Image principale 1
Image principale 1
© Olivia / Stock-adobe.com

Inégalités dans le monde : les grandes tendances

Temps de lecture  24 minutes

Les inégalités croissent-elles inexorablement partout dans le monde ? Les riches sont-ils chaque jour plus riches et les pauvres toujours plus pauvres ? Les pays émergents et en développement sont-ils plus inégalitaires que les pays développés ? Face à ces questions, un diagnostic nuancé s’impose.

Une des grandes difficultés de l'analyse des inégalités, c'est qu'elles sont diverses et que le diagnostic n'est pas nécessairement le même selon que l'on s'intéresse aux revenus, aux salaires, aux patrimoines, à l'inégalité des chances ou encore aux inégalités dites horizontales entre hommes et femmes, migrants et natifs, noirs et blancs, etc. 

Même s'agissant des revenus, la dimension inégalitaire probablement la plus étudiée et discutée, le diagnostic peut différer selon que l'on s'intéresse aux revenus primaires, avant impôts et transferts, ou aux revenus effectivement disponibles, et selon que l'unité statistique est le ménage ou chacun de ses membres. Dans ce dernier cas, faut-il diviser le revenu des ménages indistinctement par leur nombre de membres ou distinguer les besoins de ceux-ci selon leur âge et la taille du ménage ? 

Dernière ambiguïté dans l'analyse de l'inégalité, la notion d'inégalité se réfère à une distribution statistique dont on peut résumer les disparités entre individus de diverses façons. Dans ces conditions, choisir un indicateur plutôt qu'un autre n'est pas nécessairement neutre.

Cet article a pour ambition de dresser un bref état des lieux des inégalités de niveaux de vie dans le monde, le niveau de vie d'un individu étant défini comme le revenu disponible – ou, selon le pays, les dépenses de consommation – du ménage auquel il appartient divisé par son nombre d'unités de consommation, c’est-à-dire le nombre de membres pondérés par un facteur dépendant de leur âge et de la taille du ménage. L'indicateur d'inégalité utilisé sera le coefficient de Gini, la mesure certainement la plus utilisée dans l'analyse de l'inégalité. 

L'inégalité a d'autres dimensions importantes, notamment non monétaires, comme l'inégalité des chances. Mais c'est sur les inégalités monétaires que le débat public semble se concentrer et on peut espérer contribuer à une plus grande clarté dans ce débat en énonçant les quelques faits indubitables que révèlent les statistiques disponibles. Ce sera la première partie de cet article qui résume ce que l'on croit savoir de l'évolution des inégalités dans le monde. 

La seconde sera consacrée aux causes possibles de la tendance observée au cours des dernières décennies, et notamment de la montée des inégalités entre les années 1980 et les années 2000 au sein d'un certain nombre d'économies, suivie plus récemment d'une stabilisation ou d'un ralentissement. Là aussi, un certain flou règne dans le débat. À l'opposé des faits, il est en effet moins facile d'aboutir à des conclusions claires et solides sur l'origine, éminemment complexe, des variations de l'inégalité. 

Une dernière partie sera consacrée à ce que l'on peut attendre du futur. Sommes-nous entrés dans un nouveau régime d'inégalité à un niveau supérieur à ce qu'il était il y a vingt ou trente ans et susceptible de perdurer plusieurs décennies ? Peut-on s'attendre au contraire à une nouvelle hausse sous le coup de plusieurs chocs à venir ? Ou au contraire, est-il loisible d'espérer une atténuation ?

Inégalités de niveau de vie dans le monde : les faits

On peut entendre l'évolution de l'inégalité "dans le monde" comme l'évolution dans les pays ou régions qui le composent, ou comme l'inégalité entre tous les habitants de la planète. Ces deux aspects seront traités successivement, en distinguant dans le premier les économies avancées des économies émergentes ou en développement.

Il convient de souligner d'emblée que la brève revue qui suit de l'évolution de l'inégalité au sein des nations repose principalement sur des données issues d'enquêtes auprès des ménages (statistiques de la Poverty and Inequality Platform de la Banque Mondiale). On sait que ces sources tendent à minorer le degré d'inégalité, car les très hauts revenus y sont sous-estimés. S'agissant de l'évolution à moyen-terme – l'objet de cet article –, il n'y a pourtant pas d'incohérence entre données intégrant les hauts revenus par le biais de sources fiscales (source : World Inequality Database) et données d'enquête. On ignorera donc cette question méthodologique dans ce qui suit.

