Déclaration de Mme Noëlle Lenoir, ministre déléguée aux affaires européennes, sur le processus et les conséquences de l'adhésion à l'Union européenne de dix nouveaux pays membres, l'avenir institutionnel de l'Europe, la question des frontières européennes et le rôle de l'Union dans le monde, au Sénat, le 10 décembre 2003.

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Circonstance : Examen du projet de loi de ratification du Traité d'Athènes sur l'élargissement de l'Union européenne, au Sénat, le 10 décembre 2003

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Sénateurs,
Je vous remercie de la haute qualité de vos interventions qui témoignent d'un engagement pour l'Europe et de l'accueil à la fois chaleureux et lucide réservé aux pays qui accèdent à l'Union européenne.
Monsieur le Rapporteur Serge Vinçon, en évoquant l'événement que représente l'adhésion simultanée de dix nouveaux membres, a rappelé à juste titre comme les autres intervenants que l'Europe se trouvait aujourd'hui à un tournant historique de son histoire. C'est l'Europe de l'après Yalta, l'Europe de la liberté qui voit le jour, comme l'a souligné M. Robert Badinter. Pour autant, comme l'a très bien expliqué Monsieur le président Hubert Haenel, l'entrée dans l'Union n'est pas, pour les pays adhérents, le terme d'une longue route, mais une étape dans un processus. Monsieur le président André Dulait a justement souligné combien cet élargissement, en scellant la réconciliation des peuples, nous plaçait devant nos responsabilités d'Européens. Nous avons conscience en effet que cet élargissement est en passe de redonner à l'Europe sa véritable géographie politique. Hier "laboratoire du crépuscule", selon la formule de Milan Kundera, l'Europe centrale et orientale est aujourd'hui une terre rendue à l'espoir. C'est de cela qu'il s'agit.
J'ai trouvé dans vos interventions, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, autant de suggestions à méditer que d'interrogations pertinentes sur le fonctionnement, le rôle et l'avenir de l'Union.
Permettez-moi de répondre à vos interventions en distinguant trois points :
I - Le processus d'élargissement et ses conséquences.
II - L'avenir institutionnel de l'Union et le modèle que nous voulons pour l'Europe.
III - Les frontières de l'Europe et le rôle de l'Union dans le monde.
I - Je veux tout d'abord revenir sur le processus d'élargissement et ses conséquences.
Comme l'a souligné M. Jacques Oudin et comme l'a relevé M. Jacques Pelletier, ce 5ème élargissement de l'Union représente un défi sans précédent, à la fois réalisation d'un idéal et accomplissement d'un devoir vis-à-vis de nos partenaires de l'ex-bloc soviétique. Le nombre de candidats, jamais égalé par le passé, et leur plus faible niveau de développement, ont certes pu faire apparaître à certains notre tâche comme un chantier d'une ampleur exceptionnelle. Mais ces craintes sont excessives car nous voici parvenus au terme d'une préparation de près de quinze ans et d'une négociation de plus de cinq ans ayant permis de surmonter bien des obstacles et de donner naissance au traité d'Athènes. Vous avez raison, M. Estier, de souligner combien les dirigeants de nos nouveaux partenaires et leurs peuples ont fait d'efforts pour s'adapter à nos standards.
Ce résultat, nous l'avons obtenu grâce à la solidarité européenne, tout en préservant en même temps l'intérêt des Etats membres, et en particulier de notre pays.
Comme l'a si bien rappelé M. le Rapporteur Vinçon, ces pays n'adhèrent pas à une Europe "à la carte". Ils ont pris l'engagement de reprendre l'intégralité de l'acquis communautaire, sous réserve, il est vrai, de périodes transitoires. Mais celles-ci sont strictement limitées et adaptées au cas par cas. La France a plaidé également avec succès pour que les nouveaux membres bénéficient dès le 1er mai 2004 de l'ensemble des politiques communes de l'Union, et notamment de la politique agricole et de la politique régionale. Ce qui montre bien que, contrairement à certaines craintes émises par nos futurs partenaires, ces dix pays ne seront pas des membres de second rang de l'Union. Ils auront les mêmes droits et devoirs que nous.
