La France a été le premier pays européen à adopter, en 2019, une stratégie en Indopacifique. La vaste région indopacifique, qui s’étend des côtes orientales de l’Afrique à l’Océanie et couvre l’océan Indien et l’océan Pacifique, est en effet identifiée comme une zone stratégique décisive à un triple titre : devenue le moteur économique du monde, elle est aussi le lieu où les normes internationales sont de plus en plus remises en question, notamment sur le plan maritime, et enfin l’arène où se joue le futur ordre mondial façonné par la rivalité sino-américaine.
La France est sans conteste une puissance de l’Indopacifique, avec des territoires d’outre-mer situés dans les deux océans, sur lesquels vivent environ 1,5 million de citoyens français. Près de 90% de sa vaste zone économique exclusive (ZEE), la deuxième plus grande au monde juste derrière celle des États-Unis, y est localisée. Enfin, la France entretient des liens d’interdépendance économique vitaux avec cette région traversée par des routes commerciales maritimes et des réseaux de connectivité numérique clés pour ses intérêts de sécurité. La préservation, dans l’Indopacifique, d’un ordre fondé sur le droit participe donc pour la France au maintien d’un environnement géostratégique global favorable à ses intérêts nationaux, ainsi qu’à son ambition universaliste.
Si l’on considère que "l’ordre post-1945 fondé sur des règles" comprend trois piliers (sécuritaire, économique et celui des valeurs, notamment l’universalité des droits de l’homme) sur lesquels reposent les règles de l’après-guerre, on peut avancer l’idée que la France, en raison de ses intérêts souverains dans la région, se concentre principalement sur la dimension sécuritaire de cet ordre dans l’Indopacifique. La Stratégie de l’Union européenne pour la coopération dans la région indopacifique, présentée en septembre 2021 avec l’appui majeur de la France, pourrait dorénavant permettre à Paris de promouvoir, avec plus d’efficacité que par le passé, la dimension économique de cet ordre, ainsi que ses valeurs.
En septembre 2021, l’annonce de la conclusion inattendue d’un pacte de sécurité entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis (AUKUS) a amené le gouvernement français à envisager une actualisation de son approche de la zone indopacifique et mis au grand jour l’écart entre les ambitions de la France dans la région, notamment sur le plan militaire, et la réalité de ses moyens. Alors que les guerres entre la Russie et l’Ukraine et entre Israël et le Hamas à Gaza focalisent dorénavant l’attention de l’Europe, il convient de rappeler les grands axes de la stratégie de Paris dans la zone indopacifique.
La montée en puissance de la Chine et la "doctrine Macron"
Au cours de la dernière décennie, les évolutions géostratégiques dans l’Indopacifique, et en particulier les avancées de Pékin en mer de Chine méridionale, avec la prise de contrôle et la militarisation de plusieurs îlots revendiqués par d’autres pays riverains, les risques que l’expansion maritime chinoise fait peser sur la liberté de navigation et le déploiement depuis 2013 du mégaprojet chinois d’infrastructures dit "des nouvelles routes de la soie" (Belt and Road Initiative, BRI) ont encouragé la mise en place une nouvelle approche française de la région.
L’ouverture d’une base chinoise à Djibouti en 2017 a notamment alarmé le ministère des armées, alors que le déploiement des nouvelles routes de la soie et leurs implications en termes de dépendance économique et politique d’un nombre croissant d’États envers Pékin ont convaincu les ministères des Affaires étrangères et de l’Économie de la nécessité de mieux définir les intérêts français en Asie et de bâtir une stratégie d’ensemble à l’égard de la Chine.
La Revue stratégique de défense et de sécurité nationale de 2017 a donc clairement identifié les risques liés à la montée en puissance de la Chine, en termes d’ambition stratégique (devenir "la puissance dominante en Asie" et "égaler ou surpasser la puissance américaine"), de renforcement militaire (le budget de défense chinois "est aujourd’hui plus de quatre fois supérieur à celui de la France") et de remise en question de l’ordre fondé sur des règles multilatérales (en particulier en mer de Chine méridionale, “où Pékin invoque des droits historiques et emploie des méthodes comme la poldérisation de certains îlots ou la tentative de mise en place d’une zone d’exclusion aérienne pour créer des situations de fait accompli”).
En 2019, la stratégie de défense française dans l’Indopacifique a ensuite décrit l’expansion de la Chine comme un facteur de déstabilisation modifiant les rapports de force internationaux, mettant en cause les valeurs démocratiques et suscitant de vives inquiétudes sécuritaires.
