Interview de Mme Noëlle Lenoir, ministre déléguée aux affaires européennes, à Bloomberg TV le 2 octobre 2003, sur l'examen par la Commission européenne des dossiers concernant les entreprises Alstom et Bull, la politique budgétaire française face aux contraintes du Pacte de stabilité et la future Constitution européenne.

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Média : Bloomberg TV - Télévision

Texte intégral


Q - Noëlle Lenoir, ministre déléguée aux Affaires européennes, bonsoir.
R - Bonsoir.
Q - Noëlle Lenoir, c'est la première fois que la Commission entame une telle procédure contre la France, contre un pays. Peut-on dire qu'hier Bruxelles a tapé un peu fort ?
R - Chacun est dans son rôle. Evidemment nous aurions souhaité que la Commission ne saisisse pas la Cour de justice. Cela étant, il faut reconnaître qu'effectivement nous nous étions engagés à rembourser ce prêt. Mais votre reportage le montre de façon éclatante : il y a un problème d'emploi et de sauvetage de l'entreprise qui se pose, car le remboursement de ce prêt aujourd'hui entraînerait le dépôt de bilan de Bull. Cela, évidemment, n'est pas acceptable. Ce que nous souhaitons, comme l'a indiqué d'ailleurs Francis Mer encore récemment, c'est mettre à profit les mois à venir pour essayer de régler le problème Bull grâce à un plan de recapitalisation.
Q - Après Alstom, vendredi c'est le budget, on se demande quand même s'il n'y a pas un acharnement de Bruxelles envers la France.
R - Non, et je n'ai pas l'intention, à cet égard, de mettre de l'huile sur le feu. Il y a une conjoncture très délicate, un ralentissement de la croissance auquel nous ne nous attendions pas - 0,5 % de croissance pour 2003 c'est inférieur de 0,5 %, c'est-à-dire de moitié, à ce que nous attendions. Ceci se conjugue avec les problèmes de certaines grandes entreprises. Le cas d'Alstom et celui de Bull sont bien entendu très différents. Bull s'est en effet investi dans un secteur. Or, hélas, ce n'est plus un secteur européen, mais essentiellement américain ou asiatique. La construction de matériel informatique est ainsi en France un secteur très fragile.
Q - Certains clament haut et fort qu'il ne faut pas se laisser faire. Mais que peut faire la France ? Est-ce que, finalement, nous n'avons pas intérêt à jouer la montre ?
R - Nous avons intérêt à respecter la règle commune, c'est-à-dire les règles européennes en matière de concurrence et d'aides d'Etat. Mais il est évident qu'il y a toujours avec la Commission de Bruxelles une négociation, un dialogue. Ce dialogue est parfois, c'est vrai, mâtiné de tensions car il y a des impératifs que les Etats doivent défendre : sauver des entreprises, par exemple. C'est en cette période délicate et difficile que nous sommes, mais comme vous avez pu le constater avec Alstom, on trouve toujours une solution.
Q - Alors l'idée sera peut-être que Bull rembourse, cela évitera d'avoir une sanction financière ?
R - Nous avons, bien entendu, l'intention que le plan de recapitalisation de Bull soit mené avec succès. Mais il y a quelques difficultés comme cela a été évoqué. Dans tous les cas, nous souhaitons une solution qui convienne aux deux parties.
Q - Avant que la Cour ne se prononce ?
R - Le plus vite possible sera le mieux ; mais la période actuelle est délicate.
Q - Vous pointez donc du doigt les conséquences en matière d'emploi, mais Bull est dans une situation catastrophique. Est-ce vraiment encore à l'Etat d'aider Bull, de tenir l'entreprise sous respiration artificielle ?
R - Nous sommes pragmatiques. Notre objectif est de sauver une entreprise, d'éviter le dépôt de bilan. C'est le court terme, l'immédiat, l'urgence. Mais nous voyons aussi à moyen et long terme et nous souhaitons que toute cette affaire puisse se régler en harmonie avec les règles européennes. Nous demandons un petit peu de temps, mais nous ne demandons pas de déroger aux règles communes.
Q - Et on a vu aussi une nouvelle tension apparaître sur le dossier Alstom - imbroglios, malentendus, etc -, la France a été accusée de fournir 900 millions d'aide supplémentaire, finalement la Commission a reconnu son erreur Est-ce que le malentendu est totalement dissipé aujourd'hui ?