Par ailleurs, pour répondre aux inquiétudes exprimées par M. Jacques Pelletier, je voudrais rappeler que la France a veillé à ce que les dix nouveaux membres, au prix d'efforts méritoires, appliquent l'acquis dès le jour de leur adhésion. La France a notamment insisté pour que le traité d'adhésion comporte des dispositions exigeantes sur la sécurité alimentaire, la sécurité juridique, la sécurité maritime et la sécurité nucléaire. L'Europe élargie nous apporte clairement un plus en matière de sécurité. Comme l'ont rappelé en effet MM. Serge Vinçon, Hubert Haenel, Paul Girod et Yann Gaillard, les dix nouveaux membres ont entrepris des réformes courageuses, pour répondre à nos exigences. Ils ont fait le nécessaire pour s'enraciner dans la démocratie et ils se sont en outre déjà attachés à réformer en profondeur les structures de leur économie et même de leur protection sociale. Ces pays, comme ceux qui nous ont rejoints lors des précédents élargissements, ne nous apportent pas seulement un supplément de prospérité, mais consolident notre espace démocratique. Je ne peux que souscrire, à cet égard, aux propos de M. Robert Badinter.
Qu'en est-il aujourd'hui de la situation de ces pays ? Les derniers rapports de suivi de la Commission européenne mettent en évidence les progrès accomplis sans pour autant masquer les lacunes. Celles-ci conduisent M. Hubert Haenel et M. Claude Estier à s'interroger sur les capacités administratives et judiciaires des nouveaux membres à assurer la mise en oeuvre effective de l'acquis communautaire. Les pays adhérents doivent sans doute fournir des efforts supplémentaires. Mais pour cela, ils bénéficieront jusqu'en 2006 d'une aide communautaire spécifique et, comme elle l'a fait dans le cadre des jumelages PHARE, la France continuera à leur apporter son assistance technique. Nous nous félicitons d'ailleurs à cet égard d'être parmi les plus présents, à côté de nos partenaires, dans les domaines particulièrement sensibles, comme le sont le contrôle phytosanitaire et la formation des fonctionnaires et des magistrats.
En ce qui concerne la sécurité alimentaire, compte tenu du niveau très élevé d'exigence de l'Union européenne dans ce domaine - c'est ce qu'a signalé M. Hubert Haenel -, il n'est pas totalement anormal qu'il y ait encore des difficultés. Les pays adhérents doivent encore renforcer les contrôles vétérinaires aux frontières, la lutte contre l'ESB et mettre aux normes leurs établissements de transformation de produits animaux. Si ces retards devaient persister ici ou là, la Commission a néanmoins affiché sa détermination à recourir, si nécessaire, aux clauses de sauvegarde insérées dans le traité d'adhésion. Et nous veillerons, M. Haenel, à ce qu'aucune défaillance ne puisse être constatée, car la protection du consommateur est pour nous une priorité.
Pour ce qui est de la lutte contre le crime organisé et la corruption qu'a évoquée notamment M. Vinçon, l'élargissement nous donne une chance supplémentaire de combattre ces fléaux qui représentent un défi pour les démocraties, grâce à la conjugaison des moyens européens et de ceux des Etats membres. A cet égard aussi, je tiens à rassurer M. Haenel sur le bon fonctionnement de l'espace de liberté, de sécurité et de justice, un domaine qu'il connaît parfaitement. Le traité d'adhésion prévoit une clause de sauvegarde qui permettra, en cas de manquements graves d'un nouveau membre, de suspendre la reconnaissance mutuelle des décisions de justice. Car en effet, cette reconnaissance doit se fonder sur la confiance dans la fiabilité de nos systèmes judiciaires respectifs.
Permettez-moi de revenir sur un autre sujet de préoccupation qui ressort de vos interventions : le processus de rattrapage des nouveaux membres et ses conséquences financières.
Le rattrapage économique et social des dix nouveaux membres est un objectif qui conditionne la réussite de l'élargissement. Ce processus de convergence est appelé à se poursuivre, avant que ces pays ne soient en mesure de rejoindre la zone euro. Sur ce point, je rejoins largement l'analyse de Monsieur le Président Dulait. Ceci aura naturellement sa traduction dans le budget de l'Union européenne : pour favoriser le processus de convergence, les dix nouveaux membres bénéficieront de la politique régionale, ce qui témoigne de la nécessaire solidarité entre Européens. Nous avons d'ailleurs avantage à la stabilisation de l'économie de ces pays qui doivent pouvoir offrir des emplois sur place à leur population. Mais, je tiens à le souligner, le coût de l'élargissement restera modéré. Pour 2004-2006, il s'élèvera, pour les quinze membres actuels, à 15 euros par an et par habitant. Avouez que cette somme est sans commune mesure avec les enjeux de l'unification du continent européen ! Soyez rassuré, Monsieur le Président André Dulait : la France s'attachera à ce que le financement de cet élargissement soit soutenable sur le long terme et équitable. La stabilisation des dépenses agricoles après 2007 et le plafonnement des dépenses de la politique régionale à 4% du PIB de chaque pays constituent des garanties à cet égard, comme l'a rappelé M. Serge Vinçon. Il faudra dans le cadre des négociations sur les perspectives financières assurer l'équilibre entre des politiques communes ambitieuses qui servent le bien public comme l'a évoqué M. Badre et une maîtrise raisonnable des dépenses européennes. Et nous attendons donc les suggestions du rapport que le Premier ministre a demandé à MM. Vinçon et Laffineur sur le sujet.