Les économies avancées

Il y a peu de débat sur le fait que dans les plus grandes économies avancées, soit les pays du G7, l'inégalité des revenus est plus forte aujourd'hui qu'elle ne l'était il y a une quarantaine d'années, au milieu des années 1980. La hausse est cependant plus ou moins forte selon les pays, importante aux États-Unis mais faible en France. Parmi les autres pays membres de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), une majorité de ceux pour lesquels la comparaison peut être effectuée sur une quarantaine d'années ont connu une augmentation de l'inégalité, parfois importante (Australie, Israël, Suède). Un petit nombre ont néanmoins enregistré une baisse (Irlande, Suisse). La hausse n'est donc pas universelle mais très largement majoritaire. 

S'agissant à présent de la chronologie de cette hausse, le fait remarquable est qu'elle se concentre dans les deux décennies qui vont grosso modo de 1985 à 2005, et, dans plusieurs pays, qu'elle se limite souvent à quelques années. De fait, rares sont les pays où l'inégalité suit un mouvement ascendant plus ou moins continu. Les États-Unis sont l'exception, bien que l'on y constate un net ralentissement depuis une douzaine d'années. 

Comparer l'évolution de l'inégalité du revenu disponible des ménages par unité de consommation, c’est-à-dire du niveau de vie, et celle des revenus primaires avant impôts et transferts permet de distinguer dans la variation de l'inégalité des niveaux de vie ce qui est dû aux forces économiques de ce qui résulte du système redistributif. En fait, les deux évolutions sont assez parallèles mais à différents niveaux. L'inégalité des revenus primaires a elle aussi connu une hausse de la fin des années 1980 à la première moitié des années 2000 dans la plupart des pays, suivie d'une stabilisation jusqu'à nos jours. 

Par ailleurs, la hausse de l'inégalité primaire, mesurée de façon comparable à celle des niveaux de vie, a été beaucoup plus forte que pour les revenus disponibles. Cet écart illustre le pouvoir égalisateur du système redistributif qui varie bien sûr d'un pays à un autre et d'une période à une autre au gré des réformes. L'exemple de la Suède est frappant à cet égard. Après une forte hausse au début des années 1990, l'inégalité des revenus primaires s'est stabilisée tandis que celle des niveaux de vie a continué de croître du fait de réformes réduisant la progressivité de la redistribution. 

Les économies en développement

Les économies en développement et les économies émergentes constituent un ensemble beaucoup plus hétérogène. D'une part, le niveau d'inégalité y est plus élevé mais diffère également de façon assez radicale entre régions. D'autre part, si les moyennes régionales indiquent une hausse plus ou moins marquée de l'inégalité durant les années 1990, elles suivent de façon générale une tendance décroissante depuis le tournant du millénaire. À tel point que, à la différence de ce que l'on observe pour les économies avancées, l'inégalité apparaît en moyenne nettement plus faible ces dernières années qu'elle ne l'était il y a vingt ou trente ans. 

Les moyennes régionales sont cependant à interpréter avec précaution. D'une part, elles intègrent parfois des données nationales peu fiables. Le fait par exemple que ces données reposent souvent sur les dépenses de consommation plutôt que sur les revenus des ménages tend à sous-estimer le niveau d'inégalité et ses variations. D'autre part, les moyennes régionales dissimulent de grandes disparités entre pays, d'autant plus que les chiffres nationaux ne sont pas pondérés par la taille des populations.

Quelques exemples permettent de mesurer l'ampleur de ces disparités. 