R - Oui, le malentendu est dissipé. Il faut rétablir un climat de confiance. Il y a eu des discussions et j'observe que la Commission est tout à fait sensible à notre situation puisque M. Monti lui-même a bien fait valoir qu'il était tout à fait conscient des difficultés de certaines grandes entreprises - que ce soit d'ailleurs en France, en Belgique ou dans d'autres pays. Il l'a redit hier. C'est un gage d'ouverture de sa part.
Q - Est-ce que l'on peut aujourd'hui dire que la politique de Bruxelles va à l'encontre des intérêts des pays au nom de la concurrence ? Finalement cela menace des milliers d'emplois, cela menace aussi le tissu industriel.
R - Bruxelles n'est pas responsable des conditions dans lesquelles est géré un certain nombre d'entreprises. Nous avons une règle commune qui est indispensable si nous voulons bâtir un marché ouvert à tous, qui soit véritablement compétitif et qui rende un service au consommateur en terme de prix et de qualité. Il faut que la compétition existe. Par ailleurs, ces règles européennes, ce sont les Etats qui les ont fixées. La Commission n'a aucun pouvoir législatif propre, elle ne fait que proposer. Les Etats et le Parlement européen, mais notamment les Etats, décident.
Q - Est-ce que la Commission, dans le contexte actuel, qui est un contexte quand même de faible croissance, n'applique pas les règles un peu trop à la lettre, un peu trop sévèrement ? Est-ce qu'il ne faudrait pas produire un peu de souplesse ?
R - Cette souplesse existe en réalité, comme on l'a vu avec Alstom. Il est normal que chacun soit dans son rôle. Cette technique de discussion, de dialogue propre à Bruxelles aboutit à des compromis. Elle est très porteuse, car fondée sur des compromis et des concessions réciproques, elle permet que la meilleure solution possible soit adoptée. Et c'est ce qui va se passer, à terme, avec l'Union.
Q - Si ce n'est votre optimisme, en ce moment, on a l'impression qu'il n'y a pas de logique industrielle de Bruxelles, contrairement aux Etats-Unis par exemple. On a l'impression que la Commission empêche l'émergence de grands groupes européens, cela a été le cas par exemple avec Schneider-Legrand ?
R - Certaines décisions de la Commission ont été controversées. Il y a d'ailleurs eu des arrêts de la Cour de justice des Communautés européennes jugeant que certaines de ces décisions avaient été prises dans des conditions qui n'étaient pas régulières, notamment du point de vue du respect du droit des entreprises de présenter leur argumentaire de façon véritablement ouverte. Cela a été jugé et la Commission a évolué. Cela étant, nous continuons à penser - et en tant que ministre des Affaires européennes, je suis mal placée pour dire le contraire - que le bon fonctionnement d'un marché ouvert et compétitif profite à l'ensemble des citoyens européens.
Q - Oui, si ce n'est quand on regarde certains cas. Regardez le cas Péchiney, la Commission avait refusé une première fusion qui était équilibrée entre Péchiney, Alcom et Algroup, et là elle autorise une deuxième fusion qui finalement fait émerger un groupe canadien, donc on ne comprend pas bien. C'est contraire aux intérêts de l'Europe.
R - Les entreprises en Europe peuvent comporter des actionnaires non européens. Comme vous le savez, il y a un marché européen, mais il y a aussi un marché mondial. Le point de vue de la Commission est de se situer par rapport au respect des règles de la concurrence afin que la compétition soit ouverte et loyale. C'est sur ce plan-là que la Commission s'est prononcée.
Q - Alors un autre sujet de friction, c'est celui du budget. L'examen de la Commission à Paris est vendredi. La France va devoir revoir sa copie, est-ce que nous pouvons vraiment présenter vendredi une copie corrigée, à votre avis ?
R - Il y a un gros effort qui a été fait dans le projet de budget pour 2004. Cet effort est conjugué, chacun en a conscience, avec un effort qui n'est pas moindre en matière de réformes structurelles : le régime des retraites, aujourd'hui, et demain le plan santé. C'est en cela que l'engagement européen de la France est total puisque nous savons que c'est à travers ces réformes que nous allons pouvoir plus facilement relancer la croissance. Ce projet de budget se situe dans la droite ligne des préoccupations des institutions européennes en matière de relance de la croissance et de relance de l'initiative. Depuis peu, il y a de nouveau des créations d'emplois dans le secteur marchand. Nous voyons cela comme un signe encourageant et annonciateur.
