Déclaration de Mme Noëlle Lenoir, ministre déléguée aux affaires européennes, sur l'importance du droit comparé dans le cadre de l'Union européenne, Paris le 10 mars 2004.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Clôture de la Conférence de création d'un réseau des présidents des cours suprêmes judiciaires de l'Union européenne, Paris le 10 mars 2004

Texte intégral

Le droit comparé et l'Europe
C'est grâce à l'impulsion du Premier président de la Cour de Cassation, M. Guy Canivet, que vous êtes aujourd'hui réunis pour créer un réseau des présidents des Cours suprêmes judiciaires d'Europe. Je salue cette initiative qui va dans le sens de l'approfondissement de l'Etat de droit, idée fondatrice, s'il en est, de la construction européenne. Je suis à cet égard convaincue de la vertu cardinale du droit comparé, qu'un réseau comme le vôtre ne peut qu'encourager. Quoi de plus efficace en effet qu'un exercice comparatiste pour consolider les principes et droits fondamentaux des citoyens européens dont dépend le sentiment d'adhésion qu'ils peuvent éprouver à l'endroit de l'Europe ?
Le droit est un langage qui reflète et structure à la fois notre vision de la société. C'est donc une langue vivante, tout particulièrement utile dans cet espace européen commun où il nous faut nous comprendre et agir ensemble. Le métissage de nos droits nationaux que l'Europe promeut, apporte une contribution tangible à notre objectif de mieux vivre ensemble. D'ailleurs, l'influence ne se fait pas à sens unique. Les droits nationaux, en effet, inspirent le droit européen comme en témoignent les Traités qui font des "traditions constitutionnelles communes aux Etats membres" une source des droits fondamentaux au plan communautaire. Mais parallèlement, le droit communautaire imprègne de plus en plus nos jurisprudences et bien sûr nos législations. L'enrichissement est donc réciproque.
Prenons un exemple : celui du principe de subsidiarité issu du droit allemand. Il a d'abord inspiré le droit constitutionnel européen, puis est maintenant inscrit dans la Constitution française pour fonder, en droit, la mise en place d'une organisation décentralisée de la République française.
L'élargissement de l'Europe à dix nouveaux pays offre de nouvelles opportunités à ce système d'interpénétration de nos différentes approches juridiques. Car l'Europe qui s'élargit exige de la part de chaque Etat une plus grande ouverture à l'autre, à ses manières de penser et de travailler, à sa façon de réaliser les arbitrages juridiques nécessaires. Cette synergie entre nos systèmes juridiques est pour nous vitale. Sans consécration de l'Europe élargie en tant que véritable communauté de droit, la réunification du continent européen serait en effet, selon moi, un échec. C'est pour cette raison d'ailleurs que parmi les conditions d'accès à l'Union figure au premier plan l'intégration de l'acquis communautaire dans le corpus juridique des pays candidats. Les normes expriment des valeurs. Et c'est pourquoi aucun Etat ne peut prétendre être partie prenante des pouvoirs publics européens s'il n'a auparavant adopté les règles qui régissent notre espace commun. Les dix pays qui vont nous rejoindre le 1er mai prochain ont dû déployer des efforts considérables pour intégrer ces normes. Ils l'ont fait dans des conditions exemplaires sachant que cette démarche, pour contraignante qu'elle soit, est un facteur essentiel de consolidation de leurs démocraties.
L'heure est, à mon avis, à la remise en cause, en matière de droit, des perspectives purement nationales. Une telle approche comparatiste me paraît être par ailleurs le meilleur antidote au dogmatisme, aux stéréotypes et à l'idée que se font certains dans nos pays, que les catégories et concepts nationaux sont les seuls envisageables. J'aimerais souligner ici combien le développement de l'idée européenne, de même que l'ouverture de l'Europe sur le monde, notamment dans le cadre de la relation transatlantique, sont des mouvements que le droit comparé dynamise.
Permettez-moi donc d'esquisser à grands traits le développement, selon moi indispensable, de la démarche comparatiste dans l'Europe d'aujourd'hui, puis d'évoquer le miracle de cette démarche, génératrice d'un métissage ô combien enrichissant de nos systèmes juridiques.
1 - La démarche comparatiste, se développe au point de devenir un véritable réflexe
Les phénomènes d'imitation ou d'emprunt d'un système juridique à un autre n'ont rien de nouveau. Je pense par exemple au Code civil, dont nous célébrons cette année le bicentenaire et qui a tant influencé l'ordre juridique des pays, non seulement européens, mais aussi d'Amérique latine et d'Asie. A l'époque, les influences juridiques accompagnaient les conquêtes armées. Aujourd'hui, il s'agit d'une dynamique différente axée sur les échanges et la rencontre. Elle s'appuie sur différents facteurs, dont l'évolution des technologies. De sorte que l'approche comparatiste est devenue la pratique courante de nos Cours suprêmes.