  • Bien que l'on ne dispose pas de chiffres pour la période récente, l'Inde est probablement l'exemple le plus évident d’une évolution inégalitaire continue. Apparue au seuil des années 1990, elle demeurait encore très forte vingt ans plus tard alors que le niveau d'inégalité était déjà très élevé. Les statistiques officielles, basées sur des données de consommation, sous-estiment cependant cette tendance.
  • La Chine illustre le cas d'une trajectoire fortement ascendante qui s'est stabilisée, puis a régressé au cours des dix dernières années. L'inégalité avait bondi à la suite des réformes économiques impulsées dans les années 1980 passant d'un niveau très bas typique d'un pays socialiste à un niveau très supérieur à celui des États-Unis aujourd'hui, la plus inégalitaire des économies avancées. La tendance semble s'être inversée depuis une dizaine d'années, mais l'inégalité reste élevée, en tout cas très supérieure à ce qu'elle était au moment du décollage économique chinois. 
  • Les économies latino-américaines ont vu l'inégalité diminuer fortement depuis le début des années 2000. La nature de cet infléchissement récent n'est cependant pas claire. Dans plusieurs pays, comme l'Argentine, le Chili ou la Colombie, il est le pendant d'un mouvement ascendant dans les années 1980 et 1990 de sorte que le niveau d'inégalité est aujourd'hui similaire à ce qu'il était au milieu des années 1980. La baisse récente est peut-être plus structurelle dans d'autres pays mais l'information statistique manque pour en juger. Quoi qu'il en soit, malgré la baisse récente, les pays latino-américains restent aujourd'hui au premier échelon de l'échelle mondiale de l'inégalité. 
  • En moyenne, les économies africaines viennent au second rang. L'inégalité paraît y avoir baissé depuis le milieu des années 1990. Cette conclusion doit cependant être fortement nuancée du fait de la grande volatilité et de l'imprécision des données d'inégalité dans cette région. La volatilité découle de l'instabilité politique, bien plus marquée qu'ailleurs, mais parfois aussi de changements radicaux dans la couverture des données. Parmi les pays dont les statistiques sont les plus fiables, l'inégalité suit une tendance nettement ascendante au Ghana et à peu près stable en Ouganda.
  • La moyenne de la région du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord, comprend très peu de pays et est donc peu significative. La tendance décroissante observée en Tunisie et les deux données disponibles pour l'Algérie influencent fortement la moyenne régionale, alors que l'inégalité paraît relativement stable en Égypte ou au Maroc. 

Finalement, les économies en développement exhibent dans leurs trajectoires d'inégalité une plus grande diversité que les économies plus avancées. Si, comme pour ces dernières, un grand nombre de pays ont vu l'inégalité augmenter à la fin du siècle dernier – y compris les pays d'Europe centrale et orientale et d'Asie centrale lors de leur transition de l’économie socialiste vers l’économie de marché –, la tendance moyenne s'y est assez nettement retournée au tournant du millénaire ou un peu plus tard. Là où elle a eu lieu, la rupture s'est produite de façon plus précoce et plus prononcée que dans les économies avancées. La baisse s'est poursuivie jusqu'à nos jours, avec un léger ralentissement dans la période la plus récente. 

Mais ce constat général ne saurait ignorer le cas de pays où l'inégalité a continué d'augmenter, comme l'Inde, le Ghana, le Laos ou la Zambie, ni, non plus, celui des pays où l'inégalité a décru régulièrement depuis presque 40 ans, comme la Malaisie ou la Thaïlande. 

L'inégalité mondiale

Elle peut se définir de différentes façons : inégalité des niveaux moyens de vie entre pays, pondérés ou non par leurs populations, inégalité moyenne au sein des pays, comme précédemment mais à l'échelle mondiale et pondérée par les populations nationales ou leur part dans le revenu mondial, et, finalement inégalité entre tous les citoyens du monde sans distinction de résidence géographique. C'est cette dernière définition qui correspond véritablement à l'inégalité mondiale. Elle inclut d'ailleurs les précédentes et apparaît en quelque sorte comme la somme de l'inégalité entre pays et de l'inégalité au sein des pays.

Cette inégalité mondiale a crû de façon à peu près continue depuis la première révolution industrielle au début du XIXe siècle qui a conduit à l'essor économique et à la domination des puissances occidentales. Malgré la décolonisation, et malgré l'engagement des pays industrialisés à aider au développement des pays nouvellement indépendants, l'inégalité a continué de croître, quoique plus lentement, dans le dernier tiers du XXe siècle. 

Vers le tournant du nouveau millénaire, cependant, le mouvement a semblé se stabiliser et s'est même franchement inversé quelques années plus tard. En l'espace d'une dizaine d'années, le coefficient de Gini a perdu de 5 à 7 points de pourcentage. Cette chute, observée à partir de divers jeux de données (sources : Journal of the European Economic Association et Atlas of Sustainable Development Goals), est considérable dans la mesure où elle neutralise plus d'un siècle de hausse.