La nouvelle Revue nationale stratégique présentée en novembre 2022 a, quant à elle, caractérisé la Chine comme un rival systémique : "[…] Le régime chinois estime que le leadership occidental sur l’ordre international est fragilisé et qu’il peut l’affaiblir encore davantage en mettant à profit son influence nouvelle. […] Cette remise en cause irrigue les domaines politique (propagande sur le déclin de l’Occident), économique et technologique (prédation, guerre commerciale), militaire (croissance de l’arsenal nucléaire, modernisation de l’Armée populaire de libération chinoise, points d’appui à l’étranger) et diplomatique." La convergence stratégique croissante entre Pékin et Moscou y est également soulignée avec inquiétude.
Selon ces documents successifs, la France, qui dispose d’un siège de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies (P5) et possède des intérêts nationaux dans la région indopacifique, apparaît donc légitime pour agir en tant que puissance souveraine et aussi en tant qu’acteur responsable dans la zone.
Dès son arrivée au pouvoir, en 2017, à l’occasion de son discours aux ambassadeurs, Emmanuel Macron a clairement exprimé qu’il souhaitait restaurer l’influence mondiale de la France en défendant ses valeurs et ses principes. Il a également indiqué vouloir faire de la France un acteur central de la gouvernance mondiale et du multilatéralisme, afin de "permettre à la France, au sein d’une Europe relancée, de tenir son rang dans un ordre mondial profondément bousculé".
Cette ambition a été réaffirmée par le président de la République dans la Revue nationale stratégique de 2022 : "Je veux qu’en 2030 la France ait conforté son rôle de puissance d’équilibres, unie, rayonnante, influente, moteur de l’autonomie européenne et qui assume ses responsabilités en contribuant, en partenaire fiable et solidaire, à la préservation de mécanismes multilatéraux fondés sur le droit international."
L’idée de restaurer pleinement l’influence mondiale de la France, une ambition que certains analystes ont qualifiée de "doctrine Macron", repose sur un sentiment de crise profonde de l’ordre mondial : "On voit qu’on a une crise du cadre multilatéral de 1945 : une crise de son effectivité, mais, plus grave à mes yeux, au fond, une crise de l’universalité des valeurs portées par ses structures". La Russie et la Chine sont clairement désignées comme des puissances qui remettent en question les valeurs (les droits de l’homme en particulier) et les principes de l’ordre libéral.
Emmanuel Macron a également souligné à plusieurs reprises, notamment lors de ses visites dans les outre-mer situés en zone indopacifique, les risques d’une hégémonie chinoise, la nécessité pour Paris de développer sa propre approche dans la zone et d’y agir comme une puissance crédible. Ainsi, à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie, en 2018 : "Dans cette région du globe, la Chine est en train de construire son hégémonie pas à pas, il ne s’agit pas de soulever les peurs mais de regarder la réalité, elle est faite d’opportunités, la Chine doit être un partenaire pour cette région et plus largement. […] Mais si nous ne nous organisons pas, ce sera quand même bientôt une hégémonie qui réduira nos libertés, nos opportunités et que nous subirons."
Dans la région indopacifique, la France s’engage donc en premier lieu à soutenir la dimension sécuritaire, notamment sur le plan maritime, mais aussi en termes de sécurité environnementale, un axe original majeur de l’approche française.
Concernant le pilier des valeurs, une référence aux droits de l’homme apparaît dans la Stratégie indopacifique et la Revue nationale stratégique de 2022, mentionnant le respect de ces droits dans la mise en œuvre des projets français d’aide publique au développement et l’évocation des violations les plus graves de ces droits par les pays de la région lors de dialogues politiques et dans les instances multilatérales dédiées. La défense des valeurs dans l’approche française de l’Indopacifique doit être entendue au sens large, comme la promotion du droit international et du processus démocratique, d’abord au niveau interétatique (sous la forme d’un nouveau multilatéralisme) plutôt qu’au niveau national. Cette approche inclusive vise à fédérer un maximum de pays partenaires partageant les mêmes intérêts, même si les régimes en question ne peuvent que rarement prétendre être à ce jour des démocraties à part entière.
En ce qui concerne la dimension économique de l’ordre international s’appuyant sur des règles, le niveau européen doit être privilégié, la France ne disposant que de moyens limités pour favoriser la connectivité dans l’Indopacifique et l’Union européenne détenant une compétence exclusive en matière de signature d’accords commerciaux.
