Image principale 1
Image principale 1
© Olrat - Stock.adobe.com

Européennes 2024 : une UE de plus en plus politique grâce au Parlement européen ?

Temps de lecture  18 minutes

Par : Francisco Roa Bastos - Maître de conférences en science politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, directeur du Master "Affaires publiques européennes"

Première assemblée internationale dans laquelle les députés ont choisi de siéger non par État, mais par groupes partisans, le Parlement européen a su devenir un acteur politique européen de premier plan. Quelle est sa véritable influence dans l'évolution de l'Union européenne ?

Réévaluer l'importance politique du Parlement européen

Nombreux sont ceux qui considèrent les élections au Parlement européen comme des élections "de second ordre" (N. Sauger, 2015, "Élections de second ordre et responsabilité électorale dans un système de gouvernance à niveaux multiples", Revue européenne des sciences sociales). Il est vrai que ces élections ne peuvent pas être considérées comme vraiment "européennes". Ceci impliquerait, par exemple, qu'on puisse voter dans toute l'Europe pour des listes transnationales communes.  

Ce sont d'abord 27 élections nationales, organisées en même temps, mais séparément, dans chacun des 27 pays de l'Union européenne, et dans lesquelles les enjeux européens sont le plus souvent éclipsés par les luttes politiques domestiques et par l'abstention

Par ailleurs, l'Union européenne (UE) n'est pas dotée d'un gouvernement à proprement parler, qui serait responsable devant le Parlement européen et/ou désigné directement par ces élections. En conséquence, celles-ci apparaissent, au mieux, comme des sortes de midterms, des élections de mi-mandat servant aux partis nationaux à compter leurs forces, au pire comme un exercice inutile et coûteux, visant surtout à légitimer un système politique trop complexe et déconnecté de ses citoyens.

Pourtant, force est de constater que le Parlement européen a acquis une importance politique sans commune mesure avec celle qu'il avait en 1979. Alors qu'il n'était à l'époque qu'une assemblée principalement consultative (même s'il venait d'acquérir déjà, dans les années 1970, ses premières compétences budgétaires), il est devenu au fil des traités européens un véritable législateur, sur des sujets de plus en plus nombreux et importants. 

La place prise au Parlement européen par les débats et les votes sur l'environnement et le climat aujourd'hui en est un bon exemple. Certes, il partage ce pouvoir législatif avec le Conseil des ministres de l'Union européenne, instance inter-étatique qui demeure, avec le Conseil européen des chefs de gouvernement, le cœur du pouvoir européen. Certes, il n'a pas le pouvoir d'initier lui-même des lois européennes, contrairement à la Commission européenne. Surtout, il reste incompétent sur des sujets essentiels, comme la fiscalité, la politique étrangère ou la défense, qui restent aux mains des États. Mais les députés européens ont néanmoins su affirmer leur place et renforcer considérablement leur rôle politique depuis un demi-siècle.

Le Parlement européen n'est en effet plus seulement un lieu de débats sans effets et de prises de parole symboliques, comme il a pu l'être pendant des décennies. Il servait déjà de tribune, notamment pour les défenseurs des droits et libertés.  Il est désormais devenu une véritable arène politique multinationale, où tous les jours des lois européennes influençant la vie de presque 450 millions de citoyens sont négociées en 24 langues officielles, amendées, puis votées par des députés organisés politiquement dans des groupes partisans qui reflètent les clivages idéologiques européens, et leurs évolutions. Certes, ceux-ci ne sont pas toujours aussi "lisibles" que le traditionnel (et simplificateur) clivage "gauche / droite" auquel nous sommes habitués. Certes, les majorités à géométrie variable et changeantes qui s'y construisent vote à vote, selon les sujets, peuvent être déroutantes pour des observateurs français, conditionnés depuis longtemps par le "fait majoritaire" qui structure notre vie politique nationale.  Mais il y a bel et bien une vie politique au niveau européen, qu'on ne peut plus ignorer si l'on veut comprendre le fonctionnement de l'UE.

