Déclaration de M. Alain Madelin, président de Démocratie libérale, sur l'enjeu de la décentralisation, la nécessité de constitutionnaliser le principe de subsidiarité, de donner aux régions une garantie constitutionnelle et d'assurer l'autonomie fiscale des collectivités locales, Paris le 17 janvier 2001.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Débat sur la décentralisation à l'Assemblée nationale le 17 janvier 2001

Texte intégral

Monsieur le premier ministre,
" Les hommes se divisent naturellement en deux partis : ceux qui craignent le peuple, ne lui font pas confiance et veulent mettre tous les pouvoirs dans des mains supérieures. Et ceux qui ont confiance dans le peuple. Dans tous les pays, ces deux partis existent, vous les reconnaîtrez à leur langage. " Cette distinction qui est de Thomas Jefferson, le père de la déclaration d'indépendance américaine, me semble assez bien convenir à notre débat sur la décentralisation.
Oui, il y a ceux qui placent avant tout leur confiance dans l'Etat et ceux qui placent d'abord leur confiance dans l'homme, dans sa liberté et dans sa responsabilité.
S'il est vrai que notre pays a été marqué par une confiance dans l'Etat plus forte et plus durable qu'ailleurs, le monde qui vient appelle à l'évidence une remise en cause de cette extraordinaire concentration et confusion des pouvoirs au sommet sans équivalent dans aucune autre démocratie.
Cette centralisation jacobine étouffe la société française, épuise l'autorité de l'Etat et empêche toute véritable réforme.
Voilà pourquoi la question institutionnelle constitue aujourd'hui l'enjeu politique central.
Et voilà pourquoi aujourd'hui il nous faut faire preuve d'imagination et d'audace.
Monsieur le premier ministre, en vous écoutant il y a un instant tracer des perspectives, j'ai d'abord pensé à ce que Paul Thibault, cet intellectuel proche des socialistes a récemment dit de vous, je le cite : " Lionel Jospin considère avec distance, avec réserve, et sans imagination, un monde qui ne l'inspire pas " .
Mais qui ne voit que les perspectives que vous avez tracées sont aujourd'hui guidées davantage par le souci de ne pas être absent d'un des grands débat de la prochaine élection présidentielle plus que par de solides convictions.
Vous nous dites aujourd'hui vouloir aller plus loin dans la décentralisation, mais qu'avez vous fait depuis bientôt quatre ans sinon le contraire de ce que vous nous dites vouloir faire aujourd'hui. Car si l'on veut parler de l'action de votre gouvernement ce n'est pas le mot décentralisation qui convient mais le mot recentralisation. Une recentralisation rampante a laquelle nous avons assisté, la confiscation arbitraire des ressources autonomes des collectivités locales, les interférences permanentes des décisions ministérielles sur les compétences des collectivités locales, l'utilisation massive des procédures de contrats de plan pour faire financer les missions et les compétences de l'Etat par les collectivités territoriales, la soumission du découpage territorial à la volonté des préfets, votre opposition à donner aux régions la responsabilité de gérer des crédits européens et puis, bien sûr, votre décision de modifier le statut de la Corse, de façon isolée, en dehors de toute réflexion d'ensemble sur l'avenir des régions françaises, au risque de donner parfois le sentiment de récompenser le terrorisme, de troubler ainsi l'opinion et de gâcher une bonne idée ;
Convenez que tout ceci ne vous donne pas aujourd'hui une crédibilité considérable pour tracer des perspectives novatrices et audacieuses.
D'ailleurs le rapport de la commission Mauroy, -une commission dont vous me permettrez de souligner au passage qu'elle a été bien mal conduite, puisque l'opposition à été contrainte à en claquer la porte alors qu'elle entendait y participer de façon constructive-, n'est au-delà de la déclaration de principe sympathique qu'un laborieux catalogue de propositions d'inégal intérêt - rebaptiser le conseil général conseil départemental-, de propositions parfois utiles, parfois dangereuses, souvent trompeuses, mais sans fil directeur et sans réflexion véritable sur la portée des changements qui nous attendent.