Pour terminer ce premier point de ma réponse, je voudrais évoquer la question chypriote, que plusieurs d'entre vous ont soulevée. Sachez-le : l'Union européenne contribue activement à la recherche d'un règlement juste et viable de cette question. Elle engage régulièrement toutes les parties concernées, en particulier la Turquie et les dirigeants chypriotes turcs, à reprendre rapidement les pourparlers sur la base des propositions du Secrétaire général de l'ONU. C'est pourquoi l'attention que la Commission a prêtée à cette question dans son récent rapport stratégique sur l'élargissement nous paraît particulièrement bienvenue.
II - J'en viens maintenant à l'avenir institutionnel de l'Union et au modèle que nous voulons pour l'Europe.
L'avenir institutionnel de l'Union européenne :
M. Haenel et M. Dulait, notamment, ont évoqué la question essentielle qui se pose : faut-il privilégier la géographie ou le projet ? L'approfondissement ou l'élargissement ? Vous deux, Messieurs les Présidents, qui êtes directement impliqués dans la construction européenne, savez bien que depuis l'origine, la France a toujours entendu faire prévaloir une vision et une ambition politiques pour l'Europe. C'est pourquoi, à l'heure qu'il est, le gouvernement est engagé tant pour l'élargissement que pour l'approfondissement, les deux étant étroitement liés. C'est cet engagement qui fonde notre détermination à tout faire pour garantir un fonctionnement optimal de l'Europe élargie : c'est tout le sens de notre contribution hier à la Convention et aujourd'hui au sein de la Conférence intergouvernementale.
M. Hubert Haenel, le texte de la Convention auquel vous avez grandement contribué atteste de cette nécessité, qu'il s'agisse du renforcement des institutions elles-mêmes ou de l'extension du champ, dans certains secteurs importants, de la majorité qualifiée. Rien ne serait plus dommageable en effet à l'Europe élargie que l'impuissance à décider.
En réponse notamment à M. Bernard Fournier et à M. Philippe Darniche, qui ont exprimé une grande inquiétude quant à la préservation de la souveraineté de la France, je voudrais dire que le projet de traité constitutionnel, qui nous paraît réaliser le meilleur équilibre possible pour une Europe efficace et plus forte dans le monde, montre bien qu'on ne peut pas associer l'Union européenne à un modèle préexistant. Car ce modèle original et sans précédent repose à la fois sur l'union des Etats et celle des peuples. Ce n'est ni un super-Etat, ni un simple organisme de coopération intergouvernementale. Ce qui paraît néanmoins évident, c'est que sans la volonté des Etats de l'Union de conduire des politiques communes efficaces et une action extérieure digne et résolue, il n'y aura plus d'Europe. Sans cette volonté étatique, chaque jour réaffirmée, l'Europe s'étiolerait. Et c'est pourquoi l'engagement de la France ne se relâche pas.
C'est dans ce contexte que la France appelle de ses vux un accord au sein de la Conférence intergouvernementale sur un texte qui soit aussi proche que possible du projet issu de la Convention. Je ne vous cacherai pas que les débats au sein de la CIG sont difficiles. Mais la discussion progresse. Et chacun devra donc prendre ses responsabilités pour la finaliser, car à vingt-cinq, à l'évidence, l'Europe ne peut qu'avancer.
