : avec un 4x4, des bidons d’essence et un GPS, on peut le traverser en contournant les postes de douane.
Bien qu’il soit difficile de l’estimer avec précision, le "réservoir migratoire" africain reste important : les taux de fécondité y sont encore élevés et les facilités pour se déplacer à l’étranger se sont accrues – les billets d’avion à bas prix ne sont pas seulement pour les Européens. On peut penser que les migrations futures seront nombreuses dans ces pays, avant que le développement économique et le vieillissement ne les réduisent.
Une crise de gouvernance européenne
L’Europe doit donc surmonter sa crise de gouvernance en se dotant d’une politique commune qui lui permette de maîtriser ses frontières et d’organiser un courant de migrations légales. Le défi ne sera pas facile à relever : les "hotspots", centres d’accueil qui donnent la possibilité de sélectionner les demandeurs d’asile dans le pays de départ ou de transit, ont été refusés par plusieurs pays membres de l’Union africaine.
Il convient aussi de préciser ce qu’on entend par droit d’asile. En 1950, la convention de Genève a été adoptée dans un contexte où les pays dictatoriaux – à l’époque l’URSS et ses satellites – faisaient tout leur possible pour empêcher leurs opposants de quitter le pays. C’est le contraire aujourd’hui, où la tendance est à se débarrasser des indésirables, comme la Birmanie vient de le faire avec les Rohingyas (700 000 expulsions), comme le dirigeant serbe Slobodan Milošević l’avait tenté en 1998-1999, ou comme la Turquie pourrait le faire demain avec les Kurdes.
Il n’est donc pas absurde de s’interroger sur la capacité des Européens à appliquer cette convention. En ouvrant largement ses frontières, Angela Merkel a eu le courage de prendre en charge plus d’un million de réfugiés syriens. Mais elle en a payé depuis les conséquences politiques. Sur le fond, l’insécurité croissante dans quantité de pays dans le monde laisse craindre que le nombre d’authentiques demandeurs d’asile aille croissant.
C’est pourquoi l’Union européenne ne peut rester indifférente à la situation politique et socio-économique de son voisinage, notamment au Proche-Orient. À la différence des États-Unis, elle subit directement les conséquences démographiques des erreurs de jugement des administrations américaines dans la région.
En tentant de répartir les demandeurs d’asile sur la base de quotas, la Commission européenne s’est engagée sur une voie périlleuse. D’une part, ils ne sont pas aussi faciles à imposer que ceux de l’acier par le plan Davignon. D’autre part, on sait que l’intégration des migrants dépend de leurs affinités avec l’un ou l’autre des pays d’accueil.
La question de l’intégration
Même quand ils sont poussés hors de leur pays par les circonstances et qu’ils souhaitent y retourner dès que possible, de nombreux migrants sont destinés à s’installer durablement dans le pays d’accueil. Bien qu’il ne faille pas confondre migration et intégration, les deux problèmes sont liés, aussi longtemps que les insuffisances de cette dernière alimentent les réticences d’une grande partie de l’opinion vis-à-vis des nouvelles arrivées.
Le bilan est peu reluisant : qu’on n’ait rien fait dans les pays méditerranéens de l’Union européenne, pas grand-chose dans l’Europe du Nord-Ouest, ou beaucoup dans les pays nordiques, les indicateurs socio-économiques montrent que, sur la durée, les résultats ne sont pas comparables à ceux des périodes antérieures, quand il suffisait d’une génération pour intégrer, sinon assimiler les migrants.
Un changement de contexte
Il faut reconnaître que le contexte a changé. Les immigrés des années 1960 n’avaient pas d’alternative : s’ils trouvaient volontiers du travail, ce qui facilitait leur intégration, ils étaient coupés de leur pays d’origine, car les voyages et le téléphone étaient trop chers. Aujourd’hui, il est possible de garder le contact, l’avion et les télécommunications n’étant plus si coûteux. Une femme illettrée peut rester des années sans parvenir à s’adapter au pays d’accueil en vivant chez elle comme dans son village d’origine et en regardant des chaînes de télévision satellitaires.
