Déclaration de Mme Noëlle Lenoir, ministre déléguée aux affaires européennes, sur les conceptions de la France à propos de la future constitution européenne, Paris le 13 mars 2003.

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Circonstance : Colloque "Constitution européenne, démocratie et droits de l'Homme" à Paris le 13 mars 2003

Texte intégral

Mesdames, Messieurs,
En France, l'idée de Constitution est issue de la Révolution de 1789. Mais nous avons, depuis cette date, usé plus de quinze Constitutions, autant dire que c'est un concept qui nous est familier ! Et pourtant, cette expérience dense ne nous sert pas à grand chose alors que nous nous préparons à adopter une Constitution pour l'Europe. Car une Constitution pour l'Europe répond à des critères politiques, mais également juridiques, qui ne sont pas exactement ceux d'une Constitution nationale. Le terme de Constitution reste cependant approprié. Il traduit d'abord, bien sûr, une ambition politique, il fonde également notre démarche juridique.
Le mot de Constitution renvoie avant tout une à la place prééminente qu'en tant que loi fondamentale, un texte occupe dans un ordre juridique. Mais cela ne suffit pas à justifier la dénomination de Constitution attribuée au futur traité constitutionnel. Après tout, les traités européens remplissent déjà cette condition, car ils sont la source primaire du droit communautaire et la Cour de justice a maintes fois eu l'occasion, pour cette raison, de les qualifier de "charte constitutionnelle de l'ordre juridique communautaire".
Bien plus important, le terme de Constitution, en droit français en tout cas, évoque un lien très fort entre une entité politique et les citoyens qui l'habitent. Siéyes faisait de la Nation "le sujet juridique titulaire du pouvoir constituant originaire". La Constitution, c'est donc selon lui l'émanation des citoyens rassemblés en une seule Nation. C'est là que notre pas européen est plus audacieux. Dominique Rousseau écrivait en 1998 "l'Europe s'est construite par les traités, c'est-à-dire par la volonté des Etats ; elle ne peut se poursuivre que par la Constitution, c'est-à-dire par la volonté des citoyens". Il appelait à l'élection d'une assemblée chargée de rédiger une Constitution européenne. Or justement, là où des Etats négociaient un traité à Rome en 1957, à Maastricht en 1991, à Amsterdam en 1997 ou à Nice en 2000, aujourd'hui, des conventionnels mettent au point une Constitution. C'est une grande différence : la Constitution est aujourd'hui préparée par des parlementaires nationaux et européens, autant que par des ministres et des Commissaires. Ce n'est donc pas un traité négocié derrière des portes closes.
Avant tout, c'est en cela que nous souhaitons une Constitution européenne, c'est parce que nous souhaitons que la Convention aboutisse à un consensus, un consensus ambitieux. A ceux qui me diront que la Convention sera suivie d'une Conférence intergouvernementale, je réponds que si nous souhaitons un consensus à la Convention, c'est bien pour simplifier cette Conférence intergouvernementale. Nous avons vu les limites de cet exercice lors de la négociation du Traité de Nice. Nous souhaitons que le résultat définitif soit, autant que possible, complètement si possible, le fruit du travail véritablement constitutionnel de la Convention.
Alors, quel contenu pour cette Constitution ? Car le caractère constitutionnel d'un acte ne se mesure pas uniquement à sa prééminence ou à son auteur, c'est aussi une question de contenu. Et c'est parce que notre ambition pour l'Europe se décline également en terme de contenu que nous pouvons réellement appeler l'Europe à se doter d'une Constitution.
En droit français, la Constitution se définit par référence à l'article XVI de la Déclaration des Droits de l'Homme et du citoyen de 1789 : "Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution". Pourquoi une Constitution ? Parce que nous souhaitons, pour l'Europe, la garantie des droits et la séparation des pouvoirs.
La garantie des droits : comme l'écrivait Montesquieu : "Une chose n'est pas juste parce qu'elle est loi. Mais elle doit être loi parce qu'elle est juste". Nous devons donc faire en sorte que les lois de l'Europe deviennent des lois parce qu'elles sont justes et ne deviennent pas des lois si elles ne sont pas justes. Alors que l'Union européenne doit, selon nous, prendre à bras le corps les grandes décisions qu'attend le citoyen en matière de liberté, de prospérité, de sécurité, il est clair qu'elle doit se doter des moyens de respecter les droits fondamentaux. C'est déjà largement le cas parce que la Cour de justice applique scrupuleusement la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l'Homme, ayant déclaré maintes fois que la Convention européenne des Droits de l'Homme revêtait une "signification particulière" dans l'ordre juridique communautaire. L'Union européenne s'est depuis dotée d'une Charte qui précise ces droits. Il faut faire de cette Charte la pierre angulaire du droit européen. C'est pour cela que M. de Villepin a demandé, à la Convention avec plus de 90 conventionnels, que la Charte soit inscrite dans la Constitution et non reléguée dans un protocole annexé. C'est aussi pour cela que nous réfléchissons à une extension du droit de recours des particuliers contre les règlements de la Commission pris en application d'un acte "législatif", c'est-à-dire adopté par le Conseil et, souvent, le Parlement européen. D'autres suggèrent que l'Union adhère à la Convention européenne des Droits de l'Homme. Vous connaissez notre position sur la question, nos interrogations venant du fait que l'application que fait la Cour de justice des Communautés européennes de la Convention européenne des Droits de l'Homme est satisfaisante. Dès lors, nous voyons mal la valeur ajoutée de l'adhésion de l'Union européenne à la CEDH, mais sur ce point, notre posture est une posture d'interrogation et je serai très à l'écoute de vos arguments.
La séparation des pouvoirs : Au plan national, selon la théorie constitutionnelle classique, cela implique la définition d'un pouvoir législatif, d'un pouvoir exécutif et d'un pouvoir judiciaire. Je n'ignore pas qu'une des réflexions les plus intéressantes de la Convention, au plan juridique, concerne la création d'un domaine législatif et d'un domaine exécutif dans le droit communautaire. Pour autant, je ne crois pas qu'on puisse considérer que l'Europe a atteint le degré de cohésion interne permettant d'évoluer vers le système, dur mais juste, de la démocratie majoritaire, où 50,1 % de la population peut imposer ses décisions aux 49,9 autres pour cent, sous réserve de respecter leurs droits fondamentaux.
Au plan européen, c'est une autre séparation qui a été inventée pour que les décisions soient le fruit d'une coopération entre les Etats membres rassemblés au sein du Conseil, les peuples européens qui peuvent aussi s'exprimer par leurs représentants directs au Parlement européen, et la Commission qui joue un rôle fondamental pour définir et défendre l'intérêt général européen, c'est-à-dire en fait l'idéal européen. Ce processus décisionnel très finement équilibré, c'est ce qu'on appelle la méthode communautaire. Un élément fondamental de la Constitution européenne, pour la France, - j'insiste parce que c'est mal connu -, c'est la préservation et le renforcement de la méthode communautaire. Nous avons bien l'intention de prendre prochainement des initiatives à cet égard.
Cela signifie à nos yeux qu'il faut renforcer la méthode communautaire. C'est-à-dire donner un mandat plus large à l'Europe comme nous l'avons proposé en matière sanitaire et sociale, en matière de justice et de police, en matière de culture ou de sport. C'est-à-dire surtout renforcer le pouvoir d'initiative de la Commission dont il faut viser la généralisation, faire participer la Commission à la préparation du programme stratégique pluriannuel imaginé au Conseil européen de Séville, renforcer les pouvoirs de surveillance et de contrôle de la Commission sur le respect du droit européen.
C'est aussi parce que nous avons foi en cette méthode communautaire que nous jugeons nécessaire d'accorder davantage de stabilité au président du Conseil européen. Et là, je voudrais dissiper un deuxième malentendu : la proposition française d'un président stable et à temps plein du Conseil européen n'est pas une remise en cause de l'équilibre institutionnel, au contraire. Il s'agit de faire fonctionner le Conseil européen pour qu'à 25, il reste une instance d'impulsion et d'orientation politique des grands projets européens. Dans notre logique, il n'est pas question de profiter de cette réforme pour donner un avantage indu au Conseil des ministres de l'Union dans les procédures de décision. En effet, nous estimons que le président du Conseil européen devra travailler avec la Commission et s'appuyer sur ses compétences et ses propositions. Si je peux me permettre une image : le président sera comme la lampe d'un phare. La lampe n'a d'utilité que parce que la lampe repose sur le phare lui-même, qui ne peut être que la Commission.
Dernier point, que j'évoque en passant parce que c'est un débat à part entière. La méthode communautaire n'est pas toujours apte à régler les problèmes européens. Si on veut que l'Europe s'occupe de police, de justice, d'affaires étrangères, de défense - et nous le voulons car quelle constitution ignore ces sujets ? -, il faudra inventer des processus de décision spécifiques. N'oublions pas que l'Union européenne n'est pas un Etat. C'est l'étonnant paradoxe que relevait Alfred Grosser dans un article récent. Alors que l'Union européenne a plus intégré certaines politiques que certains Etats centralisés, en droit ce n'est même pas une confédération, c'est-à-dire une entité laissant tout le pouvoir aux Etats fédérés sauf la politique étrangère et la défense. L'Union est à part et c'est pour cela qu'il faut inventer de nouvelles formes d'intégration. Nous avons donc, dans cet esprit, formulé plusieurs propositions : un parquet européen, récemment un comité de sécurité intérieure pour améliorer la coopération en matière policière et en matière de surveillance aux frontières, un ministre européen des Affaires étrangères qui aurait un statut spécial vis-à-vis de la Commission, une clause de solidarité contre le terrorisme. Parce que si on veut des résultats, il faut être inventif.