L'accent mis sur la sécurité
La liberté de circulation maritime et aérienne et le respect du droit international, notamment en mer, sont au cœur des préoccupations de la France. La liberté de navigation en Indopacifique s’impose tout particulièrement comme une préoccupation majeure, puisqu’une perturbation des voies maritimes vitales y aurait des conséquences dramatiques pour la sécurité économique et commerciale de l’Europe tout entière.
À ce titre, la France soutient la stricte application de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982, contribue à la lutte contre la criminalité et la piraterie en mer, et souhaite manifester activement son attachement à la liberté de navigation. En 2016, le ministre de la défense Jean-Yves Le Drian avait déjà souligné la nécessité de décourager les coups de force unilatéraux dans les mers de Chine, de peur que de telles actions ne s’étendent à d’autres zones comme la Méditerranée.
Ainsi, sans prendre parti sur les questions de souveraineté, Paris a régulièrement envoyé des bâtiments en mers de Chine méridionale et orientale ces dernières années, notamment le déploiement de la mission Jeanne d’Arc 2023 et la frégate multi-missions Bretagne en juin 2024, ou des frégates de surveillance basées en Nouvelle-Calédonie. En juin 2019, le porte-avions Charles-de-Gaulle s'était déployé en océan indien et s'était rendu jusqu'à Singapour à la faveur du Shangri-La Dialogue. La ministre française des Armées Florence Parly avait, quant à elle, promis que les navires français navigueraient au moins deux fois par an en mer de Chine méridionale et continueraient à faire respecter le droit international de manière "régulière, non conflictuelle mais obstinée".
Début 2021, un sous-marin à propulsion nucléaire français a patrouillé dans la zone, démontrant sa capacité à se déployer dans la région en coordination avec d’autres partenaires stratégiques "pour affirmer que le droit international est la seule règle valable". Dans la même perspective, la France favorise le développement des capacités de surveillance maritime dans la région, car la connaissance du domaine maritime (maritime domain awareness, MDA) est essentielle pour mieux gérer son propre territoire souverain et sa zone économique exclusive, mais aussi pour assurer la sécurité des eaux internationales. La surveillance maritime, qui contribue également à renforcer la sécurité environnementale, permet d’agir avec des États partenaires pour le bien commun, ainsi que pour faire respecter les normes et règles multilatérales et mieux maîtriser les actions en mer.
Paris a grandement soutenu l’Union européenne dans l’adoption d’une stratégie indopacifique. Annoncée le 16 septembre 2021, celle-ci a été conçue à la fois en synergie avec la stratégie française (pour la sécurité maritime, notamment) et en complément de cette dernière. L’Union européenne dispose de capacités importantes pour soutenir le développement durable, les infrastructures et le renforcement des capacités grâce à sa stratégie de développement des interactions entre l’Union européenne et l’Asie, adoptée en 2018 et à son initiative le programme d’investissements privés et publics de 300 milliards d’euros Global Gateway, annoncé en décembre 2021.
L’Union européenne, en tant que première puissance commerciale au monde, joue également un grand rôle dans ce domaine (notamment par la conclusion d’accords de partenariat économique) et Bruxelles cherche aussi à devenir un acteur stratégique en matière de technologies de pointe. La stratégie indopacifique de l’Union de 2021 met donc fortement l’accent sur la construction de chaînes de valeur résilientes, en particulier dans le domaine des semi-conducteurs pour lequel elle pourrait conclure un accord avec Taïwan.
En outre, l’établissement de normes dans les secteurs du commerce, du numérique et des technologies émergentes, "conformément aux principes démocratiques", constitue l’un des objectifs prioritaires de l’Union européenne en matière de propriété intellectuelle. L’Union a également été un défenseur constant des droits de l’homme, comme l’a notamment montré l’adoption par le Parlement européen, en mars 2021, de sanctions à l’encontre de la Chine afin de dénoncer les détentions arbitraires à grande échelle de Ouïghours au Xinjiang.
La stratégie indopacifique de l’Union européenne indique également que celle-ci "continuera à protéger ses intérêts essentiels et à promouvoir ses valeurs, tout en rappelant ses désaccords fondamentaux avec la Chine, comme dans le domaine des droits de l’homme". Travailler au niveau de l’Union européenne devrait permettre à la France de promouvoir une stratégie plus transversale dans la région, à même d’offrir une option alternative à la rivalité sino-américaine.
Une "puissance d’équilibre(s)" ?
