Interview de Mme Marylise Lebranchu, ministre de la justice, à Europe 1, le 10 janvier 2001, sur le délai légal des procès, le recrutement des magistrats, les juges d'instruction, la longueur de l'instruction judiciaire, l'erreur d'appréciation faite par les juges, les longues peines et la présomption d'innocence.

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Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach La chasse au tueur de Narbonne, A. Foulcher est en cours. Après trois ans de détention provisoire, il a été remis en liberté sous contrôle judiciaire, comme la loi européenne et française l'exigeait, parce que son procès n'avait pas eu lieu dans le temps. Est-ce que cela aurait pu être évité ?
- "Cela aurait pu être évité et cela doit être évité maintenant. Dans la nouvelle loi, ce qui est important à rappeler, c'est que désormais, les délais d'instruction des affaires vont être complètement encadrés. Et si au bout de deux ans, par exemple, pour ce type d'affaire, il n'y a pas de procès ouvert, on estime que c'est terminé. On donne donc les moyens aux juges de raccourcir pour éviter qu'on sorte avant le procès."
Vous savez très bien que l'on conteste le fait que vous ayez donné des moyens aux juges. On pense que vous ne les avez pas donnés. Les policiers, les juges, tout le monde est convaincu que les risques vont se multiplier parce que les procès n'auront pas eu lieu et que l'on va voir des gens être libérés, qui sont des criminels qui agiront peut-être comme Foulcher ou d'autres...
- "Il faut à peu près 340 postes de magistrats pour que cette loi fonctionne. 300 postes ont déjà été créés, 300 personnes sont déjà arrivées, 300 vont arriver maintenant. 600 en tout sont en place pour démarrer la loi, 600 vont encore être créés. On va arriver à 1200 postes sur une législature plus une année. On est dans une situation de réforme structurelle de la justice. C'est vrai qu'elle manquait de moyens, c'est vrai qu'elle doit en avoir, c'est vrai qu'elle en a même si ce n'est pas encore suffisant..."
Si je vous dis que les cours, les tribunaux, les prisons manquent d'effectifs et de moyens de fonctionnement d'une justice moderne, ai-je raison ou tort ?
- "Vous avez raison et c'est pour cela que depuis trois ans, on a créé tous ces postes - 600 donc - et que maintenant, pendant trois ans, il faut encore en créer 600. Il est important, qu'y compris pour les prisons, y compris pour les greffiers et les fonctionnaires, qu'on crée des postes."
C'était une phrase-reproche du Président de la République au cours des voeux. Avez-vous le sentiment, qu'à travers ces affaires, il y a une façon de mettre la justice en accusation ?
- "Il faut faire attention à protéger aussi les juges d'instruction. Méfions-nous des espèces de discours qui diraient aujourd'hui que les juges d'instruction ne sont pas bons, pour preuve il y a eu trois ou quatre erreurs. Il y aura des erreurs, c'est pour cela d'ailleurs qu'il y a maintenant un double regard, que deux juges prennent des décisions de mise en détention. C'est pour cela qu'on encadre les délais, qu'on leur donne des moyens supplémentaires. Mais protégeons aussi leur confort moral pour qu'ils puissent de façon positive les affaires qu'ils ont à traiter. Attention à cette espèce de discours négatif global."
Vous faîtes vous-mêmes allusion indirectement à l'affaire J.-C. Mitterrand et celle de M. Roussin. J.-C. Mitterrand sortira demain de prison, sa famille et ses proches lui avançant cinq millions pour payer sa caution. En un mois, la Cour d'appel a corrigé deux juges : est-ce que ce double désaveu n'est pas la preuve que les juges peuvent se tromper eux aussi, et qu'ils ont maintenant au dessus d'eux une autorité judiciaire qui peut les contrôler et éventuellement leur tirer l'oreille ?
- "Je suis Garde des Sceaux, je ne rends donc pas la justice. Mais c'est important en France de savoir qu'à chaque fois qu'une décision est prise, nous avons mis toute une série d'appels et de recours possibles. Parce que nous disons collectivement - avec les magistrats d'ailleurs - qu'une erreur pourrait effectivement être faite dans une procédure - on connaît bien les vices de forme -, mais aussi qu'une appréciation peut être différente. D'où l'importance pour chaque personne d'avoir un recours possible."