On aurait tort de croire que la baisse spectaculaire de l'inégalité mondiale serait le reflet de la baisse moyenne de l'inégalité au sein des pays constatée précédemment. À l'échelle mondiale, les inégalités nationales doivent être pondérées par les populations ou les revenus nationaux, ce qui change assez radicalement l'évolution de l'inégalité moyenne par rapport au cas où tous les pays ont le même poids. Comme l'inégalité a crû jusqu'au milieu des années 2000 dans pratiquement tous les grands pays – soit les pays du G7, la Chine, et l'Inde, représentant plus de la moitié de la population mondiale – il en a été de même de l'inégalité moyenne pondérée. À cause de cette pondération par la taille économique des pays, les inégalités nationales auraient contribué plutôt positivement à l'évolution de l'inégalité mondiale. 

La baisse de l'inégalité mondiale est ainsi due essentiellement à la réduction des écarts relatifs de niveaux de vie entre pays avancés et économies émergentes ou en développement. Ce processus a été amorcé par la Chine. Mais, dès le tournant du millénaire, c'est près de l'ensemble des pays en développement qui comblent une partie de la distance qui les sépare du haut de l'échelle des revenus mondiaux. L'écart était de 1 à 8 en 2000, de fait en régression par rapport aux années 1980 et 1990, et de 1 à un peu moins de 5 aujourd'hui. Ces chiffres suffisent à expliquer l'apparition d'un fort trend décroissant de l'inégalité mondiale dès le début du XXIe siècle. 

Bien sûr, l'inégalité est considérée ici de façon purement relative. Malgré ce déclin relatif, l'écart absolu de niveau de vie moyen entre pays à haut revenu et pays à bas ou moyen revenu a augmenté. Il est passé de 34 000 à 39 000 dollars sur les vingt dernières années. Cette différence illustre bien l'ambiguïté que peut revêtir le débat sur l'inégalité. L'inégalité relative paraît cependant la façon la plus courante d'appréhender l'inégalité. 

Dans cette perspective, même s'il n'y a pas nécessairement convergence entre chercheurs sur le niveau de l'inégalité mondiale, en dehors du fait qu'elle est supérieure ou au moins comparable à celle que l'on observe dans les pays les plus inégalitaires du monde, il y a consensus sur sa forte baisse qui a marqué le début du XXIe siècle.  

Les forces de changement de l'inégalité

Le panorama précédent de l'inégalité dans le monde diffère assez radicalement de l'image caricaturale qui circule souvent d'un niveau d'inégalité inexorablement croissant au sein des pays et dans le monde. Il suggère au contraire une assez grande diversité des situations nationales en même temps qu'une baisse de l'inégalité mondiale résultant d'un processus de rattrapage des économies en développement sur les économies avancées, du Sud sur le Nord. Il est exact que nombre de pays du Nord sont devenus plus inégalitaires qu'ils ne l'étaient il y a une quarantaine d'années, mais le mouvement semble s'être stabilisé au moment de la grande récession de 2008-2009. La même tendance a été observée dans plusieurs pays en développement, mais elle paraît s'être nettement inversée depuis maintenant plusieurs années dans certains d'entre eux. 

Cette concomitance de la hausse de l'inégalité au sein d'un assez grand nombre de pays pose la question de l'existence de facteurs communs responsables de cette hausse. 

Deux facteurs ont été régulièrement invoqués : la mondialisation et le changement technologique

Le premier ne fait plus guère de doute. L'expansion formidable du commerce mondial entre les années 1980 et la grande récession marquant sa stabilisation, le fait que cette expansion ait eu plus d'impact dans les grandes économies, initialement moins ouvertes, l'effet des importations asiatiques sur la structure des emplois, l'essor de la finance internationale, l'évolution du partage de la valeur ajoutée en faveur du capital sont autant de signaux forts des effets de la mondialisation sur l'inégalité. Ces signaux paraissent en outre cohérents avec la chronologie de l'évolution de l'inégalité dans les économies avancées. En même temps, cette même mondialisation a contribué, peut-être après un certain délai, au rattrapage du Sud sur le Nord, affectant favorablement la distribution mondiale des revenus. 

Les effets du changement technique sur l'inégalité sont plus difficiles à mettre en évidence, d'autant plus que certains d'entre eux se confondent avec la mondialisation, en atteste l'écart croissant de salaire entre emplois très et peu qualifiés. Celui-ci peut en effet résulter de l'exportation de certaines lignes de production vers les économies où la main d'œuvre peu qualifiée est bon marché, tout autant que d'innovations techniques substituant des robots ou des algorithmes aux emplois routiniers. Ces innovations ont cependant des effets indirects qui peuvent atténuer les précédents, par exemple à travers le revenu additionnel qu'elles génèrent ou les nouvelles activités qu'elles suscitent. Les évaluer est néanmoins une tâche redoutablement ardue.