Et, surtout, beaucoup des immigrés sont musulmans, et le "réservoir migratoire" des pays du Sud et de l’Est méditerranéen ainsi que de l’Afrique sahélienne l’est également. En invoquant cet aspect, en accusant leurs partenaires ouest-européens de les accabler d’un problème qu’ils n’ont pas su résoudre chez eux, les pays du groupe de Višegrad (Républiques tchèque et slovaque, Hongrie et Pologne) ont ouvertement exprimé des réticences qui sont implicites ailleurs. Selon un sondage de février 2017 du think tank britannique Chatham House, 55% des Européens souhaiteraient suspendre l’entrée des immigrés venant des pays musulmans, aussi longtemps qu’une minorité de leurs coreligionnaires sera perméable à l’intégrisme, phénomène analysé pour la France par les enquêtes de l’Institut Montaigne.
Il en résulte un blocage à plusieurs niveaux. Non seulement les islamistes cherchent explicitement à entraver l’intégration des musulmans européens, mais leurs discours et leurs provocations apportent un soutien aux idéologies d’extrême droite. Ils développent l’islamophobie qu’ils prétendent combattre et accroissent les réticences des Européens vis-à-vis des migrants.
La montée de l’islamisme
Bien qu’elle soit mondiale par son extension géographique, puisqu’elle touche aussi la Chine (avec les Ouïgours), la Russie (au Caucase du Nord) ou l’Inde, la montée de l’islamisme a longtemps été sous-estimée par les autorités publiques. Après avoir été assez lents à prendre conscience de la virulence du terrorisme, les gouvernements tardent à combattre sa matrice, la prolifération de l’islam politique. Pendant ce temps, les intégristes abusent des libertés offertes en Europe pour avancer un agenda totalitaire qui met en péril les libertés publiques et la cohésion sociale.
Les ingérences de certains pays étrangers ajoutent à la difficulté du problème. L’exemple de la Turquie est à cet égard significatif. Quand un chef d’État vient en Allemagne qualifier l’intégration des immigrés de « crime contre l’humanité », quand des mosquées sont contrôlées par des imams fonctionnaires payés par l’État turc, qui font de l’espionnage pour le compte du parti au pouvoir à Ankara, on est très loin de la défense des libertés religieuses.
Ces ingérences ne sont pas occasionnelles. Si on leur ajoute les financements occultes des pays de la péninsule Arabique et leur propagande sur les chaînes satellitaires et les réseaux sociaux, il se répand la crainte que les musulmans européens, au lieu de s’intégrer, ne soient en train de passer sous l’influence de mouvements totalitaires et ségrégationnistes, ce que la presse européenne a souligné en commentant les taux élevés obtenus par R. T. Erdoğan auprès des Turcs résidant en Europe lors du référendum de 2017.
À moins de se diriger vers des politiques qui excluent l’intégration des migrants – refus du regroupement familial, expulsions massives –, comme le font les pays du Golfe, il n’y a pas d’alternative à la mise en œuvre de programmes alliant des mesures d’incitation et d’obligation pour lutter contre la ségrégation dans l’habitat et les discriminations qui s’exercent dans la recherche d’un emploi.
Vers des politiques d’intégration
Au Danemark, le gouvernement s’achemine vers des mesures autoritaires pour résorber les ghettos : crèche obligatoire à partir d’un an pour les enfants dont les parents ne parlent pas le danois, cours de langue pour les adultes sous peine de privation des prestations sociales, quotas maxima d’étrangers dans les logements sociaux.
Les contraintes peuvent aussi s’exercer contre les milieux hostiles à l’intégration, qui doivent permettre aux musulmans européens, ainsi qu’aux non-musulmans, de ne plus être soumis aux pressions des intégristes. Les gouvernements, notamment en Autriche, se sont attaqués aux imams qui prenaient leurs consignes à Ankara et ont fermé des mosquées salafistes.
Dans l’immédiat, les appels xénophobes des partis d’extrême droite continuent de recevoir un écho favorable dans une frange croissante de l’opinion. Aussi longtemps qu’une partie importante de la population estimera que la puissance publique n’est pas assez active sur ce terrain, ces partis continueront d’engranger de bons résultats électoraux.
S’il appartient à l’Union européenne de surmonter ses problèmes de gouvernance en mettant en place une politique migratoire efficace, l’intégration des migrants est avant tout du ressort des États membres de l’Union européenne et de leurs collectivités territoriales, en tant que composante d’une réponse à une crise sociale qui touche une population bien plus large et qui n’a pas encore trouvé de remède à la hauteur des enjeux.
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