L'histoire du Parlement européen ou la politisation de l'Europe

La dimension "politique" et partisane a toujours été présente au cœur de la construction européenne, même si, pendant longtemps, on a pu considérer que l'UE était d'abord une affaire d'experts, chargés par les gouvernements de construire et réguler un marché : fonctionnaires européens (les fameux "Eurocrates"), juristes spécialisés (notamment en droit de la concurrence), lobbyistes et représentants d'intérêts (notamment des milieux d'affaires…). Mais dès les débuts de la première assemblée parlementaire européenne, les députés nommés par leurs parlements nationaux ont choisi de siéger non pas par État, mais bien par groupes partisans. C'était une première pour une assemblée internationale. Depuis lors, les députés européens dans leur très grande majorité n'ont eu de cesse de renforcer la dimension politique de la construction européenne, avec de nombreux succès, et plusieurs échecs.

Parmi les victoires, figure d'abord sans conteste l'affirmation de leur assemblée comme un "Parlement" légitime, reconnu sous ce nom symbolique pour la première fois officiellement dans l'Acte unique européen de 1986. À partir de cette date, les pouvoirs et compétences de ce Parlement européen n'ont cessé de s'étendre et de s'approfondir. En 1992, par le Traité de Maastricht, la procédure de co-décision a donné aux députés européens le pouvoir d'amender mais aussi de rejeter tout texte européen qui leur est soumis, à égalité avec le Conseil.

De plus, les moyens d'action des groupes politiques du Parlement n'ont cessé de s'accroître, par l'action des députés eux-mêmes, afin de donner aux parlementaires un pouvoir de contrôle démocratique effectif sur la Commission européenne. Le meilleur exemple en est sans doute le développement extrêmement précis et détaillé de la procédure d'audition des futurs commissaires, qui n'était pas prévu dans les traités, mais que les députés ont imposée, dans un rapport de force politique. Ils l'ont par ailleurs définie selon leurs propres règles, dans le cadre du Règlement intérieur du Parlement européen (Annexe VII). Aujourd'hui, aucun commissaire européen ne peut ainsi être investi sans avoir été longuement questionné et mis à l'épreuve, et avoir reçu un vote d'approbation d'une majorité des deux tiers des députés des commissions parlementaires compétentes sur leur futur portefeuille politique. Les rejets réguliers de commissaires, comme celui de la candidate française, Sylvie Goulard, en 2019 par exemple, prouvent que les députés ont bien leur mot à dire sur la composition de la Commission.

En dehors du Parlement, les promoteurs d'une Union plus "politique" n'ont pas été inactifs non plus. Ils ont notamment créé et développé, à partir des premières élections européennes de 1979, des "Europartis", des "partis de partis" qui rassemblent, au niveau européen, les partis nationaux se reconnaissant de la même famille politique. Introduits symboliquement dans le traité de Maastricht, leur rôle a été reconnu et défini plus concrètement dans un règlement de 2003, qui leur a également octroyé un financement public. Aujourd'hui, en plus des sept groupes politiques actuels au Parlement, dix Europartis transnationaux sont ainsi enregistrés auprès d'une autorité indépendante (l'"Autorité pour les partis politiques européens et les fondations politiques européennes", APPF), et se partagent, en 2024, 50 millions d'euros de fonds européens pour tenter de faire connaître leur action paneuropéenne. À titre de comparaison, les partis allemands sont financés publiquement à hauteur de 200 millions d'euros environ, et les partis français se sont partagés de leur côté, en 2022, un peu plus de 66 millions d'euros de fonds publics.

Ces Europartis, en lien avec les groupes politiques qui sont leurs relais au Parlement, présentent depuis 2014 des Spitzenkandidaten, ces candidats "têtes de liste" qui briguent la Présidence de la Commission et cherchent à incarner des choix politiques identifiables au niveau européen. Certes, ce processus reste imparfait et fragile, car il dépend du bon vouloir des chefs d'État et de gouvernement, qui nomment en premier lieu le candidat à la Présidence. Si, en 2014, c'est bien Jean-Claude Juncker, le Spitzenkandidat du PPE, qui avait été nommé par le Conseil européen, les chefs de gouvernement ont, en revanche, refusé d'entériner en 2019 le nouveau candidat du PPE, Manfred Weber. À la place, ils se sont accordés pour nommer Ursula von der Leyen, qui n'avait pourtant pas fait campagne. Mais les parlementaires ont bien failli, à leur tour, refuser cette candidate des États, qui n'a finalement été approuvée au Parlement européen que par 9 voix de majorité, et a dû pour cela batailler et négocier un programme politique explicite avec les différents groupes politiques.