Outre ces deux facteurs susceptibles d'affecter, dans une direction ou une autre, la distribution des revenus partout dans le monde, les analyses monographiques de pays mettent en évidence un grand nombre de facteurs plus hétérogènes selon les États concernés. C'est cette multiplicité qui rend le diagnostic sur les causes de variation de l'inégalité si complexe.

Quelques exemples permettent de s'en rendre compte. 

  • Le processus de développement économique lui-même peut être porteur d'inégalité. Il est en effet rarement uniforme, se concentrant dans un premier temps sur certains secteurs et dans certaines régions, créant ainsi de l'inégalité avant que, éventuellement, celle-ci ne se résorbe à un stade ultérieur. C'est bien ce qui s'est passé en Chine avant le retournement récent. Deng Xiaoping, l'artisan du décollage économique chinois, n'avait-il pas annoncé à ses concitoyens que "certains s'enrichiraient avant les autres" ? On a observé le même développement fortement inégalitaire ces dernières décennies dans des économies émergentes à croissance rapide comme l'Inde ou l'Indonésie, et au Brésil au temps du "miracle économique brésilien" dans les années 1960-70. 
  • La démographie fournit d'autres causes de modification de l'inégalité : le vieillissement, l'endogamie de classe sociale, la mobilité matrimoniale dans les économies avancées, la croissance rapide observée en Afrique ou la transition démographique ailleurs. Tous ces facteurs ont un impact sur la distribution des niveaux de vie à travers la composition des ménages et l'offre de travail.  
  • L'éducation, c’est-à-dire la structure de la population par niveau éducatif, détermine la distribution du capital humain, pendant du capital matériel ou financier, dans une société. Parallèlement à la structure de rémunération de ce capital, elle exerce une influence décisive sur l'évolution de l'inégalité à moyen et long terme. 
  • Les politiques économiques et sociales jouent un rôle plus visible, surtout lorsqu'il s'agit de redistribution. En opérant un autre type de redistribution, les politiques concernant l'éducation et la santé sont tout aussi importantes. La régulation de la concurrence, la réglementation du travail, y compris le salaire minimum, les politiques macroéconomiques et structurelles, les chocs auxquelles elles répondent ou les stratégies qu'elles mettent en œuvre peuvent avoir un impact majeur sur les revenus primaires, ou sur le pouvoir d'achat lorsqu'elles agissent sur les prix, comme les mesures monétaires de contrôle de l'inflation. L'évaluation de leurs effets distributifs est cependant souvent délicate.

C'est la résultante de tous ces facteurs que l'on observe dans les chiffres de variation de l'inégalité, sans qu'il soit possible de déterminer leur contribution exacte, d'autant moins que cette variation est souvent faible et que les différents facteurs peuvent se compenser mutuellement. Il faut donc un choc suffisamment fort sur un facteur particulier pour que l'on puisse lui attribuer sans trop d'incertitude la variation observée du niveau d'inégalité.

Le processus de mondialisation amorcé à la fin des années 1980 ainsi que ses conséquences sur les structures économiques et sur le partage de la valeur ajoutée entre travail et capital ont pu constituer un choc de cette importance dans les économies avancées. Dans la mesure où il s'est ensuite stabilisé plutôt qu'inversé, il a même pu signifier un véritable changement de régime, plus ou moins prononcé selon la structure économique et sociale des pays ou l'efficacité de leurs systèmes redistributifs respectifs. Dans les économies en développement, les chocs majeurs peuvent être le changement structurel qui accompagne une croissance rapide ou au contraire trop lente de l'économie, ou alors les conséquences de crises macroéconomiques violentes et leur mode de résolution.

Perspectives

Les faits rappelés plus haut ont bien montré la pertinence de distinguer dans les inégalités du monde celles qui existent au sein des pays et l'inégalité proprement mondiale. S'agissant du premier type, l'accent mis précédemment sur les grands chocs structurels comme cause principale de variation des inégalités nationales conduit à s'interroger sur ceux qui sont susceptibles de survenir dans les années, ou décennies à venir.

