Interview de M. Dominique Perben, ministre de la justice, à France 2 le 29 octobre 2002, sur l'utilisation des nouveaux moyens attribués à la justice, notamment pour l'amélioration des délais, sur l'indépendance de la justice et sur le projet de loi sur la décentralisation.

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Média : France 2 - Télévision

Texte intégral

R. Sicard.- Vous donnez ce matin le coup d'envoi d'un des grands chantiers du Gouvernement Raffarin qui est la décentralisation. Mais je voudrais d'abord revenir sur ce que vous avez annoncé hier en matière de justice : vous avez réuni les patrons des cours d'appel pour leur dire, " on va vous donner plus de moyens mais maintenant il va falloir des résultats". Est-ce que les choses sont aussi simples, est-ce qu'il suffit de mettre de l'argent sur la table pour que les résultats arrivent comme ça, tout de suite ?
- "C'est justement pour que les résultats arrivent le plus vite possible que je crois normal de dire aux responsables des cours d'appel, qu'ils soient les procureurs généraux ou les premiers présidents, que nous allons d'abord faire ensemble un constat sur le fonctionnement de leur juridiction, voir quels sont les délais pour amener à l'audience une affaire, quelles sont les conditions d'exécution des peines. Vous savez qu'en matière d'exécution beaucoup de critiques ont été exprimées, un tiers des peines ne seraient pas exécutées. Donc nous allons faire un petit bilan sur leur juridiction. En face de cette situation, nous allons nous fixer des objectifs d'amélioration et à côté de ces objectifs, nous allons introduire des moyens supplémentaires. Cela veut dire quoi des moyens supplémentaires ? Par exemple, quelques magistrats en plus ou quelques fonctionnaires des greffes en plus ou un budget de fonctionnement en augmentation ou encore des travaux d'amélioration des bâtiments. Et d'une manière tout à fait sereine, dans un an, nous ferons le point pour voir ce qu'ont apporté ces moyens supplémentaires. Moi, en tant que ministre de la Justice, je suis dans la situation suivante : grâce aux orientations du président de la République, des moyens supplémentaires ont été donnés à la justice française, et cela en principe pour les cinq prochaines années. Ce que je souhaite c'est que ces moyens supplémentaires, au fond, ne s'égarent pas dans la nature, ne s'égaillent pas dans la nature, mais que année après année, les Françaises et les Français voient concrètement ce que cela aura apporté en termes de justice plus rapide et en termes de justice plus équitable. Voilà quel est l'exercice auquel nous nous sommes un peu confrontés - au sens positif du terme -, ce dont nous avons parlé hier avec l'ensemble des magistrats responsables."
Alors justement, vous parlez de concret : est-ce que, par exemple, il pourrait y avoir des délais qui seraient impartis ? Est-ce qu'un justiciable qui déposerait une plainte pourrait savoir que dans un délai défini - six mois, trois mois, un an - son affaire serait instruite ?
- "Il y a des délais butoir mais qui sont relativement longs, qui peuvent"
Aujourd'hui, les gens ont quand même l'impression que tout se perd dans la nature...
- "C'est la raison pour laquelle je crois qu'il faut à la fois améliorer les choses avec cette approche très concrète qui est la mienne"
Mais l'idée des délais précis pourrait être précisée ?
- "Oui, mais ça présente un certain nombre de risques. Cela existe dans un certain nombre d'affaires - on ne peut pas trop entrer dans les détails ce matin à la télévision - mais le risque c'est que si le délai n'est pas respecté, à ce moment là, toute l'affaire tombe, avec toutes les conséquences, y compris dommageables, que cela peut représenter. Il y a une deuxième chose que j'ai dite aux magistrats hier, qui me paraît importante, je leur ai dit "parlez". Je leur ai dit, en particulier aux procureurs généraux, aux procureurs de la République "expliquez ce que vous faites, expliquez le sens de ce que fait la justice, faites en sorte que la justice soit plus lisible, plus compréhensible pour nos concitoyens. Je crois que nous sommes dans une société médiatique - on le sait ce matin - mais une société qui est assez transparente maintenant - beaucoup plus en tout cas qu'il y a 50 ans - et je pense que la justice doit mieux s'expliquer aux Français. C'est ce que j'ai demandé aux procureurs de la République. "
Vous parliez des procureurs : une des réformes de la gauche c'était de dire : plus d'instructions aux procureurs parce que la justice et le politique sont indépendants. Vous, qu'est-ce que vous en pensez, vous continuez sur cette ligne ?