Mais quand il y a eu une erreur d'un juge, est-ce qu'il faut qu'il y ait une sanction ?
- "On rentre dans le débat... Il n'y aura pas toujours des sanctions, bien évidemment, parce qu'on peut faire des erreurs d'appréciation et pas des erreurs de travail. En revanche, on dit tous "indépendance" et "responsabilité." Vous savez que nous ne sommes pas allés jusqu'au bout de la loi ; les magistrats eux-mêmes - pour une part importante d'entre eux - souhaitent qu'on aille au bout de la loi que le Président de la République n'a pas voulu."
Donc, vous êtes favorable à ce qu'un juge qui commet une erreur ou une sanction d'une certaine forme de gravité, pouvant aller jusqu'à l'annulation d'une procédure, soit sanctionné ?
- "Cela arrive déjà. Mais peut-être notre système n'est-il pas fini, au sens où il faut aller plus loin. Il faut faire ce congrès qui nous permettra d'avoir une justice totalement indépendante et totalement responsable. Ceci étant, nous avons des procédures - il y a par exemple une inspection en cours sur l'affaire d'E. Louis - et s'il y a des fautes importantes, elles doivent être dites et avoir des conséquences."
Avez-vous l'impression qu'il y a des fautes sur cette affaire ?
- "Sur cette affaire, je trouve effectivement anormal qu'au bout de tant d'années, on découvre que si on avait mené une action globale, cohérente depuis le début, cet homme aurait été en prison. L'inspection se justifie donc par cette atrocité non punie."
Où est la faute à votre avis ?
- "Je ne peux pas vous le dire aujourd'hui. L'inspection est en cours, je ne peux pas vous dire qui, où... Ce sont peut-être plusieurs personnes ou une conjonction de fautes, peut-être va-t-on découvrir que les choses ne se sont pas si mal passées ? Mais nous avons le devoir de redémonter cette affaire pour que cela ne se reproduise plus."
Pensez-vous que le système de la caution en France doit être immuable ou doit-il évoluer ?
- "C'est l'ensemble de ce qui concerne la détention provisoire qui évolue, le fait qu'il y ait maintenant deux regards et non plus un seul, que la chambre d'accusation soit devenue une chambre d'instruction... Tout cela va faire que les choses vont bouger. Mais dans notre système, quand on va réfléchir à la loi pénitentiaire, il faut que l'on globalise et que l'on se pose toutes les questions, y compris celle de la détention provisoire : sa durée, ses conditions de sortie. Les journalistes et la population ne comprennent pas bien ces systèmes où il faut payer pour sortir et où celui qui n'a pas d'argent ne sort pas. On a un sujet à remettre sur la table, au calme, sans passion et toujours avec rigueur."
Et qui prendra l'initiative ?
- " Cela ne peut venir que du Gouvernement et du Parlement. Dans le cas de la loi pénitentiaire qui se prépare pour l'été prochain et qui va parler des gens qui sont condamnés, peut-être faut-il encore poser les quelques questions qui sont à poser sur les systèmes..."
Vous y êtes favorable ?
- "Oui, plutôt."
Conformément à la nouvelle loi sur la présomption d'innocence et comme prévu, P. Henry a demandé à trois magistrats du Calvados sa libération conditionnelle. S'ils disent "oui."..
- "Si les trois disent "oui", il sortira. Le système qui a été fait est un système de juridiction avec une audience publique. Il y aura une audience publique avec des magistrats d'application des peines et son avocat. si c'est "oui", il sort, si c'est non, il a même la possibilité de faire un appel au niveau d'une juridiction nationale."
C'est-à-dire qu'un ministre est moins libre que les trois magistrats ?
- "Pour un ministre, c'est plus difficile. Je préfère un vrai débat contradictoire avec des magistrats qui ont un dossier, en face d'eux un avocat qui défend son condamné - puisque c'est cela - plutôt qu'un ministre qui, au vu d'un dossier, prend une décision."
Vous êtes soulagée de ne pas avoir à prendre la décision, je suppose ?