En résumé, l'espace politique européen est désormais politiquement structuré. Certes, l'Union politique a aussi connu des échecs retentissants, comme l'incapacité réitérée de faire adopter une "Constitution européenne". Le "projet Spinelli" de 1984, déjà, avait été enterré par les gouvernements nationaux. Ce fut le tour en 2005 du "projet Giscard", qui présidait la convention de Laeken sur l'avenir de l'Europe de 2002-2003, d'être condamné par les votes négatifs des citoyens français et néerlandais. Les importantes résistances actuelles à la simple idée de mettre en place des "listes transnationales", proposées notamment par le président de la République française, sont un autre exemple des oppositions importantes qui existent à toute avancée trop marquée dans le sens d'une unification politique de type fédéral. Les débats sur ces sujets sont souvent très vifs.

Et c'est sans doute là, d'ailleurs, l'un des enseignements les plus intéressants des dernières années : l'UE et son Parlement se sont bel et bien politisés, ils sont devenus un lieu de luttes politiques plus directes et explicites qu'auparavant. C'est sans doute l'apport paradoxal des partis "eurosceptiques" que d'avoir favorisé cette politisation de l'Europe, et donc sa démocratisation.

  • Pour adopter la législation européenne, la règle la plus fréquemment utilisée est la "procédure législative ordinaire".
  • Transports, énergie, environnement ou encore consommation, cette procédure concerne 80% des actes pris par l'Union européenne.
  • La procédure associe les trois grandes institutions de l'Union européenne.
  • La Commission européenne qui représente l'intérêt général de l'Union européenne.
  • Le Conseil de l'Union européenne qui agit, par le biais des ministres, au nom des gouvernements des États membres.
  • Le Parlement européen qui, par l'intermédiaire de ses députés, représente les citoyens de l'Union européenne.
  • Le droit d'initiative législative appartient à la Commission européenne.
  • Elle seule peut proposer des actes législatifs : règlements, directives ou encore décisions.
  • Les textes doivent ensuite être adoptés, sur un pied d'égalité, par les colégislateurs : le Parlement européen et le Conseil de l'Union européenne.
  • En première lecture, c'est d'abord le Parlement qui se prononce.
  • Le Conseil peut décider d'accepter la position du Parlement et l'acte législatif est adopté.
  • Il peut aussi adopter une position différente en première lecture, position qu'il transmet au Parlement en vue de sa deuxième lecture.
  • En deuxième lecture, chaque colégislateur dispose d'un délai de trois mois, qui peut être prolongé d'un mois, pour adopter sa position.
  • La procédure de conciliation s'enclenche si le Conseil n'approuve pas tous les amendements adoptés par le Parlement en deuxième lecture.
  • La conciliation consiste en des négociations entre les deux colégislateurs, en vue de parvenir à un accord sous la forme d'un "projet commun".
  • Ce projet commun doit ensuite être confirmé par le Parlement et le Conseil.
  • Tout au long de la procédure, des réunions informelles entre les trois institutions peuvent être organisées pour parvenir à un compromis. Ce sont les "trilogues".
  • S'il est voté, le texte s'applique alors dans les États membres, directement pour un règlement, ou après sa transposition en droit interne pour une directive. 

Des élections européennes favorables aux partis "hors système" ?

L'accroissement du degré de conflictualité politique au Parlement européen et dans l'Union tient à différents facteurs, parmi lesquels bien sûr les grandes évolutions globales récentes, du point de vue économique aussi bien que géopolitique. 

Depuis 2008, on le sait, une série de crises de différentes natures se sont succédé, provoquant la crispation des positions partisanes, mais démontrant aussi l'importance du niveau européen pour y faire face. La crise des subprimes et de l'euro, à partir de 2008, et ses conséquences sociales dévastatrices pour de nombreux pays, au premier rang desquels la Grèce, a durablement marqué l'Europe. La crise de l'accueil des migrants, qui s'est dramatisée à partir de 2015, est devenue un des marqueurs des nouveaux clivages politiques au niveau européen, entre États et intérêts nationaux, mais aussi entre partis de différents bords politiques. 

Ensuite, le Brexit, a fait entrer l'UE dans une période d'incertitudes et de doutes existentiels, renforcés par les effets de la pandémie du Covid de 2020-2023, puis ceux de l'invasion de l'Ukraine par la Russie de Poutine depuis février 2022 (et avant cela déjà, depuis 2014). Le tout dans un contexte de crise environnementale planétaire, dont l'aggravation est soulignée par chaque nouveau rapport du GIEC, et qui suscite des positions politiques contradictoires de plus en plus radicalisées ("fin du monde" contre "fin du mois", agriculture contre "agri'nature", énergie nucléaire contre énergies renouvelables…).