L'enjeu aujourd'hui ce n'est pas de poursuivre la décentralisation modèle 82, - et je donne volontiers acte que cette décentralisation a apporté un bol d'air frais- ou d'en réparer les malfaçons bien connues.
Il nous faut une plus grande ambition.
Le monde change. La société bouge. L'économie se transforme. Il est temps de nous débarrasser de cet uniforme étatique, jacobin, technocratique qui craque de toute part et qui étouffe la vitalité de la société française. Pendant de longues années, on a fait remonter les tâches vers l'Etat. Il faut maintenant les faire redescendre, redistribuer le pouvoir. Redistribuer le pouvoir aux Français, aux partenaires sociaux et à l'ensemble des collectivités locales en donnant aux régions un rôle pivot.
C'est pourquoi ce débat ne peut être séparé de celui de la mutation de la démocratie française.
Notre organisation sociale conçue de haut en bas, à partir de cette conception dangereuse de la souveraineté illimitée de l'Etat, est aujourd'hui heureusement remise en cause par les exigences du nouveau monde, et voici que l'on redécouvre les vertus et l'efficacité d'une société qui se construit de bas en haut à partir de personnes souveraines sur elles même, libres et responsables.
Cette mutation démocratique, cette refondation a, pour moi, un fil directeur : le principe de subsidiarité, celui qui donne la primauté à la personne humaine, qui fait confiance à sa liberté, à sa responsabilité: Ce que les citoyens, les familles, les associations, les partenaires sociaux, les collectivités locales peuvent faire par eux-même il faut leur laisser faire. C'est un principe de proximité qui veut que l'on ne fasse remonter vers le haut, vers l'Etat ou vers l'Europe, que les taches qui peuvent y être plus efficacement effectuée et de façon subsidiaire par rapport aux personnes.
Ce débat ce n'est pas celui de la " refondation de l'action publique locale " pour reprendre le titre du rapport Mauroy, c'est celui plus ambitieux de la refondation de notre démocratie.
Et je voudrai en tracer les perspectives autour de 7 propositions.
1. Cette refondation passe d'abord par un meilleur équilibre et une meilleure séparation des pouvoirs. Je me suis exprimé sur ce point à cette même tribune à l'occasion du débat que vous avez organisé sur l'avenir de nos institutions.
2. Cette refondation exige ensuite une audacieuse redistribution de des pouvoirs en faveur des collectivités locales, à commencer par les régions.
D'abord parce qu'un pouvoir local, pourvu qu'il soit accompagné de contre pouvoirs -j'y reviendrai- est un pouvoir plus attentif, plus efficace, plus économe. Ensuite, parce qu'à l'évidence, on ne sait plus gérer, ni même réformer d'en haut, nos grands systèmes publics bloqués.
Alors, à l'instar des autres grandes régions européennes, décentralisons avec audace la culture, le développement économique, l'environnement et notamment la politique de l'eau, le sport, le tourisme, la politique de l'emploi, de l'insertion, les transports, mais aussi le logement, les universités, l'éducation, la santé.
3. Et c'est pourquoi une telle redistribution des pouvoirs est inséparable d'une réforme de l'Etat ; d'une réforme de la politique sociale, de la politique du logement, de l'Education, des transports, d'une réduction du nombre de ministère, d'une réforme de nos administrations centrales, de la mise en place de nouvelles régulations. Oui, regardons autour de nous comment font les autres en Europe et prenons le meilleur.
4. Redistribuer les pouvoirs c'est aussi bien sûr redistribuer les ressources dans le cadre d'une réforme d'ensemble de notre fiscalité et de notre fiscalité locale, à charge pour l'Etat toujours d'assurer la nécessaire péréquation solidaire entre les régions.
Sans entrer dans le détail de ce débat fiscal, il ne saurait y avoir aujourd'hui de vraies redistribution des pouvoirs au profit des régions ou des collectivités locales, sans organiser le transfert de tout ou partie de grandes ressources comme la TVA, la TIPP. A petites compétences petites spécialisations fiscales. Mais à grand transfert de compétence il faut de grands transferts de ressources.