Plusieurs facteurs justifient le recours à une démarche comparatiste au sein de l'Union européenne
Premier facteur : la mondialisation des échanges économiques. Lorsqu'une entreprise souhaite envoyer ou investir à l'étranger, elle commence bien souvent par exporter ses juristes pour préparer le terrain. En cela, la compétition économique est un facteur essentiel de développement du droit comparé. A cet égard, l'examen périodique des politiques commerciales à l'Organisation mondiale du Commerce (OMC) est l'occasion privilégiée de découvrir et d'évaluer les systèmes juridiques nationaux, d'autant plus que la politique commerciale étant une politique commune européenne, en ce qui nous concerne, elle est déjà le fruit d'une démarche comparatiste. J'ai eu l'occasion de constater, lors de mon dernier déplacement à Washington, la sérénité dans laquelle se déroulent, aujourd'hui, les discussions sur la question des FSC (Foreign Sales Corporations) entre l'Union européenne et les Etats-Unis. J'ai la conviction que cette sérénité est le résultat de la démarche comparatiste de longue haleine entreprise dans le cadre de l'OMC.
Deuxième facteur : le développement d'une conception internationale, et plus encore européenne, des Droits de l'Homme. En tant que juges des Cours suprêmes de l'ordre judiciaire, vous êtes juges de droit commun de la Convention européenne des Droits de l'Homme et de l'ensemble du droit communautaire qui, avec la nouvelle Constitution, inclura la Charte des Droits fondamentaux. Je sais par exemple qu'en France, près de la moitié des affaires jugées annuellement par l'assemblée plénière de la Cour de cassation, le sont en application directe de la Convention européenne des Droits de l'Homme. Comment, dans ces conditions, ignorer les traditions des autres pays qui ont pu façonner tel ou tel aspect de ces systèmes européens ? En cela, l'Europe sert de laboratoire où l'alchimie entre systèmes de droit se réalise de la façon, à mon avis, la plus féconde.
Troisième facteur : la libre circulation des personnes, droit constitutif de la citoyenneté européenne. Les citoyens sont de plus en plus nombreux à saisir les occasions qui leur sont offertes de se déplacer partout en Europe, ce que la directive adoptée aujourd'hui par le Parlement européen devrait faciliter. Des normes communes ont, dès lors, dû être définies pour régir des situations concrètes difficiles : dans le droit de la famille et celui de l'extradition notamment, ce qui vous conduit parfois à juger des affaires de votre compétence en appliquant le droit national d'un autre pays.
L'évolution des Technologies d'Information et de Communication est un puissant allié de la démarche comparatiste
Pour toutes ces raisons, le juge adopte de plus en plus souvent une attitude de comparatiste. L'internet devient alors un puissant auxiliaire, d'autant que certains sites sont précisément destinés à permettre cette approche. Je pense par exemple au site de la librairie du Congrès des Etats Unis ou à celui de l'Institut allemand Max Planck. La France et l'Union européenne ont d'ailleurs facilité ce mouvement en dotant la "Toile" de sites de qualité pour mieux faire connaître leur droit national.
En France, nous fêtons le premier anniversaire du site en anglais des arrêts du droit français. Ce site, inauguré en mars 2003, est hébergé par le site de l'Institute of global law du professeur Markesinis et rassemble les plus grands arrêts de la Cour de cassation, du Conseil d'Etat et du Conseil constitutionnel. En tant qu'ancien juge constitutionnel français, je ne peux manquer de rappeler le rôle précurseur joué par le Conseil constitutionnel. Son recueil annuel de décisions contient la traduction intégrale en anglais et en espagnol de la table analytique française et son site Internet comprend des présentations en quatre langues étrangères. Voilà qui permet une meilleure diffusion du droit français. Le législateur français n'est pas en reste. Il a, lui, approfondi la connaissance des droits étrangers. Ainsi le site du Sénat met 131 études thématiques de droit comparé à la disposition du public, sur des thèmes les plus variés, dernièrement l'indemnisation des chômeurs et le régime disciplinaire des magistrats du siège.