Chacune de ces crises a ainsi suscité ou renforcé des divisions politiques durables, qui s'expriment tant au niveau national qu'au niveau européen. Au Parlement européen, ces clivages apparaissent au grand jour et polarisent d'autant plus les débats, que les élections européennes favorisent déjà, et depuis longtemps, les partis dits "hors système". Cela tient avant tout à des questions d'"ingénierie électorale", c'est-à-dire de mode de scrutin européen. Les élections européennes sont en effet avant tout des élections proportionnelles, c'est-à-dire des élections qui favorisent la diversification des partis et des élus.

Depuis 1999, tous les États membres appliquent ce mode de scrutin (y compris le Royaume-Uni qui était alors le dernier État à utiliser encore le vote majoritaire uninominal). La proportionnelle avantage les "petits" partis et les partis contestataires, notamment quand il est appliqué dans une circonscription unique au niveau national, et sans seuil minimal pour avoir des élus (comme c'est le cas dans la majorité des pays européens, comme l'Allemagne par exemple, mais pas en France, qui applique un seuil minimal de 5% de voix pour obtenir un député). Cette caractéristique technique, couplée à la perception de ces élections comme "secondaires", défavorise de facto les partis de gouvernement traditionnels, et ouvre aux nouveaux partis comme aux partis cantonnés dans l'opposition dans leur pays, un espace politique bien plus accessible.

C'est ce qui explique l'émergence régulière et les succès répétés, aux élections européennes, de partis contestataires ou de partis formés sur de nouveaux enjeux. Le meilleur exemple français est la réussite européenne paradoxale d'un parti ultranationaliste, le Front national (FN), devenu le Rassemblement national (RN) aujourd'hui. En 1984, le Front national de Jean-Marie Le Pen réussit sa première percée électorale nationale lors du scrutin européen, qui se tient donc à la proportionnelle, en obtenant 10,95% des voix et 10 députés européens (sur 81 députés pour la France), soit autant que le Parti communiste de Georges Marchais à l'époque. Aujourd'hui, le RN de Marine Le Pen est devenu depuis 10 ans le premier parti français lors des élections européennes : 23 députés pour le FN en 2014, 22 députés pour le RN en 2019 et il obtiendra encore, d'après tous les sondages, la première place de très loin aux prochaines élections de juin 2024.

L'exemple français n'est pas isolé, et l'on peut citer d'autres partis d'extrême droite européens qui ont émergé ou se sont affirmés comme des partis d'envergure nationale d'abord lors des élections européennes. C'est le cas par exemple du partenaire rival du RN au Parlement européen, l'AfD allemande (Alternative für Deutschland), qui a elle aussi obtenu ses premiers députés lors des élections européennes, en 2014 (7, puis 11 en 2019). On pourrait citer également le parti britannique UKIP de Nigel Farage, qui a beaucoup utilisé la tribune que lui offrait le Parlement européen pour promouvoir le Brexit (ce qui a paradoxalement beaucoup fait aussi pour médiatiser les débats parlementaires européens…). Alors qu'il n'a réussi, en 30 ans d'existence, qu'à faire élire un seul député au Parlement britannique (en 2015), UKIP a obtenu dès 1999 ses trois premiers députés européens. En 2014, il devient le premier parti britannique au Parlement européen avec 24 députés (sur 72 pour le Royaume-Uni alors). On pourrait citer aussi des partis d'extrême droite, récemment créés, comme Chega au Portugal ou l'AUR (Alliance pour l'Unité des Roumains) en Roumanie, qui devraient sans doute obtenir des députés aux élections de juin 2024.

Mais la réussite aux élections européennes des partis "hors système" ne se cantonne pas à l'extrême droite. D'autres partis parviennent également à émerger, d'abord, au niveau européen, avant de prendre éventuellement leur place au niveau national. C'est le cas notamment des différents partis écologistes, qui ont eu leurs premiers succès électoraux lors des scrutins européens, notamment en France : les Verts français ont fait élire leurs premiers députés lors des élections pour le Parlement européen de 1989. Ils fondent cette année-là le premier groupe écologiste à proprement parler au Parlement européen, en rejoignant les premiers élus écologistes européens (des Allemands et des Belges) qui siégeaient depuis 1984 dans le groupe "Arc-en-ciel", avec des députés régionalistes. 

