Interview de M. Alain Juppé, Premier ministre, à TF1 le 17 décembre 1995, sur le dénouement du conflit à la SNCF, la protection sociale et la préparation du sommet social du travail et de l'emploi prévu pour le 21 décembre.

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Média : Site web TF1 - Le Monde - Télévision - TF1

Texte intégral

(Extraits)
Q - C'est là qu'on en vient immanquablement au débat européen. Ce week-end à Madrid, les Quinze ont fait un pas de plus vers l'Union monétaire. EURO, : c'est décidé, elle s'appellera l'EURO et non l'ECU. Les Quinze ont baptisé, à Madrid, la monnaie unique. Celle qui, un jour, remplacera les franc, mark, lire et peseta.

Alain JUPPE, peut-on poursuivre imperturbablement le calendrier de l'Union monétaire sans tenir compte de ce qui s'est passé en France ? Ou cela n'a rien à voir ?

R - Je crois que ce n'est pas le problème. Je le répète qu'il y ait Maastricht ou qu'il n'y avait pas Maastricht, un pays comme la France -comme les autres, d'ailleurs- ne peut pas vivre à crédit.

Q - Maastricht nous impose de réduire nos déficits dans les deux ans ?

R - Ce n'est pas Maastricht qui nous l'impose...

Q - N'est-ce pas cela qui étrangle...

R - Non, non, ce n'est pas Maastricht qui nous l'impose, c'est le bon sens. Imaginons qu'il n'y ait pas de plan sur la Sécurité sociale, il y aura 60 milliards de déficit dans les caisses de la Sécu l'année prochaine, qu'est-ce qu'on fait ? Personne n'a de réponse à cette question.
La seule manière, qu'il y ait Maastricht ou pas Maastricht, c'est bien d'essayer de réduire le déficit.

Moi, ce qui me préoccupe, c'est la montée du sentiment anti-européen, c'est vrai ! Et pour lutter contre cette montée, je crois qu'il faut bien convaincre les Françaises et les Français et les autres que l'Europe, ce n'est pas simplement la monnaie. L'Europe, ça d'abord été la paix, historiquement, ne l'oublions as, et ce n'est pas réglé. Nous ne sommes pas assurés d'une paix perpétuelle et universelle...

Q - Non, cela, on le voit tous les jours.

R - Alors ne gâchons pas l'Europe. Et, d'autre part, l'Europe, cela doit être l'emploi. Cela doit être une politique de progrès social, cela doit être des sujets concrets comme la lutte contre la drogue, on en a beaucoup parlé à Madrid, on n'a pas parlé que de la monnaie unique.
Donc, c'est sur cela qu'il faut mettre le projecteur sur l'Europe.

Il y a une chose qui me frappe, c'est de voir l'extraordinaire affirmation de la puissance américaine dans le monde vivant. Il y a encore quelques années il y avait une sorte d'équilibre entre les Blocs, puis nous essayions d'exister entre les deux. Depuis, la puissance américaine ne cesse de progresser dans le domaine politique, on le voit à propos de la Bosnie, et dans le domaine économique où les entreprises américaines nous taillent des croupières partout. Comment voulez-vous qu'un pays de 56 millions d'habitants, tout seul, s'il ne renforce pas ses solidarités avec les autres, puisse lutter face à ce formidable phénomène de puissance ? C'est cela l'Europe aussi.

Q - Vous voulez dire que, aujourd'hui, il faudrait peut-être donner aux Européens un autre objectif que celui de la monnaie pour les fédérer ? Trouver un signe politique qui serait plus fort ?

R - Absolument. Vivre ensemble pour essayer d'exister ensemble dans un monde qui va devenir, peut-être, de plus en plus compétitif. Et vivre ensemble, cela veut dire avoir une conception commune de la solidarité et du progrès social, même si chacun peut avoir ses particularités. Vivre ensemble, cela veut dire qu'on ne s'occupe de tout à Bruxelles mais qu'on peut garder au niveau national bien des décisions. Et vivre ensemble, cela veut dire aussi qu'on se dote de ce qui permet d'exister sur la scène internationale. Je pense à une vraie politique de défense.

Je crois que la régression européenne, la démolition progressive, parce que c'est cela, ou bien on continue à construire ou bien ça va se démolir, la démolition de ce qu'on a construit pendant 30 ou 40 ans, ce serait vraiment une catastrophe pour la France. Je regrette vraiment qu'on focalise tout cela autour de Maastricht, il faut dépasser Maastricht...

Q - Vous avez entendu tous ceux, surtout d'ailleurs au RPR, qui s'interrogent sur le calendrier et qui disent : "cette réduction des déficits qu'on nous impose dans un laps de temps très court, cela nous étrangle. Et est-ce que ce serait vraiment un drame que la monnaie unique au lieu d'avoir lieu en 1999 ait lieu en 2001 ou 2002 ?"

R - Ou jamais.

Q - Si on la repousse, c'est jamais, à votre avis ?

R - Je le crains. Qui n'avance pas recule. Et puis, moi, vous savez, j'appartiens à une famille politique qui est la famille gaulliste. Ce n'est pas une nouvelle. Quel était un des maîtres-mots du Général de Gaulle : "pour être pris au sérieux dans le monde, pour exister, pour peser sur les décisions et donc finalement pour assurer le bonheur des Français, il faut - ce n'est pas la seule condition, ce n'est qu'un moyen- une monnaie stable". De Gaulle s'est toujours battu pour avoir une monnaie stable, un franc stable et pour avoir surtout des relations dans le système monétaire international qui soient organisées. Alors, je suis parfois un peu surpris de voir que cette idée-force du général de Gaulle est aujourd'hui passée par pertes et profits. Cela a été l'inventeur de l'Union monétaire, de Gaulle, c'est le premier qui en a parlé. Et Dieu sait s'il ne sacrifiait pas la personnalité de la France et l'identité française.


(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 novembre 2002)