L'Union européenne a, quant à elle, été naturellement pionnière : la Cour de justice des Communautés européennes a ainsi développé une base de données des jurisprudences nationales dans laquelle chaque décision est précédée d'un court résumé. Cela est certainement très utile, notamment à la Commission européenne qui peut ainsi procéder de manière systématique à une comparaison des solutions adoptées par les Etats membres, lorsqu'elle élabore une proposition de règlement ou de décision. A l'époque du "benchmarking", érigé en instrument privilégié pour la définition des stratégies européennes, cette approche est précieuse.
Il n'est dès lors pas surprenant que la démarche comparatiste soit désormais de pratique courante dans les juridictions suprêmes
De plus en plus, les juridictions ont recours au droit comparé pour trancher les litiges qui leur sont soumis. C'est très facile à mesurer dans les pays de "Common law", où cela apparaît de façon explicite dans les décisions. On peut ainsi mesurer la fréquence de la citation de sources étrangères qui s'élève de 15 % à 30 % des citations de jurisprudence au Canada et 40 % en Angleterre. Mais la référence aux autres systèmes juridiques, si elle sans doute moins explicite, est tout aussi présente dans les pays de "Civil law". En France, le Conseil d'Etat, si ancré qu'il soit dans nos traditions nationales, fait une place croissante à des notions telles que le délai raisonnable, le risque anormal ou encore l'inconvénient excessif, qui sont directement inspirées d'autres droits. La Cour constitutionnelle allemande a même récemment établi en principe l'utilisation du droit comparé comme source d'interprétation subsidiaire. La Cour a, en effet, jugé que les tribunaux allemands, pour combler des lacunes d'interprétation de textes législatifs, devaient se référer à des "moyens auxiliaires", parmi lesquels elle a rangé le droit comparé.
Mais s'il est une institution qui, structurellement, est un temple du droit comparé, c'est bien la Cour de justice des Communautés européenne. Celle-ci a d'ailleurs revendiqué cette méthode dès ses débuts, puisque c'est un arrêt "Algera" du 12 juillet 1957 qui consacre la pertinence du recours aux traditions constitutionnelles communes aux Etats membres. Pour donner un exemple plus récent et aussi parlant, je citerai l'arrêt du 25 juillet 2002, "Union de pequeños Agricultores", une affaire espagnole, à propos de laquelle la Cour s'est référée à la notion française "d'acte faisant grief" et à l'exigence, tirée de la "Common law", d'un "intérêt suffisant" à agir comme condition de l'extension de la portée du droit à une protection juridictionnelle effective. La Cour européenne des Droits de l'Homme (CEDH) n'est pas, vous le pensez bien, demeurée en marge de cette évolution. Je ne citerai que l'affaire Ocalan du 12 mars 2003. La CEDH, dans cette affaire, rappelle que la Convention est un instrument vivant, c'est à dire qu'elle doit être interprétée à la lumière des conditions de vie actuelles et donc de l'évolution de la politique pénale des Etats membres du Conseil de l'Europe. Un traité, comme une Constitution nationale, sont bien des langues vivantes que le droit comparé, comme des langues étrangères, permet de faire évoluer dans leur interprétation et leur application, au même titre que des idiomes étrangers enrichissent une langue.
Les causes du fort développement de la démarche comparatiste ces derniers mois sont donc bien assises et, certainement, appelée à durer. Il nous revient de faire en sorte que cette démarche aboutisse à un métissage enrichissant de nos systèmes juridiques.
2- Cette démarche comparatiste débouche sur un métissage des droits qu'il appartient de rendre le plus enrichissant possible
" Les lois doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites que c'est un grand hasard si celles d'une nation peuvent convenir à une autre ", a écrit Montesquieu. Voici l'une des rares appréciations de notre grand auteur qui n'est plus valable aujourd'hui. Si nos lois reposent sur des racines profondes, les lois des autres n'en sont pas moins utiles en effet, ne serait-ce qu' à analyser et ce, pour mieux se regarder soi-même. C'est pourquoi, il ne faut pas voir dans la démarche comparatiste un risque d'atteinte à notre identité, notamment au niveau dans les rapports entre "Common law" et "Civil law" ; Et il faut continuer de promouvoir, comme vous le faites ici aujourd'hui, le dialogue entre praticiens du droit et juristes. Ces échanges sont à la clé de l'émergence d'une Europe véritablement citoyenne.
A l'instar de la construction européenne, la démarche comparatiste prend tout son sens lorsqu'elle s'enrichit de notre diversité
Le nouveau défi de l'Europe élargie est de progresser dans la voie de l'intégration nécessaire au renforcement de l'espace de liberté et de sécurité que constitue l'Union, tout en respectant les identités nationales. C'est tout l'enjeu de la future Constitution européenne qui procure des moyens pour aller de l'avant ensemble - davantage de majorité qualifiée, par exemple - et qui consacre par ailleurs la diversité culturelle parmi les objectifs fondamentaux de l'Union.