Deux défis majeurs de long terme auront des conséquences évidentes sur les inégalités : le changement climatique et le déplacement du travail humain par la robotisation et l'intelligence artificielle

Les stratégies d'atténuation et d'adaptation au réchauffement climatique entraîneront une restructuration des économies, le renchérissement, ou le rationnement, de certains biens dont il faudra limiter la consommation, et très certainement la diminution de la consommation elle-même en faveur de l'investissement. S'il passe, au moins en partie, par les prix, cet ajustement pèsera davantage sur les plus modestes. Directement ou indirectement, le changement climatique et les politiques mises en œuvre pour l'atténuer et s'y adapter concourront à augmenter l'inégalité des niveaux de vie. 

Les futurologues annoncent des chiffres inquiétants et croissants d'emplois "automatisables" par les robots et l'intelligence artificielle, sans préciser les créations d'emploi que l'on peut attendre de cet approfondissement de la révolution numérique. Cette mutation technologique n'est cependant pas nouvelle. Au cours des dernières décennies, beaucoup d'emplois ont déjà été remplacés par les machines et les logiciels, ou ont été exportés grâce à Internet, sans que l'on constate un chômage de masse dans les économies les plus en pointe de la high tech

En revanche, on peut penser qu'au moins une part de l'augmentation constatée des inégalités salariales dans ces mêmes pays s'explique par la nouvelle structure d'emplois résultant de cette substitution que façonnent les nouvelles technologies, en sus de la mondialisation. On ne peut certes pas exclure que ce phénomène s'accentue dans le futur à la suite d'une automatisation massive de toute une série d'emplois. 

Les autres chocs exogènes qui peuvent frapper nos économies sont les pandémies et les conflits internationaux suffisamment graves pour affecter le commerce et les prix mondiaux – à l'exemple du conflit ukrainien. Un "retour à la normale" est cependant envisageable à la fin d'une pandémie ou d'un conflit, même si cela doit prendre du temps, alors que le réchauffement planétaire ou une révolution technologique engendrent des changements structurels difficilement réversibles. 

La perspective d'un fort trend inégalitaire issu du changement climatique et des politiques entreprises pour en contrecarrer les effets, ou d'une accélération de la révolution numérique donne au niveau élevé d'inégalité observé aujourd'hui dans un grand nombre de pays un caractère de passif. L'ajustement à un nouveau régime et à une pression inégalitaire accrue risque d'être socialement beaucoup plus difficile surtout s'il doit s'accompagner d'un ralentissement ou, dans la plupart des économies avancées, d'une stagnation et peut-être d’une régression du niveau de vie moyen. 

On sait que la sensibilité à l'inégalité est d'autant plus forte que le niveau de vie croît moins vite. Cet argument plaide en faveur de la mise en œuvre de stratégies ambitieuses de réduction de l'inégalité dès aujourd'hui ou dès la manifestation de nouvelles tendances inégalitaires. 

***

Si l'on s'en tient aux tendances de ces dernières années, le rattrapage du Nord par le Sud devrait se prolonger, quoiqu'à un rythme inférieur à celui constaté durant les années 2000. L'inégalité mondiale poursuivrait sa baisse, avec cependant une source d’ambiguïté : le fait que le niveau de vie des pays à bas revenu, fortement affectés par la chute du prix des matières premières après 2015, baisse depuis cette date par rapport à celui des pays à haut revenu et la moyenne mondiale. La pandémie et la guerre d'Ukraine ont creusé l'écart. 

Si l'on s'en tient aux économies émergentes, l'inégalité mondiale devrait continuer de décroître, mais la croissance des pays pauvres, plus lente que celle des pays riches et que celle de la moyenne mondiale, va dans le sens contraire. Le coefficient de Gini continuera peut-être de décroître mais ce ne sera pas le cas d'autres mesures d'inégalité donnant plus de poids aux plus pauvres. 

Cette question se complique énormément si l'on prend en compte les effets du changement climatique et des politiques inévitables d'atténuation et d’adaptation. L'objectif mondial d'éradication des gaz à effet de serre (GES) d’ici 2050 est clairement inatteignable pour les pays les plus pauvres, sauf à ce que leur consommation par habitant diminue. En cumulant l'effet direct négatif du réchauffement sur leurs revenus, le ralentissement prévisible de l'économie mondiale et le besoin d'investir dans l'adaptation et l'atténuation, maintenir le rattrapage des pays les plus pauvres sur les pays riches et a fortiori le niveau de vie moyen mondial demandera un effort supplémentaire d'assistance financière à ces pays. Si les bailleurs de fonds ne font pas preuve de cette générosité, il est possible que le renversement favorable de l'inégalité mondiale constaté ces dernières années ne se révèle que temporaire.

Cet article est extrait de