La France, à l’instar de l’Union européenne, prône la défense d’une autonomie stratégique sur la scène internationale, y compris dans l’Indopacifique. Paris, en effet, ne s’aligne pas sur la politique indopacifique de Washington, très militarisée et focalisée sur une confrontation croissante avec la Chine.
La France, qui considère que la rivalité sino-américaine est en soi un facteur perturbateur des relations internationales, cherche à atténuer les tensions nourries par la polarisation croissante du monde, en favorisant le multilatéralisme et l’émergence d’un monde multipolaire. L’ancien ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian écrivait ainsi en 2021 : "Au-delà de toute logique de blocs, nous entendons porter jusque dans l’Indopacifique l’ambition d’une troisième voie pour répondre aux bouleversements actuels avec toutes les puissances de bonne volonté."
En 2017, le président Macron a souligné que la France devait être une "puissance d’équilibre" (ou "d’équilibres", selon le terme retenu dans la Revue nationale stratégique de 2022), non alignée, mais agissant de manière indépendante et offrant une alternative à la confrontation bipolaire. Et de préciser lors de son discours aux ambassadeurs de 2019 : "Mais quand je dis que nous devons être une puissance d’équilibres, cela veut dire que nous devons en quelque sorte avoir la liberté de jeu, la mobilité, la souplesse. Nous ne sommes pas une puissance alignée. […] Nous avons des alliés dans chaque région du monde et nous avons un allié important que sont les États-Unis d’Amérique sur le plan stratégique et militaire. Mais, pour le dire en termes simples, nous ne sommes pas une puissance qui considère que les ennemis de nos amis sont forcément les nôtres ou qu’on s’interdit de leur parler."
C’est pourquoi la France, tout en entretenant des partenariats stratégiques étroits et dynamiques avec les membres du Dialogue quadrilatéral pour la sécurité de l’espace indopacifique (Quadrilateral Security Dialogue, ou QUAD, qui réunit depuis 2017 Australie, Inde, Japon et États-Unis), a jusqu’à présent refusé de s’associer politiquement au groupement. Non seulement parce que le QUAD peut être perçu comme une coalition dirigée contre la Chine, mais aussi parce que Paris préfère promouvoir ses propres initiatives.
La stratégie indopacifique de la France repose donc sur plusieurs partenariats étroits, fondés sur des intérêts communs, et qui s’efforcent de se constituer en réseau pour mutualiser les capacités et peser d’un plus grand poids. Les partenariats comprennent les quatre pays du QUAD (l’Australie dans une moindre mesure depuis l’affaire de l’AUKUS), mais aussi l’Indonésie et Singapour. Ces partenariats reposent en partie sur la conclusion de grands contrats d’armements, comme témoignent les ventes récentes de 42 Rafales et de deux sous-marins Scorpène à Jakarta (avril 2024).
L’Asie du Sud-Est étant le terrain principal de la rivalité entre la Chine et les États-Unis, il apparaît également essentiel pour Paris d’y exercer son influence afin de mieux résister à l’expansion chinoise et d’atténuer les effets de la concurrence sino-américaine.
Paris prône en outre un "multilatéralisme efficace, fondé sur l’État de droit et le rejet de la coercition" pour "encourager les approches coopératives, plutôt que par blocs". La France est en effet un membre actif de plusieurs organisations régionales de l’Indopacifique, comme l’Indian Ocean Rim Association (IORA) qui regroupe les États riverains de l’océan Indien ou le Western Pacific Naval Symposium, qui favorise la coopération navale entre les nations du Pacifique occidental. La France est également membre observateur du Forum des garde-côtes asiatiques (HACGAM).
Les groupements minilatéraux, reposant sur la participation d'un petit nombre d’États, comme le Quad Pacifique au sein duquel la France, l’Australie, la Nouvelle Zélande et les États-Unis participent à des opérations de surveillance maritime dans les ZEE des États insulaires, sont également considérés comme une "forme efficace de multilatéralisme" et sont privilégiés pour aborder des questions spécifiques, du changement climatique à la gouvernance des biens communs (océans, Internet).
Le choc AUKUS et la pérennité de l’approche française
Pour les autorités françaises, l’annonce du pacte AUKUS, en septembre 2021, a constitué un choc. Paris n’avait jamais été consulté, ni n’avait reçu de notification préalable, malgré l’importance de l’accord (qui doit notamment permettre à l’Australie de se doter de sous-marins à propulsion nucléaire) et ses énormes implications pour les intérêts de la France, notamment la rupture brutale du contrat signé par la société française Naval Group en 2016, qui prévoyait la livraison à Canberra de douze sous-marins conventionnels.