La démarche comparatiste s'inscrit dans un même rapport dialectique entre diversité et uniformité. Comme Thomas Mann le fait justement remarquer : "de la différence naît la comparaison, la comparaison provoque l'inquiétude, l'inquiétude suscite l'étonnement, l'étonnement entraîne l'émerveillement et l'émerveillement le désir d'échange" ("Les têtes interverties", 1949). Ce qui accrédite l'idée que le droit comparé peut nous apporter des solutions nouvelles, mieux adaptées aux situations nouvelles. Ainsi, en France, nous nous inspirons de pratiques étrangères efficaces et transposables dans notre système juridique, dernièrement en matière pénale - le plaider coupable, pour désengorger les tribunaux - et en matière de droit des affaires, un nouveau droit de la faillite, pour encourager l'esprit d'entreprise. Nous admettons donc, finalement, que toutes les bonnes idées ne naissent pas sur les bords de la Seine !
La future Constitution européenne fait ainsi la synthèse entre plusieurs influences. L'élection du président de la Commission par le Parlement européen est ainsi inspirée des modèles de régimes parlementaires différents du nôtre. S'agissant des voies de recours à la Cour de justice, mécanismes principalement inspiré du droit français, elles font aussi place à une procédure inspirée du droit allemand : le recours en carence. C'est ainsi que le droit européen offre de plus en plus l'aspect d'un écheveau au sein duquel s'entremêlent des normes d'origine et de nature différentes. C'est cet écheveau qui fait aujourd'hui le tissu de nos corpus nationaux : 50 % de notre législation nationale et plus encore dans certains secteurs : 85 % du droit économique, 80 % du droit de l'environnement par exemple.
D'ailleurs, le fondateur de la Société de législation comparée, le professeur Laboulaye, ne pressentait-il pas, dès 1855, que l'essor du droit comparé serait, par l'enrichissement mutuel qu'il permet, la base même de la première construction européenne non hégémonique ? Au moment de créer la Revue historique de droit français et étranger, il déclarait : "nous ne rêvons pas d'un même code pour toute l'Europe, non plus qu'une même langue. Mais nous sentons que la part de la diversité se réduisant de jour en jour par le mélange inévitable des peuples, il y aura un fonds commun de législation qui grossira sans cesse, et qu'à ce rapprochement nul ne peut assigner de limites".
Ce métissage respectueux de nos diversités n'ira pas jusqu'à annihiler la distinction fondamentale entre "Common law" et "Civil law"
Au premier regard, tout oppose le système de "Common law" - au droit essentiellement coutumier et jurisprudentiel - au système de "Civil law" - au droit principalement législatif et doctrinal -. Ces systèmes s'appuient sur des conceptions de la fonction même du droit qui sont fort différentes : expression du souverain pour les droits romano-germaniques, constatation d'un consensus social pour la common law ; normes d'essence supérieure pour l'un ; simples règles du jeu pour l'autre. La démarche comparatiste s'inscrit-elle dans une logique de domination d'un système sur un autre ? Inversement, vise-t-elle à fusionner les deux systèmes ? Je ne crois ni dans l'un, ni dans l'autre de ces deux scénarii extrêmes.
J'entends bien ceux qui craignent que la démarche comparatiste soit "une pensée de l'unique dissimulée sous les alibis de l'universel" ? (Pierre Legrand, "Le Droit comparé"). Je n'ignore pas que les schémas juridiques utilisés dans le monde de la finance internationale sont inspirés des concepts en vigueur dans les deux principales places financières internationales que sont New York et Londres. Je sais aussi qu'en matière biomédicale, la conception du consentement se rapproche, dans notre pays, du droit anglo-saxon, inspiré de la primauté de la liberté individuelle là où les systèmes de "Civil law", au contraire, justifiaient traditionnellement, au nom de la dignité de l'Homme, qu'on ne puisse se nuire volontairement au nom de la liberté individuelle. C'est bien cette dernière conception qui inspire le droit français sur le refus des soins thérapeutiques, qui n'est toutefois nullement absolu ainsi que l'ont décidé la Cour de cassation en 1973 et le Conseil d'Etat en 1981.