Pour ce faire, il nous semble que cette Union à vingt-cinq devra intégrer de nouveaux mécanismes de flexibilité pour soutenir sa dynamique de progrès, qu'ont évoquée MM. Vinçon, Dulait, Haenel et Badinter. A mesure que l'Union s'agrandit, nous devons en effet concilier à la fois intégration et différenciation, c'est-à-dire mettre en place de nouvelles formes de coopérations renforcées. Ceci ne veut pas dire créer des divisions entre les membres de l'Union. Cela ne signifie pas davantage créer un directoire au coeur de l'Union. Il s'agit au contraire de mieux prendre en compte les préoccupations de ceux qui ne sont pas prêts à aller de l'avant dans certains domaines, en leur permettant de rejoindre à leur propre rythme ceux qui auront choisi de progresser plus vite. Cette vision, soyez-en assuré, M. Hubert Haenel, est celle de la France, de l'Allemagne, et d'autres encore, au service de l'Europe toute entière et de ses progrès.
Quel modèle socio-économique et culturel voulons-nous pour l'Europe ?
Monsieur le Président Dulait a souligné que la réussite de cet élargissement reposait sur une amélioration de la gestion de la monnaie unique et une meilleure définition de l'étendue de la solidarité budgétaire et sociale. M. Denis Badre a souligné la nécessité pour l'Europe de se doter d'une véritable gouvernance économique et sociale.
Soyons ambitieux ! Bâtir l'Union, c'est bâtir notre maison commune en dynamisant la croissance et l'emploi, en développant la connaissance et les savoir-faire, en préservant notre diversité culturelle, en assurant notre sécurité. C'est cela le modèle européen : l'économique, le social, la justice et la sécurité. En réponse à l'ensemble de vos interventions sur ces points, je voudrais rappeler les priorités du gouvernement :
La croissance pour l'emploi d'abord. Une initiative de croissance, inspirée notamment de la Déclaration franco-allemande du 18 septembre, sera adoptée au Conseil européen du 12 décembre. C'est le début d'une mobilisation collective des Etats pour accroître la compétitivité de l'Europe, qui est la condition nécessaire sinon suffisante de la préservation de nos standards sociaux, comme le souhaitent le président Dulait et M. Denis Badre.
Ce soutien à la croissance doit aussi nous conduire à poursuivre, avec nos partenaires et à l'initiative de la Commission, la réflexion sur la mise en uvre du Pacte de stabilité et de croissance, pour en garantir la meilleure efficacité. Les décisions du Conseil ECOFIN du 25 novembre dernier ont pris acte des efforts consentis par la France pour limiter son déficit excessif. Et si les ministres ont renoncé à imposer à notre pays des mesures qui n'auraient fait qu'aggraver notre situation économique et sociale et accentuer le ralentissement économique dans l'Union, cette décision ne perd pas de vue l'intérêt du Pacte lui-même. D'ailleurs, en réponse à M. Estier, je souhaite rappeler que nos engagements pour 2005 sont à la fois fermes et précisément chiffrés. Au-delà des décisions de l'ECOFIN, la France, l'Allemagne ainsi que leurs autres partenaires ont conscience de la nécessité de mieux coordonner nos politiques économiques et budgétaires nationales. A cet égard, les suggestions faites par MM. Arthuis et Marini lors du débat sur la contribution de la France au budget communautaire vont nous aider dans cette réflexion sur l'amélioration de la gouvernance économique européenne souhaitée par M. Denis Badre.
La France poursuivra, en pleine coopération avec le Conseil et la Commission, les efforts auxquels elle s'est engagée. Nous poursuivrons également sur la voie des réformes structurelles, seules à même de garantir une croissance durable génératrice d'emplois, ceci sans déficits excessifs qui pèseraient sur les générations futures.
L'Europe sociale et culturelle, nous y tenons et nous entendons même la renforcer, je le dis en particulier à Mme Nicole Borvo et à M. Jean-Yves Autexier. Le gouvernement est satisfait en ces domaines des acquis du projet de la Convention. Nous aurions certes souhaité aller plus loin notamment en matière d'harmonisation sociale. Mais nous nous réjouissons de voir notre point de vue prévaloir en ce qui concerne les droits sociaux des travailleurs migrants et la santé. Sans parler même de l'intégration dans le traité de la Charte des droits fondamentaux qui est une grande avancée consacrant ces droits sociaux au plan communautaire.
C'est dans le même esprit de progrès que nous entendons construire un véritable espace européen de l'éducation et de la recherche. Tel est le but notamment du système universitaire en trois cycles, le système "LMD", un système très largement approuvé par les jeunes, qui en attendent plus de mobilité dans leur cursus, plus de possibilités de valoriser leurs diplômes et donc plus de possibilités d'emplois.