C'est d'ailleurs l'autre grand type de parti qui a trouvé au Parlement européen un espace politique qui lui était souvent refusé au niveau national : les partis régionalistes et/ou indépendantistes. Que ce soit en Espagne (les partis autonomistes catalans et basques, notamment), au Royaume-Uni (le SNP écossais, le Plaid Cymru gallois ou les partis unionistes nord-irlandais), en France (les nationalistes corses) ou encore en Belgique (les indépendantistes flamands), l'histoire des mouvements autonomistes européens trouve au Parlement européen, mais aussi dans l'Europarti qu'ils ont créé dès 1981, l'Alliance libre européenne, des ressources importantes pour médiatiser et faire exister leur cause "régionaliste" (ou "nationaliste", selon le point de vue adopté…).

Les effets possibles des élections européennes de juin 2024

Le Parlement européen, on le voit, est riche d'une vie partisane souvent plus variée que celle qui existe au niveau national dans certains des États membres. Cette diversité entraîne une complexité plus grande, et sans doute un manque de "lisibilité" des rapports de force politiques, même si les grandes évolutions sociales, économiques et internationales mentionnées précédemment ont contribué à polariser (et donc à clarifier) les grandes lignes d'opposition qui traversent l'espace politique européen.

Le Parlement européen sert ainsi de tribune politique à de nombreux mouvements contestataires, qu'ils soient eurosceptiques ou simplement porteurs de visions alternatives à celles des grands partis de gouvernement nationaux. En utilisant le Parlement européen pour plaider leurs causes, y compris les plus antieuropéennes, ces mouvements ont paradoxalement contribué à la politisation de l'UE et à la réactivation des clivages partisans au niveau européen, notamment du clivage "gauche / droite". Car les traditionnels partis de gouvernement, représentés au Parlement européen majoritairement par le groupe S&D ("Socialistes et démocrates)" et par le groupe du PPE ("Parti populaire européen"), ne peuvent plus se contenter désormais de "co-gérer" l'institution comme ils l'ont fait pendant très longtemps. 

En effet, depuis 2019 et pour la première fois dans l'histoire de la construction européenne, la gauche et la droite de gouvernement ne disposent plus, ensemble, de la majorité absolue des députés européens, ce qui leur permettait jusqu'ici de s'entendre à deux, en écartant les autres groupes si nécessaire. L'heure est désormais à la construction de majorités plus complexes, et changeantes selon les sujets, ce qui a ouvert et enrichi sensiblement les débats dans la législature précédente (Nathalie Brack, Awenig Marié, "Une poussée à droite aux élections conduirait-elle à un changement de la coalition centrale au Parlement européen ?", Policy Paper n°300, Institut Jacques Delors, avril 2024).

Et cela devrait se confirmer lors de la prochaine mandature. C'est d'ailleurs l'une des grandes questions posées par l'élection de juin : quels seront les nouveaux équilibres politiques au Parlement européen ? 

Dans un exercice d'analyse prédictive, risquée car fondée (notamment) sur des sondages de janvier 2024, mais rigoureuse et très stimulante, le chercheur britannique Simon Hix et son équipe anticipent un "brusque virage à droite" aux prochaines élections. Mais de nombreuses questions restent posées, et ne trouveront une réponse que dans le cours des négociations partisanes qui auront lieu après les élections. Assistera-t-on notamment à une recomposition des droites ? Celle-ci pourrait prendre diverses formes, comme une éventuelle alliance des groupes PPE et ECR (qui représente les néo-conservateurs chrétiens menés aujourd'hui par le parti de Georgia Meloni, Fratelli d'Italia, et le PiS polonais), au prix de quelques défections (notamment du parti polonais de Donald Tusk). 

L'autre groupe d'extrême droite, concurrent de l'ECR, "Identité et démocratie" (ID) actuellement co-dirigé par le RN français et la Lega italienne de Matteo Salvini (mais intégrant aussi l'AfD allemande, le PVV néerlandais de Geert Wilders ou encore le Vlaams Belang belge), parviendra-t-il à survivre aux tensions qui sont apparues récemment entre le RN et l'AfD ? Que feront de leur côté les députés du Fidesz hongrois de Viktor Orban, et qui les acceptera éventuellement dans leur groupe ? Exclus du PPE en 2021, ils pourraient trouver leur place dans un nouveau groupe d'extrême droite, mais de quelle nature ? Un groupe néo-conservateur défendant avant tout les "valeurs de la civilisation chrétienne", comme le groupe ECR ? Ou un groupe ultranationaliste, anti-migrants et pro-russe, opposé avant tout à l'approfondissement de l'UE, à commencer par l'éventuelle intégration de l'Ukraine, comme le groupe ID ?