5. Mais cette redistribution des pouvoirs doit s'accompagner aussi d'un pouvoir normatif délégué.
Voilà bien l'épineuse question. " Pouvoir législatif " comme on l'a laissé dire en Corse. " Pouvoir réglementaire " comme le réclame la majorité de la région Bretagne. Entre les deux, j'ai employé à dessein le terme de " pouvoir normatif " .
Que nous dit l'article 34 de la Constitution ? La loi " fixe les règles " dans des domaines fondamentaux comme les droits civiques, les libertés publiques, le droit civil, la nationalité, les crimes et délits ou la procédure pénale. Dans d'autres domaines comme " la libre administration des collectivités locales, leurs compétences et leur ressources ", " l'enseignement ", " le régime de la propriété, des droits réels et des obligations civiles et commerciale ", " le droit du travail, le droit syndical et la sécurité sociale ", le même article 34 stipule que la loi détermine seulement " les principes fondamentaux ".
Il est vrai que la réalité législative s'est éloignée de cette définition constitutionnelle de la loi. Au bénéfice de la concentration et de la confusion des pouvoirs, on a appelé " loi " des catalogues de mesures particulières destinées à des catégories particulières, sous la pression de circonstances particulières, prétendant régler jusque dans le moindre détail la vie des Français, au risque d'une inflation législative et d'une dégradation de la notion même de loi.
C'est pourquoi le débat constitutionnel sur les pouvoirs délégués aux partenaires sociaux comme aux collectivités locales est un débat refondateur qui doit nous permettre de repréciser le rôle de la loi dans une démocratie moderne, de remettre le droit à l'endroit, et d'engager un jour prochain, je l'espère, les recodifications nécessaires permettant de dégager un droit simple et clair.
Bien entendu, il ne saurait être question de transiger sur le rôle de la loi, de la République, pour fixer ces règles générales ou sur ces principes fondamentaux. Ayant combattu l'idée discriminatoire d'une " préférence nationale ", je ne saurais accepter l'idée d'une préférence corse, basque ou bretonne, tout comme les dérives ethniques ou communautaristes de notre droit. De même, s'il est légitime d'assurer la liberté d'enseignement des langues régionales, il ne saurait y avoir d'obligation de droit ou de fait de les apprendre.
A la loi de déterminer les règles essentielles et les principes fondamentaux applicables à tous et en tout point du territoire. Aux acteurs de la vie économique et sociale, aux partenaires sociaux et aux pouvoirs locaux, de définir, dans ce cadre des lois générales, leurs propres règles du jeu en fonction des réalités locales, économiques ou professionnelles. Si l'on ne fixe bien les principes que d'en haut, on ne règle bien les choses que d'en bas.
Et de ce point de vu je ne peux que me réjouir qu'il soit enfin donné vie au droit à l'expérimentation que je propose depuis 15 ans, qui a été inscrit à de nombreuses reprises dans les programme commun de l'opposition, et même du gouvernement en 1995 par Claude Goasguen alors Ministre de la réforme de l'Etat. Même si je pense aussi qu'à défaut d'être inscrit dans une réforme plus vaste, ce droit à l'expérimentation restera limité dans sa portée car il se heurtera aux pesanteurs des administrations et à l'absence d'autonomie financière des collectivités locales.Même si je pense que tant à réunir le Congrès il nous faudrait être plus audacieux en matière de réformes constitutionnelles.
Qu'est ce que le droit à l'expérimentation si ce n'est le droit de déroger dans certaines conditions et certaines limites aux lois existantes, de poursuivre les objectifs généraux fixés par la lois, par d'autres moyens que ceux prévus par la lois.
6. Je préconise encore la libre organisation des collectivités locales entre-elles.
Laissons les régions organiser entres elles librement leur coopération. Et oublions dans les tiroirs ces plans d'architectes dans laquelle l'autorité centrale présiderait au regroupement des régions dans les super régions technocratiquement correct.