L'Europe est aussi garante de notre diversité linguistique et culturelle, qui figure parmi les objectifs explicites de la future Constitution et qui sera enrichie par l'arrivée des dix nouveaux Etats membres. Pour que cette diversité faite d'un capital intellectuel et humain extraordinaire s'affirme, il faut encourager non seulement l'équivalence des diplômes mais aussi bien sûr l'apprentissage plus systématique des langues européennes.
Nous entendons par ailleurs enrichir le modèle social européen en intégrant dans le marché intérieur les services publics économiques. La France a fait introduire dans le projet de Constitution une base juridique pour les services d'intérêt économique général. Nous voulons par là que chaque citoyen bénéficie d'un égal accès au réseau d'infrastructures essentielles en matière de transports, de télécommunications et d'énergie pour consolider l'Europe citoyenne.
Je termine ce point en évoquant la sécurité intérieure. Continent ouvert sur le monde, l'Europe n'en a pas moins le devoir d'assurer sa sécurité, qui passe par la maîtrise de l'immigration clandestine et le contrôle renforcé des frontières extérieures de l'Europe, voire par des accords de réadmission. Il s'agit à la fois, comme l'a souligné M. Jacques Pelletier, de maîtriser les flux de clandestins et de favoriser l'intégration des étrangers en situation régulière. Nous ne voulons pas seulement la rigueur pour lutter contre les filières, souvent criminelles, d'immigration illégale ; nous voulons aussi une grande politique d'intégration pour l'Europe.
III - Je souhaite maintenant répondre à la question des frontières de l'Europe et du rôle de l'Union dans le monde.
Plusieurs orateurs se sont interrogés sur les frontières de l'Europe et sur les élargissements ultérieurs. A cet égard, il faut distinguer différents types de candidatures :
La Bulgarie et la Roumanie appartiennent au même groupe de candidats qui font leur entrée le 1er mai prochain. L'Union s'est fixée comme objectif d'achever, si cela est possible, leurs négociations d'adhésion en 2004 pour que ces deux pays rejoignent l'Union en 2007. Rien ne permet de penser que ces pays ne seront pas prêts. C'est avec joie que nous attendons que ces deux pays, largement francophones, intègrent donc la famille européenne en 2007. Ils ont pour eux le précédent de l'élargissement que nous approuvons aujourd'hui, comme l'a à juste titre relevé M. Hubert Haenel.
La Turquie, pour sa part, relève d'une logique différente. M. Bernard Fournier et M. Philippe Darniche ont souligné que la candidature turque paraissait comporter des menaces pour la cohésion de l'Europe. Certes, dès 1963 l'Union européenne a offert une perspective à la Turquie. Certes, la candidature de la Turquie à l'Union européenne a été reconnue en 1999. Mais ceci n'a pas conduit pour l'instant à l'ouverture de négociations d'adhésion. Le dernier rapport de la Commission européenne fait état de progrès en matière de respect des Droits de l'Homme en Turquie, mais - sachez-le - nous ne transigerons pas sur le respect des critères de Copenhague. En tout état de cause, l'examen de la candidature de la Turquie ne se fera qu'à la fin 2004.
N'oublions pas les pays des Balkans occidentaux. A ceux-ci, nous avons ouvert la perspective d'une adhésion à terme. Là encore, des engagements ont été pris et nous devons les assumer, même si les échéances sont plus lointaines. Nous continuerons de tout faire pour aider ces pays à consolider leur fragile démocratie.
Aux frontières de l'Europe, nous devons parallèlement définir des relations plus étroites avec nos "nouveaux voisins" de l'Est de l'Europe - Russie, Ukraine, Moldavie, Biélorussie - et du Sud de la Méditerranée. Il y va de la stabilité de l'Europe et de l'équilibre du monde. Pourquoi ne pas envisager une association de ces pays dans un deuxième cercle, telle que l'a proposé Monsieur le Président Dulait ? Ce cercle pourrait signifier leur intégration dans le marché intérieur et leur participation à certaines des politiques communes de l'Union telles que la recherche, l'environnement ou encore les transports. Vos propositions, M. Dulait, rejoignent les réflexions en cours à Bruxelles sur l'initiative de "nouveau voisinage", qui ne veut pas dire, vous l'avez compris, "nouvelles frontières". Tel est l'esprit des propositions françaises, largement reprises par nos partenaires lors de la récente Conférence ministérielle euro-méditerranéenne de Naples, visant à une relance du processus de Barcelone, comme le souhaite Monsieur le Président Dulait.
