Déclaration de M. Christian Poncelet, président du Sénat, sur les "révisions à répétition " de la Constitution et la question de l'élaboration d'une constitution européenne, Paris le 6 avril 2000.

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Circonstance : Journée annuelle d'étude de l'Association française des constitutionnalistes à Paris le 6 avril 2000

Texte intégral

Mesdames,
Messieurs,
Lorsque vous avez, par l'intermédiaire de votre président, M. Didier Maus, manifesté votre souhait de tenir, dans les Salons de Boffrand, le déjeuner de cette journée annuelle d'étude de votre Association, je dois vous avouer que j'ai d'abord éprouvé quelque étonnement.
N'était-ce pas une provocation de la part d'une Association de constitutionnalistes de vouloir se réunir dans un lieu qui, par son histoire, reste aussi lié à celui (Bonaparte) qui attendait d'une Constitution, qu'elle soit " courte et obscure ".
Mais comme les constitutionnalistes sont des gens sérieux, ce déjeuner dans les Salons de Boffrand, où je suis heureux de vous accueillir, obéit sans doute à d'autres considérations.
En laissant aux spécialistes que vous êtes le soin de déterminer si, oui ou non, l'évolution institutionnelle du Royaume-Uni est une révolution, je me contenterai de vous livrer quelques réflexions, non de juriste, mais de parlementaire et d'homme politique.
Il me semble, et je le regrette, que notre Constitution voit, au fil des années, s'effriter son caractère de loi fondamentale : la preuve, ces révisions constantes, ces ajustements, parfois mineurs comme pour la session unique. Comme si, par une sorte de pernicieuse régression, on avait renoncé à ce qui avait consacré l'avènement de la Constitution des temps modernes -une création raisonnée et voulue- pour revenir à une conception plus subie et descriptive de la Constitution. A force de privilégier le mouvement sur les principes fondamentaux, n'a-t-on pas lâché la proie pour l'ombre ?
Parallèlement, la réflexion théorique sur le droit a progressivement laissé place aux commentaires sur la pratique constitutionnelle, à la science politique, comme les débats sur la cohabitation en ont été l'illustration.
Je ne suis pas le seul à m'inquiéter de cette évolution. Récemment, devant l'Académie des Sciences morales et politiques, mon ancien collègue et néanmoins ami Yves Guéna, qui préside aujourd'hui le Conseil Constitutionnel, s'alarmait des " révisions à répétition " de la Constitution. Prenant l'exemple de l'évolution qui affectait l'institution judiciaire, il s'interrogeait : " Que devient la notion, inscrite dans la Constitution, d'autorité judiciaire ? ". De fait, indépendamment de l'avatar du Congrès et de l'inachèvement de la réforme, quand avons-nous eu ce débat sur la nature et le rôle de l'autorité judiciaire dans nos institutions qui aurait dû précéder une modification de notre loi fondamentale, fondée sur la raison et non sur des considérations que j'oserai qualifier de pratiques ?
Ne croyez pas pourtant, pour citer Paul Bastid, que j'en sois arrivé comme Carré de Malberg, à une sorte " d'exaltation métaphysique de la Constitution ". Je ne nie pas la nécessité d'une adaptation de notre Constitution mais les règles qui régissent l'organisation de l'Etat ne peuvent varier au gré des circonstances. Parce que l'équilibre qui a été institué est le fruit de cette démarche raisonnée que j'évoquais tout à l'heure, il ne doit, à mon sens, être modifié qu'à l'issue d'une démarche similaire dont nous avons cru, me semble-t-il, et à tort, pouvoir faire l'économie.
Je voudrais aussi évoquer devant vous ce qui me paraît ouvrir un très vaste champ de réflexions aux constitutionnalistes que vous êtes. Je veux parler de la construction européenne. Car il faut bien oser poser la question d'une constitution européenne.
L'article 16 de la Déclaration des Droits de l'Homme ne dit-il pas : " Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de constitution " ? Par un raisonnement a contrario, je suppose que l'on peut admettre que toute société qui remplit les deux conditions a une constitution. Or l'Europe y va tout droit : elle s'est déjà dotée d'institutions ; la Conférence intergouvernementale a maintenant pour mission de les réformer et les changements envisagés sont profonds ; elle élabore actuellement une Charte des droits fondamentaux dont on se demande si elle ne préfigure pas le préambule de la future Constitution européenne. Comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, l'Europe n'est-elle pas, bel et bien, en train de se donner une Constitution sans le dire ? Cette Constitution pourrait prévoir l'instauration d'un juge constitutionnel qui très vite pourrait conférer une force contraignante au Préambule en l'intégrant dans un bloc de constitutionnalité européen. Ce scénario, que j'appelle de mes voeux, pourrait faire frémir et effrayer certains.
J'en reviens donc à mes premières observations sur l'évolution propre à la France : dès lors que l'on entreprend de codifier des relations de pouvoir, comment ne pas s'interroger préalablement sur des questions aussi essentielles que la légitimité de ces pouvoirs et les rapports entre eux, leur représentativité, sans doute aussi sur le pouvoir constituant lui-même et s'interroger sur la nécessité d'une sanction populaire de celui-ci. Je m'étonne, MM. les Constitutionnalistes, que vous n'ayiez pas plus investi ce champ de réflexion. Certes, la Commission institutionnelle du Parlement européen et, au niveau gouvernemental, les services du Premier Ministre, du Quai d'Orsay, du Ministère de la Justice, se préoccupent de la réforme des institutions européennes. Mais il ne me semble pas voir se développer, autant qu'il me paraîtrait nécessaire, la réflexion juridique et philosophique qui devrait éclairer cette réforme.
Je ne voudrais cependant pas assombrir votre déjeuner par des propos que vous pourriez juger un peu sévères. Je vous invite donc à prendre des forces pour assumer la tâche que l'on attend de vous et je vous souhaite bon appétit non sans vous redire ma joie de vous accueillir, ici, à la Présidence du Sénat de la République française.
(source http://www.senat.fr, le 21 novembre 2000)