De l'autre côté, les partis du centre, d'une part, et de(s) gauche(s) de l'autre, parviendront-ils à se maintenir, voire à accroître leur poids au sein du futur Parlement européen ? Les situations nationales sont à cet égard très contrastées, et il faudra attendre les résultats définitifs pour se faire une idée des majorités politiques les plus probables dans la prochaine assemblée. Mais une chose est sûre : les anciens partis de gouvernement, traditionnellement proeuropéens, se sont vus dépasser sur leur droite, ou sur leur gauche, par des partis de plus en plus eurosceptiques. 

Paradoxalement, cela pourrait les conduire à remettre l'accent sur leur engagement proeuropéen, et à réinvestir cet espace politique qui s'est fortement politisé ces dernières années. Il n'est d'ailleurs pas anodin que les deux listes en lutte pour la deuxième place en France, derrière celle du RN, aussi bien celle de la majorité présidentielle d'Emmanuel Macron que celle des sociaux-démocrates derrière Raphaël Glucksmann, insistent toutes deux pour dramatiser l'enjeu européen

  • Comment l’Europe a-t-elle répondu aux crises qu’elle a affrontées depuis cinq ans ?

    Alors l'Europe, effectivement, a été traversée par un nombre de crises assez intense, à tel point qu'on a pu parler depuis cinq ans de polycrise.

    Et les trois crises qui se sont succédé sont de natures tout à fait différentes.

    La première, ça été la crise du Brexit, puisque c'est la première fois dans l'histoire de l'Union européenne que l'on négocie la sortie d'un État membre à la demande de la Grande-Bretagne.

    On avait beaucoup de craintes sur le fait qu'il pourrait y avoir un effet de contagion.

    Mais je dois dire qu'il y a eu une solidarité européenne importante et cette crise avec les Britanniques a plutôt renforcé l'idée qu'il ne fallait pas sortir, y compris chez les eurosceptiques.

    Les eurosceptiques, qui sont nombreux en Europe, ont plutôt un discours aujourd'hui qui consiste à dire il faut changer l'Europe de l'intérieur, mais il ne faut pas sortir.

    La deuxième crise, c'est bien sûr la crise de la pandémie qui nous est arrivée du dehors de l'Europe.

    Alors au début, il y a eu pas mal de cafouillage.

    Il a fallu faire face à la concurrence pour les masques, les vaccins, etc.

    Puis finalement l'Europe s'est reprise en main et grâce à cette reprise en main, on a pu par exemple avoir une politique d'achat en commun des vaccins sur le marché européen et international.

    Et ça a permis quand même très largement de vacciner les populations.

    Il y a eu des conséquences économiques bien entendu, puisque pendant la crise du Covid, il y a eu arrêt des activités économiques et commerciales.

    On a pu lancer un plan de relance financé par un emprunt, qui est le fameux plan de 750 milliards.

    Là aussi, il y a eu une coordination des Européens.

    Et enfin, la dernière crise, c'est le retour de la guerre sur le continent européen avec l'agression militaire de la Russie en Ukraine, le 22 février 2022.

    Et les Européens, qui pensaient que la guerre était devenue impossible, se sont rendu compte que ce n'était pas le cas.

    Donc, à l'égard de la Russie, il y a eu d'abord une réaction très cohérente.

    Douze paquets de sanctions qui ont été adoptés malgré le principe de l'unanimité.

    Parce que les sanctions ça s’adopte à l'unanimité. Donc ça c'est quand même un achèvement assez extraordinaire.

    Il y a eu l'utilisation pour la première fois dans l'histoire de l'Union européenne, des facilités européennes pour la paix, c'est-à-dire une ligne budgétaire dans le budget de l'Union européenne pour acheter des armements et une coordination qui parfois pourrait être meilleure entre les États membres, justement pour essayer de procurer des armes et un soutien financier à l'Ukraine.

  • Quelles sont les lois et les décisions les plus marquantes de la dernière législature ?

    Alors, il y a deux volets qu’il faut retenir.