- "Non, pas du tout, j'ai déjà eu l'occasion de le dire : c'était une attitude totalement hypocrite. Je rappelle pour nos téléspectateurs que le procureur n'est pas celui qui juge, celui qui juge c'est ce que l'on appelle "le magistrat du siège", qui est totalement indépendant, qui est nommé par une autorité indépendante et à qui le ministre de la Justice ne peut donner aucune instruction. Le Parquet, c'est celui qui représente la société, c'est celui qui introduit une action, c'est celui qui poursuit en cas d'infraction. J'ai rappelé hier - ça a été un moment important de notre réunion -, qu'il y avait un système hiérarchique, avec le garde des Sceaux, le ministre de la Justice qui est à la tête de ce dispositif, avec des procureurs généraux qui sont les interlocuteurs habituels du ministre, qui sont une trentaine sur le terrain et puis les procureurs de la République, qui sont également animés par les procureurs généraux. C'est l'information réciproque, c'est l'orientation fixée par le ministre de la Justice qui permet d'avoir une action égale sur l'ensemble du territoire, c'est l'égalité"
Mais vous savez ce que l'on va vous dire : le Gouvernement veut reprendre la justice en mains, c'est la critique qui va vous être adressée.
- "Mon objectif est simple : faire en sorte que d'ici à 5 ans, les Français aient vraiment le sentiment que leur justice va mieux, qu'elle est non seulement moins lente mais qu'elle est aussi plus équitable et aussi beaucoup plus attentive à leur situation. Nous avons par exemple, hier, parlé des victimes : je souhaite que les victimes soient davantage au sein du processus judiciaire, que nous les écoutions davantage, qu'il y ait un système d'accompagnement de leur démarche pour équilibrer les choses."
Sur l'indépendance, vous n'êtes pas inquiet, vous ne pensez pas que vous allez être critiqué ?
- "Non. J'ai précisé d'ailleurs que pour des affaires dans lesquelles des personnalités politiques pourraient être impliquées, je n'interviendrai aucunement, les choses sont tout à fait claires. Ce qui me préoccupe, c'est l'immensité des souffrances que j'observe à travers le processus judiciaire. Je crois que la justice est un métier difficile, les magistrats font un métier très difficile, il faut être très à l'écoute. Au fond, ce sont eux qui, avec les autres personnels du ministère de la Justice - les gardiens de prison ou les éducateurs - ont à traiter de ce qui va le plus mal dans la société française."
Venons-en à la décentralisation. C'est un des grands chantiers du Gouvernement. C'est un chantier ambitieux et certains disent même qu'il est trop ambitieux... Il y a des critiques qui se font jour et qui disent qu'avec cette décentralisation très importante, notamment au profit des régions, on risque d'avoir une France à plusieurs vitesses.
- "La France à plusieurs vitesses, c'est la France d'aujourd'hui. Quand on circule sur le territoire - je connais bien, je crois, le territoire français -, on s'aperçoit combien il y a des inégalités en termes de potentiel économique mais aussi en termes d'équipements universitaires, en termes d'équipements sportifs ou d'équipements culturels. Donc, la démarche de J.-P. Raffarin consiste à répondre à une interrogation très forte des Français, qui s'est d'ailleurs exprimée au printemps derniers, c'est un peu l'inefficacité de la puissance publique, l'inefficacité des pouvoirs publics. Je crois qu'il y a une espèce de sentiment et malheureusement de réalité d'incapacité à se réformer, à faire changer les choses. Cette réforme qui a une première face constitutionnelle, - c'est la raison pour laquelle je présenterai ce texte ce matin, au Sénat, accompagné et précédé par le Premier ministre -, a pour but d'aérer le dispositif, de donner des possibilités de changement par l'expérimentation en particulier, qui sera rendue possible pour les collectivités territoriales qui pourront expérimenter l'exercice de compétences nouvelles ou de méthodes de gestion nouvelles. C'est ainsi, en expérimentant des manières de faire différentes, que l'on pourra observer celles qui sont préférables à d'autres, celles qui apportent vraiment quelque chose de nouveau et ainsi faire changer, dans la souplesse mais vraiment avec l'esprit d'initiative, notre manière de gérer les affaires publiques."
Il y a une autre inquiétude qui se manifeste, notamment à gauche : l'autonomie financière des collectivités va être aussi très élargie et certains disent que le risque, c'est qu'il y ait une véritable explosion de la fiscalité locale, des impôts locaux.
- "Si on devait rester durablement sur un dispositif fiscal inchangé, c'est-à-dire de ne garder, n'avoir que les impôts locaux d'aujourd'hui, je pense qu'il y aurait ce risque. Mais nous sommes tous conscients - et je sais que le Premier ministre l'a évoqué dans certaines interviews de presse -, que s'il doit y avoir, ce que je souhaite, un large transfert de compétences, en matière de formation professionnelle pour aller plus loin, en matière d'équipements routiers, en matière ferroviaire, en matière universitaire aussi, et que sais-je encore... Eh bien il y aura nécessité, c'est vrai, de transférer d'autres éléments de fiscalité."
Donc pas de hausses d'impôts, vous vous y engagez ?
- "L'Etat devra faire un effort pour transférer une fiscalité nouvelle"
Et donc pas de hausses d'impôts ?
- "Et donc pas de hausses d'impôts liées au processus que nous voulons engager, qui est un processus de libération des énergies dont ce pays a bien besoin."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 30 octobre 2002)