- "C'est plus sain comme cela, même s'il y avait peut-être un intérêt pour un Garde des Sceaux à prendre une décision aussi forte. C'est plus juste que ce soit avec un débat contradictoire."
Après 25 ans de prison, un condamné assuré de réinsertion a-t-il payé sa dette à la société ? Est-ce qu'il y a une peine maximale pour un détenu ?
- "Vous posez exactement la question qu'on doit se poser sur les longues peines : est-ce que la perpétuité est acceptable dans tous les cas, est-ce que les longues peines sont gérables, est-ce que la pénitentiaire ne doit pas être de la réinsertion ?"
Vos réponses ?
- "Ma réponse est l'été prochain, avec le nouveau texte. Mais je suis intimement convaincue que notre système n'est pas bon sur les longues peines."
Il faut le faire évoluer ?
- "Oui, il faut le faire évoluer avec la société telle qu'elle est mais avec l'accord de la société. Ce sont des dossiers qu'on ne fait pas en chambre, ils méritent un débat public."
C'est-à-dire que certains des 600 condamnés à perpétuité ont peut-être pour vous le droit à une forme de rédemption, même s'il y a risque ?
- "Il faut limiter les risques parce que c'est extrêmement important pour l'équilibre de la société. Mais je pense que des magistrats avec un dossier bien présenté et une bonne plaidoirie bien montée, c'est-à-dire sur la réalité des choses et non pas sur les commentaires de la situation, peuvent faire évoluer les choses."
A quelle loi ou à quel texte aimeriez-vous donner votre nom ?
- "Cela n'a jamais été mon objectif mais si c'était sur la loi pénitentiaire, c'est-à-dire sur le sens de la peine, le pourquoi de la peine, la peine devenant un instrument de réinsertion et luttant contre les récidive, alors là, ce serait effectivement celle que je choisirais."
Y. Colonna refuse de se rendre à la police. Il a peur de la justice parce qu'il estime qu'elle l'a déjà condamné. Quelle garantie peut-il avoir d'être traité comme n'importe quel soupçonné coupable ou présumé innocent ?
- "Il est présumé innocent. Tant qu'il est à l'extérieur, il se conduit en présumé coupable. Il est présumé innocent : il aura toutes les garanties d'un procès juste et équitable avec une égalité des armes, c'est-à-dire qu'il pourra se défendre. Il dit qu'il est innocent : il faut, à ce moment là, qu'il se présente. Il faut que l'instruction s'ouvre pour qu'on puisse regarder si oui ou non, il l'est. Il a des garanties."
Mais il n'y a pas de tractations entre vous...
- "C'est hors de question !!!"
La justice et le sport : le trafic des faux papiers dans le foot ?
- "C'est scandaleux. Ce n'est pas de ma compétence immédiate, mais c'est scandaleux. Il faut qu'on revoit qui a fait quoi et quand, parce cela laisse penser à des gens que pour avoir un passeport d'immigration, il faut choisir un bon métier ou être sportif. Donc, ce n'est pas juste. Il faut regarder de près. Je n'ai pas suffisamment d'éléments pour conclure mais ce n'est pas juste."
Le dopage dans le rugby ?
- "Les dopages dans tous les sports - M.-G. Buffet a fait un excellent travail - relèvent effectivement aussi parfois de la justice parce que ceux qui se dopent le font parfois sur ordre."
Vous avez donc du boulot - si je puis dire - pour répondre à l'injonction, au conseil du Président de la République pour que 2001 soit une année utile. Comment le prenez-vous dans votre domaine ?
- "Je pense que beaucoup d'années sont utiles et s'il ne fallait que celle-là, ce serait dramatique. Je réfute l'argument de l'année utile parce que j'ai l'intime conviction que les années passées étaient utiles et que les années futures le seront."
Qu'est-ce qu'il y a de plus utile pour vous en 2001?
- "Bien organiser les nominations de poste de magistrat pour la présomption d'innocence. Il faut que ce texte fonctionne. Cela veut donc dire de la conviction et aussi un travail précis, et puis la bonne préparation de la loi pénitentiaire."
(Source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 10 janvier 2001)