    Le premier volet, ce sont des réformes vraiment internes, des réformes des politiques internes de l'Union européenne qui n'ont pas toujours été très visibles, mais qui sont fondamentales pour la vie quotidienne des Européens.

    Je pense en particulier à l'adoption du Pacte vert, c'est-à-dire cet ensemble de textes mettant en œuvre l'ensemble des prescriptions des COP, des conférences internationales sur l'environnement, de façon à pouvoir évoluer davantage vers une économie verte.

    Je pense aussi à la régulation du marché Internet.

    C'est très, très important parce que nous savons très bien aujourd'hui que les grandes plateformes, justement, ont besoin d'une forme de régulation pour ne pas autoriser tout un tas de choses qui sont des effets pervers comme la délivrance de fausses nouvelles.

    Il faut protéger les mineurs, etc.

    Et là, on a fait passer deux textes qui sont très importants.

    On les nomme en anglais le Digital Services Act et le Digital Markets Act.

    Troisièmement, on a réussi à faire passer aussi une loi sur l'intelligence artificielle qui, là aussi, nous amène à réguler et à faire en sorte que l'utilisation de l'intelligence artificielle soit conforme à l'éthique, à un certain nombre de règles de déontologie.

    Et le deuxième grand volet, c'est le volet plutôt extérieur.

    C'est l'élargissement dans ce contexte de guerre en Ukraine.

    La Commission von der Leyen a réussi, avec les États membres à ouvrir des négociations d'adhésion avec l'Ukraine et la Moldavie, donc deux pays directement menacés par la Russie, et à accorder le statut de candidat à la Géorgie, un troisième pays qui est dans l'environnement russe incertain.

    Et évidemment, on l'a fait pour des raisons géopolitiques, pour protéger ces pays, leur envoyer un signal politique, qu'ils faisaient partie de la famille européenne et qu'on ne les abandonnerait pas.

  • Quelles sont les principales menaces qui pèsent sur l’avenir de l’Europe ?

    Alors, je vois un certain nombre de menaces qui sont de natures différentes.

    La première, c'est l'état des forces politiques.

    Il y a quand même un retour du nationalisme en Europe avec partout une montée des partis d'extrême droite qui sont très sceptiques, pour ne pas dire anti-Europe.

    Ça c'est quand même un vrai problème si on veut construire l'Europe, puisque l'ensemble de ces partis développe un discours sur le retour à la souveraineté nationale, le retour aux protections des frontières nationales, donc il y a une véritable contradiction.

    Ça, c'est le premier point.

    Le deuxième point sur les politiques publiques, on voit bien que, par exemple, l'adoption du Pacte vert ne signifie pas pour autant que tout le monde souscrit, je pense aux responsables politiques, aux prescriptions des COP.

    Et on n'est pas à l'abri aussi de gouvernements plutôt situés aux extrêmes climatosceptiques qui reviennent totalement sur les prescriptions du Pacte vert.

    Troisièmement, je pense qu'il faut trouver des solutions à la question migratoire, parce qu'on voit que effectivement, les flux se sont réduits par rapport à 2015.

    On n’a plus 1 million, 1 200 000 personnes qui arrivent via la Turquie et la Grèce.

    Mais on a tous les jours des arrivées quand même par d'autres routes.

    Et tout ça crée, si vous voulez, sur les États de première arrivée une responsabilité extrêmement lourde, qu'il faudrait réussir à partager davantage en Europe.

    De même qu'il faudrait réussir à répartir mieux les migrants et les réfugiés.

    Et je dirais qu'il y a un quatrième point, c'est la défense.

    L'Ukraine nous a montré que, voilà, il y avait une vulnérabilité militaire qui demeurait en Europe.

    La question de la sécurité, nous l'avons très largement depuis 70 ans, déléguée à l'OTAN et donc au soutien des États-Unis d’Amérique.

    Mais si les États-Unis d’Amérique, avec Monsieur Biden aujourd'hui sont très mobilisés pour le soutien à l'Europe, on peut se poser la question de savoir ce qu'il en serait d'autres présidents américains.

    Et bien sûr, nous pensons tous à l'échéance de novembre 2024 et à la possible élection de Monsieur Trump.

    Donc c'est une incitation aussi à réfléchir davantage à une vraie politique européenne de défense pour pouvoir développer ce qu'on appelle parfois notre propre autonomie stratégique européenne.

    Moi, je préfère dire notre propre responsabilité stratégique européenne.