De toute évidence, voilà bien un contenu constitutionnel.
Pour conclure, j'aimerais évoquer Tocqueville qui disait : "Les grandes révolutions qui réussissent, faisant disparaître les causes qui les avaient produites, deviennent ainsi incompréhensibles par leur succès même". L'Europe était une telle révolution et je souhaite qu'elle ne devienne pas incompréhensible. Pour la rédaction de la Constitution européenne, j'appelle aussi solennellement que possible à respecter un acquis qui a fait ses preuves : la méthode communautaire et des institutions efficaces, la primauté du droit communautaire, la solidarité européenne qui me semble inconciliable avec un quelconque chantage permanent au retrait.
Aujourd'hui, la cause européenne traverse bien des tempêtes. Pourquoi faire ce pas en avant qu'est la rédaction d'une Constitution quand l'Iraq semble avoir enlisé la politique étrangère européenne ? Parce que, à mon sens, ces tempêtes démontrent un besoin d'Europe. Comme disait le général de Gaulle : "le vent redresse l'arbre après l'avoir penché". Voilà qui doit nous inciter vers un plus grand volontarisme européen. Car l'Europe ne peut se construire sans espoir, sans un certain idéal, sans l'enthousiasme qui a accompagné, par exemple la mise en circulation des euros. Aujourd'hui, il est temps que l'Europe trouve sa place au cur du débat patriotique. Il est temps que les peuples de nos pays prennent conscience de leur citoyenneté européenne.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 mars 2003)