Enfin, vous avez été plusieurs à vous interroger sur la nécessité d'un rôle international de l'Union à la hauteur de son poids économique et démographique.
Comme le rappelait fort à propos Monsieur le Président Dulait, l'Union européenne est la 1ère puissance commerciale ; sa monnaie rivalise désormais avec le dollar ; elle fournit plus de la moitié de l'aide au développement dans le monde. Elle dispose donc des atouts pour être un acteur majeur de la gouvernance mondiale, comme c'est déjà le cas au sein de l'Organisation mondiale du commerce.
La volonté de l'Europe de jouer un rôle mondial existe. La crise irakienne nous a confortés dans l'idée que l'Europe doit être en mesure de parler d'une seule voix et doit être capable d'interventions, y compris autonomes, dans les affaires du monde. Ce qui est l'objet de l'institution d'un ministre européen des Affaires étrangères.
Ce qui est aussi la finalité de l'Europe de la défense. L'Union doit en effet assumer pleinement ses responsabilités dans la prévention des conflits et le règlement des crises, y compris par la mobilisation de ses moyens militaires, comme l'a notamment souhaité M. Denis Badre.
L'année écoulée a, de ce point de vue, marqué une étape significative dans le développement de la politique européenne de sécurité et de défense. Avec ses opérations militaires, Concordia en Macédoine, Artémis en Ituri, comme avec ses opérations de police en Bosnie et en Macédoine, l'Union est en effet désormais opérationnelle.
Il faut accompagner cette montée en puissance d'une véritable politique européenne de l'armement. La France y est résolue.
Reste un dernier élément essentiel pour la crédibilité de la défense européenne : il est urgent que l'Union se dote d'une analyse commune des menaces et identifie les moyens d'y répondre. Tel est l'objet de la stratégie européenne de sécurité proposée par M. Javier Solana, et qui devrait être adoptée par le Conseil européen du 12 décembre.
En matière de défense, nous en sommes convaincus, l'autonomie stratégique de l'Europe est dans l'intérêt de tous, Européens comme Américains en particulier. Comme l'a rappelé le président de la République récemment, notre conception de la défense européenne entend se concilier avec notre appartenance à l'Alliance atlantique, laquelle demeure sans ambiguïté au cur de notre système de défense.
En conclusion, permettez-moi de mettre en exergue un principe essentiel au succès de cet élargissement à nul autre pareil : la solidarité.
Solidarité politique. Il ne s'agit de rien de moins que des retrouvailles de la famille européenne et de l'accueil des pays dont les peuples ont souffert pour reconquérir la liberté.
Solidarité économique et sociale. L'Europe que nous voulons est une Europe de la recherche, de la technologie, du savoir. C'est l'Europe d'Ariane, d'Airbus, de Galileo et des pôles d'excellence universitaires. Cette Europe se veut aussi un modèle social.
Solidarité dans la défense de nos valeurs communes. L'Europe élargie est nécessairement celle de la diversité, une Europe qui respecte donc les identités nationales. Mais son socle est constitué des valeurs communes : le respect du droit, la justice sociale, la tolérance et l'esprit de générosité - qui ont toutes une dimension universelle.
Ce n'est en effet pas seulement d'intérêt de tel ou tel pays dont nous parlons, mais aussi de générosité. C'est d'ailleurs la vision que les jeunes en particulier ont de l'Europe aujourd'hui. Cette générosité bien comprise vaut surtout à l'égard de peuples qui ont fait tant de sacrifices pour enfin rejoindre l'Europe et qui ont tant à nous apporter, comme l'a fort bien rappelé M. Denis Badre.
En 1849, Victor Hugo, qui a longtemps siégé dans votre assemblée, écrivait :
"Un jour viendra où () toutes les nations du continent, sans perdre leurs qualités distinctes et leurs glorieuses individualités, se fondront étroitement dans une unité supérieure et constitueront la fraternité européenne".
La générosité qui renvoie à cette fraternité, maintenant inscrite dans notre devise nationale, est la marque de l'idée européenne qu'a toujours promue notre pays. Ce jour, qu'appelait de ses vux le sénateur Hugo, nous y sommes. Ce sera le jour de l'entrée en vigueur de ce Traité d'élargissement à nul autre pareil dans l'histoire de la construction de l'union européenne. Ce sera le 1er mai, un jour de fête pas tout à fait comme les autres, puisqu'il a été choisi pour accueillir nos dix nouveaux partenaires.
Je vous remercie.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 décembre 2003)