Texte intégral
Cet article est d'abord le fruit d'une expérience politique depuis maintenant plusieurs mois comme porte-parole du gouvernement - fonction de communication s'il en est. A ce poste où plus l'engagement politique s'incarne particulièrement dans la parole, j'ai très vite ressenti le besoin de prendre un peu de recul. La plupart des discours que l'on entend sur la communication dans la période actuelle s'en tienne sommes toutes à une vision de surface : peopolisation, manipulation des médias et de l'opinion, omniprésence de la communication etc., sans s'interroger sur les tendances de fond qui seraient à l'oeuvre. Or je suis convaincu que derrière ce qui est trop souvent décrit comme de simples changements de technique politique se joue en réalité une mutation profonde de notre démocratie.
L'élection à la présidence de la République de Nicolas Sarkozy, indépendamment des jugements de valeurs représente un changement majeur dans l'histoire politique de la Vème République. La période que l'on vit est sans doute une de ces ruptures historiques tout du moins dans la relation entre politique et communication. L'article suivant tente d'en tracer les contours à travers un petit détour par l'histoire. Le lecteur voudra bien en pardonner le caractère très lacunaire sur le plan scientifique. Ce détour était pour moi le moyen salutaire de prendre de la distance avec l'exercice de la communication politique au quotidien.
Dans les années 1880, Jules Ferry entame sa politique coloniale d'expansion en Tunisie et en Extrême-Orient. Il s'agit d'un choix déterminant pour la France qui cherche à retrouver sa grandeur après la défaite de 1870. Pourtant, cette politique sera menée dans le plus grand secret. Ferry sait que l'opinion et le Parlement sont hostiles, et décide de les mettre devant le fait accompli. Commencée en 1878, la conquête progressive par la France de la Tunisie ne sera présentée à la Chambre des députés que le 7 avril 1881. Un mois après le protectorat est signé. Au moment où l'opinion publique l'apprend, la pièce est déjà jouée.
Une ambiguïté intrinsèque
Le contraste avec la vie politique actuelle est saisissant. Retraçant les « années Blair » au Royaume-Uni, le conseiller en communication de l'ancien Premier ministre britannique, Alastair Campbell, est un de ceux qui a le mieux théorisé la place déterminante de la communication dans l'action politique moderne. Face à des médias omniprésents et inquisiteurs, le politique doit reprendre de l'oxygène en étant toujours en initiative. Il longuement souligné la façon pour le dirigeant travailliste d'aborder les problèmes : non en examinant les solutions de fond mais en s'enquérant immédiatement de la politique de communication à adopter. « What's the message ? Speed of reaction ? How do we conduct the political game ? » : voici quelques-unes des interrogations les plus fréquentes du Premier ministre confronté à une soudaine difficulté politique. Cette attitude est révélatrice d'une nouvelle relation à la communication. La Grande-Bretagne est sans doute en avance mais cette évolution s'observe aujourd'hui dans la plupart des démocraties.
Tony Blair mais aussi Nicolas Sarkozy en France, José Luis Zapatero en Espagne ou Fredrik Reinfeldt en Suède sont les symboles d'un double changement dans la politique. D'une part, ils ont fait basculer la vie politique dans la modernité : engagement sur le terrain, déplacement des frontières idéologiques, culture de résultat etc. D'autre part, ce passage se combine avec un changement profond des relations entre le pouvoir et les médias.
Cette évolution, si elle est consubstantielle à la modernité, suscite néanmoins un doute. Disons le franchement, dans notre inconscient collectif, communication signifie artifice, superflu, manipulation. Cette ère du tout communicatif tirerait donc fatalement la politique vers le bas. La dénonciation de la « politique-spectacle » traduit la crainte que désormais, le politique s'intéresse plus aux apparences qu'aux faits, à la communication qu'à l'action. Et d'enchaîner avec un lamento conservateur sur cette période rêvée où les politiques communicaient moins et agissaient plus dans l'ombre. La démocratie gagnait-elle au change ? Les choses sont peut-être plus complexes.
En effet, cette crainte renvoie au statut particulier de la parole politique que Paul Ricoeur a plusieurs fois tenté d'approcher. La parole politique, comme art rhétorique, oscille entre deux tentations. D'un côté, l'aspiration à la vérité avec la volonté de démontrer et de recourir à la raison, de l'autre la sophistique et la démagogie, qui la ramènent à son autre raison d'être convaincre et emporter l'adhésion et donc les voix. La parole politique louvoie ainsi « entre la sécurité de la preuve et l'usage égarant d'arguments habiles ». Ceci s'explique sans doute par le statut de la vérité en politique. Il ne s'agit pas d'une vérité scientifique, démontrable, mais d'une vérité de conviction, qui renvoie à une approche intime du bon et du juste dans la cité.