L’annonce de l’accord AUKUS a provoqué une crise de confiance entre la France et ses trois partenaires occidentaux, en mettant en lumière les divergences de points de vue sur la meilleure façon de promouvoir un nouvel ordre indopacifique fondé sur le droit et de relever le défi chinois. L’AUKUS a donc remis en question le positionnement stratégique de la France dans l’Indopacifique, soulignant le risque d’une mise à l’écart de Paris alors que la rivalité sino-américaine s’exacerbait.
Il faut toutefois noter que la coopération opérationnelle avec l’Australie n’a jamais cessé : la France se coordonne depuis 1992 au sein de l’accord FRANZ avec ses partenaires australiens et néo-zélandais pour fournir un soutien HADR (reprise à haut niveau de disponibilité après incident) aux pays de la région. Par ailleurs, le Dialogue trilatéral avec Canberra et New Delhi a repris en 2023.
Il existe un profond décalage entre la rhétorique politique d’une priorité indopacifique pour la France et la réalité des moyens engagés dans cette zone.
La conclusion du pacte AUKUS a dans le même temps encouragé les Européens à accélérer leur réflexion quant à une meilleure définition et protection de leurs intérêts. Certes les manifestations de soutien et de solidarité européennes à l’égard de la France après le choc de l’annonce du pacte AUKUS ont été moins nombreuses que prévu. Diverses critiques ont même été exprimées à cette occasion, plus ou moins ouvertement, par des responsables politiques de pays partenaires de l’Union européenne désapprouvant l'"européanisation" de la crise par la France.
Un certain nombre de pays d’Europe centrale et orientale sont, il est vrai, très dépendants des États-Unis pour leur sécurité. Soutenant un engagement européen dans l’Indopacifique comme contrepartie d’un engagement américain durable en matière de sécurité en Europe, ils souhaitent éviter des tensions inutiles avec leur puissant allié. Leurs réactions ont montré leurs réticences à s’aligner sur une approche indopacifique qui privilégie l’autonomie stratégique au détriment de la relation avec Washington. Le déclenchement de la guerre en Ukraine, en février 2022, et la remise en perspective du rôle clé des États-Unis dans la sécurité du continent européen ont renforcé leurs positions.
La volonté proclamée à Paris d’autonomie stratégique est souvent interprétée à l’étranger comme le signe d’un engagement fluctuant de la France dans l’Indopacifique, ou d’un positionnement équidistant entre les États-Unis et la Chine. Cette perception n’est pourtant pas exacte : d’un côté, la France partage les valeurs fondamentales de Washington ; de l’autre, elle souhaite néanmoins conserver une relative marge de manœuvre face à certains choix américains motivés par des intérêts auxquels Paris n’adhère pas.
Bâtir une coordination étroite et une complémentarité avec les États-Unis semble donc essentiel pour mettre en œuvre dans la région une politique française et européenne autonome. La France et l’Union européenne possèdent des capacités militaires certes limitées pour s’engager dans l’Indopacifique, mais ils disposent d’une expertise et d’une expérience étendues sur les sujets de sécurité maritime, câbles sous-marins, mesures d’atténuation et d’adaptation au changement climatique et plus largement, sécurité environnementale. Ils ont donc une carte à jouer pour en tirer parti et apporter leur valeur ajoutée en développant une complémentarité avec l’approche plus militaire des États-Unis dans la zone.
Il existe un profond décalage entre la rhétorique politique d’une priorité indopacifique pour la France et la réalité des moyens engagés dans cette zone. Il n’empêche que la nouvelle approche indopacifique de la France sert un agenda diplomatique qui s’est étoffé sous la présidence d’Emmanuel Macron et dont l’ambition est d’assurer la pérennité du statut de la France dans l’ordre mondial en cours de redéfinition.
La pandémie de Covid-19 ou la guerre en Ukraine n’ont pas modifié l’agenda français. Elles ont plutôt souligné l'importance des développements dans l'Indopacifique pour les intérêts de Paris et l’interconnexion entre les théâtres sécuritaires et économiques asiatique et européen. Depuis quelques mois, les tensions grandissantes dans le détroit de Taïwan pressent plus que jamais la France d’expliciter son rôle dans un éventuel conflit ouvert entre Taïwan et la Chine, dont les conséquences seraient mondiales.
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