Q - Mais, d'ici vendredi, sur quoi peut-on faire des économies ?
R - Je laisse à mon collègue des Finances vous faire cette annonce si vous l'invitez.
Q - Vous pensez que là aussi, on encourt des sanctions, ou alors que Bruxelles fera preuve d'une certaine mansuétude ?
R - J'ai toujours été optimiste dans toutes ces affaires. Je connais bien la Commission de Bruxelles puisque cela fait environ 15 ans que, dans d'autres fonctions, j'ai l'occasion de travailler avec elle. La Commission n'est pas là pour poser des difficultés supplémentaires aux Etats. En général, un dialogue entre elle et les Etats ou les entreprises a lieu pour rechercher la meilleure solution possible.
Q - Est-ce que ces temps-ci, entre Paris et Bruxelles, cela ne tombe pas mal, finalement, au moment où l'Europe va devoir se doter d'une nouvelle Constitution ?
R - Je crois que les tensions résultent du fait que l'Europe est en train de changer. L'Europe est un espace en mouvement. Il va y avoir un événement extraordinaire le 1er mai prochain, qui est l'agrandissement de la famille européenne qui va passer de quinze à vingt-cinq membres. Vont nous rejoindre les pays de l'ex-bloc soviétique. C'est vraiment l'unification du continent. Et pour recevoir ces nouveaux partenaires, il faut changer le cadre de la maison, ses fondations et l'aménagement de ses pièces intérieures. C'est ce que fera la Constitution.
Q - En quoi était-il indispensable de changer la Constitution pour mieux fonctionner à vingt-cinq ?
R - Simplement parce que le train de l'Europe s'allonge de nouveaux wagons et qu'il fallait renforcer la puissance de la locomotive. Ce qui va être fait sur trois plans : d'abord, pour avoir plus d'efficacité avec des institutions renforcées, qu'il s'agisse du Président du Conseil européen, des chefs d'Etats ou de gouvernements, qu'il s'agisse de la Commission elle-même qui a un rôle extrêmement important comme gardienne de l'intérêt général européen, qu'il s'agisse aussi du Parlement européen, qui voit ses compétences s'élargir. Il fallait aussi, au moment où le monde de l'après guerre froide suscite de nouveaux espoirs mais comporte aussi de nouvelles menaces, que l'Union soit plus forte, pour que sa voix soit entendue à travers le monde et sur la scène internationale. Enfin, il faut bien que l'Europe facilite la vie des citoyens et celle des acteurs de l'économie.
Q - Et si on devait lister les principales avancées, quelles seraient-elles ? C'est cette Charte des droits fondamentaux qui manquait dans les traités précédents, ou c'est la clause de solidarité entre les pays ?
R - Le grand chantier, c'est la politique étrangère et la politique de défense pour que l'Europe soit plus autonome, puisse assurer davantage sa propre stabilité, et aussi, participer à la gestion et à la prévention des crises internationales. C'est un très grand chantier. Le deuxième chantier est peut-être moins connu, c'est celui de l'espace de justice. Nous allons pouvoir, à la majorité qualifiée, adopter des dispositions pour faciliter, par exemple, l'application des jugements dans tous les Etats européens, ce qui va renforcer la sécurité juridique, notamment pour les entreprises. Nous allons avoir plus de possibilités pour lutter contre la corruption, lutter contre la criminalité, ce qui, là aussi, pour les acteurs économiques et sociaux, est absolument majeur. Dans tous ces domaines qui intéressent non seulement les citoyens - en dehors même de la Charte des droits fondamentaux - mais aussi les entreprises et les salariés, les avancées vont apparaître pas à pas, mais elles sont très importantes.
Q - Avancées suffisantes pour nous permettre vraiment d'avancer sur l'Europe politique, étrangère, sociale, vraiment de faire jeu égal avec les Etats-Unis, très vite en quatre semaines ?
R - Il est temps que l'Europe voit sa compétitivité se hisser d'un cran parce que, depuis dix ans, nous restons "à la traîne" des Etats-Unis. Avec des institutions renforcées, même si ce n'est pas suffisant, ce sera sans doute plus facile.
Q - Merci beaucoup Noëlle Lenoir.

(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 octobre 2003)