Laissons aussi les collectivités locales s'organiser librement dans le cadre régional. D'une région à l'autre, les situations peuvent être différentes. Dans les territoires ruraux, les départements jouent un rôle fort. Sur d'autres territoires, ce sont les métropoles qui ont un rôle structurant. Dans d'autres régions, en Corse, en Alsace ou en Savoie, la région et les départements peuvent souhaiter se regrouper. Laissons vivre nos collectivités locales.
7. Mais à de nouveaux pouvoirs doit correspondre de nouveaux contre pouvoirs.
Nous savons, depuis Montesquieu, qu'il faut que par la disposition des choses " le pouvoir arrête le pouvoir ". Ce qui est vrai au niveau national l'est tout autant au niveau local. Nous savons le risque de féodalité, le poids des notables, la logique des fiefs, les verrouillages partisans, le clientélisme, les liaisons dangereuses avec les intérêts privés. Et nous savons donc qu'il faut des contre pouvoirs locaux. Il faut aussi renforcer aussi les procédure d'évaluation et de contrôles et élargir l'usage du référendum au plan local.
Monsieur le premier ministre, voici les principales orientations d'une vraie réforme. Elle exigera un grand débat devant les Français. Et ce sera, n'en doutons pas, pour une part le débat de 2002.
Elle exigera aussi une réforme constitutionnelle forte et une loi cadre fixant les orientations, les principes, les étapes qui devront être soumis, le moment venu, aux Français par référendum.
Une réforme constitutionnelle car les libertés locales n'ont pas aujourd'hui les bases constitutionnelles qu'elles méritent. Car toutes les constitutions européennes consacrent et développent parfois longuement les institutions et le cadre juridique de l'autonomie des collectivités locales.
Il nous faut :
1. constitutionnaliser le principe de subsidiarité
2. Donner aux régions une garantie constitutionnelle.
3. Consacrer l'autonomie fiscale
Je sais bien qu'une telle mutation de la démocratie française vers une large redistribution des pouvoirs et une plus grande confiance dans la liberté et la responsabilité heurte de plein fouet tous ceux qui, par conviction ou par intérêt, restent attachés à une conception jacobine et dirigiste de l'Etat et de la loi. Ils brandissent l'étendard de la République et de l'unité de la France. Il s'agit là de mots trompeurs et de combats d'arrière garde. La diversité française est rebelle à l'uniforme, car l'unité de la France s'est construite dans la diversité ; Aujourd'hui on peut être à la fois breton, Français, européens et citoyen du monde. Il ne s'agit pas d'affaiblir la France car une France forte a besoin de régions fortes.
Il est vrai que les idées que je viens de défendre appartiennent plutôt à la tradition libérale et indépendante, celle de Montesquieu, Benjamin Constant et Tocqueville. Mais on les retrouve aussi, avec Proudhon, aux origines du socialisme français.
On les retrouve encore dans la tradition syndicale française avec Henri Tolain, fondateur de l'internationale ouvrière, qui disait : " nous ne demandons qu'une chose qu'on nous laisse faire nos affaires nous-mêmes " ; et, n'en déplaise à Monsieur Chevênement, dans la vraie tradition républicaine, celle de ses pères fondateurs, républicains libéraux, Gambetta, Jules Ferry, Waldeck Rousseau, qui est à la fois une école de vertu et de principes mais aussi une tradition de confiance dans la liberté et dans la responsabilité. Il n'est qu'à relire l'éloge de la décentralisation et des libertés locales que faisait Jules Ferry dans sa célèbre lettre " Quand la province voudra ".
C'est enfin le Général De Gaulle qui dans son discours du 2 février 1969 à Quimper proposait de " faire renaître nos anciennes provinces et leur donner les moyens nécessaires pour que chacune règle ses propres affaires "
Voilà pourquoi, Monsieur le premier ministre, il est possible de rassembler et d'entraîner aujourd'hui autour d'une démarche ambitieuse et audacieuse. Et cette démarche ne consiste pas à aménager la décentralisation mais à refonder la démocratie autour de ce principe simple : confiance dans les collectivités locales.
(Source http://www.demlib.com, le 15 février 2001).