Heureusement, les systèmes ne sont pas fermés ni étanches. Les frontières entre eux ont été abolies, de sorte que l'influence juridique de l'un sur l'autre n'est jamais univoque. Je sais d'expérience que des praticiens du "Common law" craignent, autant que les praticiens du droit écrit continental, la dilution de leur système du fait de l'imprégnation de principes ou coutumes provenant d'autres systèmes de droit. Ces craintes sont vaines.
Entre "Common law" et "Civil law", nous devons, me semble-t-il, rechercher le "pluralisme juridique ordonné", pour reprendre l'expression de Mireille Delmas-Marty. C'est dans cette logique, d'ailleurs, que le projet de Constitution européenne prévoit qu'en matière de justice et d'affaires intérieures, les décisions européennes ne doivent pas remettre en cause les principes de ces deux grands systèmes. Elle comprend d'ailleurs des mécanismes efficaces pour y veiller : rôle accru des parlements nationaux dans le contrôle du respect du principe de subsidiarité en particulier.
A mon sens, au plan européen, il ne faut viser ni la domination d'un système sur l'autre, ni le "partage des domaines" entre systèmes juridiques, par exemple le droit économique inspiré de la "Common law", le droit des personnes de la "Civil law". C'est ainsi que le droit économique peut utilement faire la place à des notions qui nous sont chères, comme celle de services d'intérêt général. La France a élaboré des solutions concrètes à la distribution de l'eau, de l'électricité, du courrier, au ramassage des ordures et tant d'autres services, qui sont dignes d'intérêt : qu'il s'agisse de la concession de service public, de la société d'économie mixte, pour ne citer que ces deux exemples. Le droit européen commence à les intégrer, notamment avec les arrêts de la Cour de Justice "Commune d'Almelo", "Corbeau" et, plus récemment, "Altmark".
Inversement, s'agissant des procédures juridictionnelles, la Convention européenne des Droits de l'Homme a introduit en droit français, et pour le mieux, des éléments tels "l'égalité des armes", le "délai raisonnable", "l'apparence" du droit ou le "procès équitable", essentiellement inspirés du système accusatoire.
Pour se maintenir dans une logique d'enrichissement mutuel, nous devons activement encourager les rencontres entre juristes
Le réseau que vous constituez couronne une démarche qui, au plan européen, permet aux juristes d'échanger leurs connaissances et leurs expériences. Démarche enrichie par le principe de libre circulation, notamment des avocats. Celle-ci permet, depuis 1998, à un avocat d'un Etat membre de s'installer dans un autre Etat membre sans examen ni autre forme de contrôle. Plus encore, depuis 1996, les échanges de magistrats dans le cadre du programme européen "Grotius" ont puissamment contribué à faire naître chez les juges un salutaire réflexe comparatiste. Je souhaite que votre réseau serve désormais d'aiguillon pour encourager à la multiplication de ces contacts. Peut-être pourriez-vous inciter d'autres praticiens et enseignants de droit à suivre votre exemple en coopérant avec votre réseau ? L'Europe du droit doit aussi être, en effet, celle des juristes.
J'ai conscience que nous, Français, avons sans doute à faire un effort particulier pour développer, chez nous, une approche comparatiste moins développée à l'évidence qu'ailleurs. Est-ce parce qu'ayant longtemps été exportateur de droit - dernièrement encore avec la Charte des Droits fondamentaux de l'Union européenne -, notre regard sur l'étranger n'est pas suffisamment concentré sur ce que ces autres droits nationaux peuvent nous apporter ? Est-il normal que notre cursus juridique ne comprenne aucun enseignement obligatoire de droit comparé en premier cycle des études de droit ? Que moins de 1 % de nos étudiants en droit participent aux programmes européens "Socrates" et "Erasmus" ? Quel est l'équivalent français du réseau des Max-Planck Institute allemand ? Voilà des défis auxquels il nous faut impérativement répondre. La future Fondation pour les études comparatives, créée par la loi du 28 février 2002, est un début. Mais il faudra aussi veiller à intégrer le droit comparé dans les enseignements des droits nationaux. A cet égard, la pratique des double cursus des grandes universités canadiennes (Mac Gill et l'Université d'Ottawa), qui sont au confluent du "Common law" et du "Civil law", devrait nous inspirer.
Le droit comparé est, fondamentalement, un moyen de s'améliorer soi-même, et non de dominer les autres. Beaucoup plus révolutionnaire que conquérant, il tend à développer avant tout un esprit critique porteur d'innovations et de remises en cause. Ce que H. Muir Watt a appelé "la fonction subversive du droit comparé" à laquelle je vous remercie de contribuer par la création de votre réseau
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 mars 2004)