D'un côté, la parole politique doit être un discours de vérité. De l'autre, elle ne peut pas prétendre au degré de vérité de la science. En politique, la plupart des arguments et des théories sont discutables, « négociables », pour reprendre une autre expression de Paul Ricoeur. Leur degré de certitude n'est jamais absolu. L'ambiguïté intrinsèque de la communication politique réside donc dans cette oscillation entre habileté et vérité. L'équilibre est à trouver entre ces deux pôles. D'un côté, la vérité tire vers le haut la parole politique mais elle ne peut jamais résumer complètement l'exercice de communication en politique. De l'autre la pure habileté a l'attrait de l'efficacité mais quand elle vire au cynisme, elle constitue sans doute le principal risque auquel l'homme politique se doit d'être extrêmement vigilant. La parole politique se trouve ainsi confrontée au paradigme de Lorenzaccio : une tension permanente entre l'élévation vers un idéal et le risque d'être rattrapé par les combinaisons politiciennes. La politique c'est les deux à la fois et c'est ce qui fait tout son intérêt et sa difficulté. La communication est un des domaines où cette contradiction de la politique est la plus compliquée à gérer.
Reste maintenant à observer dans le temps l'évolution du rapport entre politique et communication.
Aux origines de la communication
Attardons nous quelques instants sur le cas d'Athènes qui est assez révélateur. Dès les origines de la démocratie, la notion de secret est en effet placée au coeur de la conception du politique par le biais des cérémonies des mystères. Pour tous les jeunes hommes, l'accession au statut de citoyen passe par une cérémonie d'initiation aux rituels religieux athéniens, gardés secrets pour le reste de la société. La participation à la vie politique est soumise à la connaissance de ce « secret », qui ne doit pas être révélé. A Athènes, le secret, le mystère, le sacré font ainsi partie intégrante de la polis ; ils en constituent même l'élément fondateur. A tel point d'ailleurs que les partis politiques, eux aussi, se construisent et se vivent dans la clandestinité. Les hétairies, ces conjurations politiques regroupées autour d'un chef généralement charismatique, agissent en secret pour parvenir au pouvoir. Ce sont elles qui, le plus souvent, font la vie politique d'Athènes, bien souvent au détriment des débats sur la place publique.
Ce qui est intéressant à noter c'est qu'en même temps la Grèce, et Athènes en particulier, sont aussi le berceau de la communication politique : joute oratoire depuis Péricles jusqu'à Thucydide, système de mécénat avec des visées politiques, instrumentalisation du théâtre, de la sculpture etc... Le portrait d'Alcibiade dressé par Jacqueline de Romilly illustre à merveille ce que, déjà au Ve siècle av. J.C., l'helléniste assimile à de la « politique-spectacle ». Pupille de Périclès, le jeune Alcibiade est élevé dans la rhétorique et les discussions politiques. Or il sait très vite utiliser ce savoir comme une arme au service de son ambition personnelle.
Cette tension entre communication et secret s'est finalement peu modifiée avec l'atténuation de la dimension mystique dans la vie politique des Etats. Vingt siècles plus tard, le secret reste toujours au coeur des conceptions occidentales du pouvoir. Simplement, il ne s'agit plus d'un secret mystique, lié à une vision religieuse du monde, mais d'une technique politique d'exercice du pouvoir. Machiavel a évidemment été le grand penseur de cette communication politique tournée vers l'efficacité. Dans son entreprise de désacralisation du pouvoir, le philosophe florentin insiste sur le fait que le Prince est capable d'utiliser à la fois la vérité, le mensonge et le secret comme leviers d'action politiques. Son secret n'est plus de l'ordre du mystère, il est désormais de l'ordre de l'artifice. Le secret machiavélien réside avant tout dans la part d'habileté et d'ombre du Prince. Mais pour Machiavel, cette utilisation du secret et de la manipulation est intrinsèque à la communication politique. Celle-ci repose au fond sur la capacité du Prince à se présenter comme celui qu'il n'est pas. Il doit feindre la vertu sans être vertueux, feindre l'honnêteté sans être honnête, feindre la clémence sans être clément : « Les hommes en général jugent plus selon leurs yeux que selon leurs mains ; car chacun a la capacité de voir, mais peu celle de ressentir » (Le Prince, XVIII). Les apparences sont donc essentielles. Ainsi, le Prince peut se maintenir au pouvoir par la maîtrise de son image, à travers son discours, ses gestes et son comportement. La communication politique est un moyen d'action qui s'offre à lui pour maintenir sa domination sur le peuple.
Cette conception a nourri toute la pratique politique française pendant des siècles. Richelieu, dans son Testament politique, transforme la vision philosophique de Machiavel en un traité d'action politique destiné à guider pragmatiquement ceux qui doivent lui succéder à la tête de l'Etat.
L'application qui en est faite par Louis XIV est à cet égard intéressante. Le monarque absolu est le premier à définir une communication politique effective, c'est-à-dire en tension permanente entre ce qui est montré et ce qui doit rester caché. Comme le montrent les travaux historiques de Lucien Bély sur « le plus grand roi du monde », le souverain choisit à Versailles de se mettre lui-même en scène dans une représentation permanente. La cour est convoquée dans la demeure royale pour servir de public à cette manifestation constante du pouvoir monarchique. La communication politique du roi passe par l'architecture, les arts, les jardins... Cette communication repose sur un paradoxe étonnant. Le Roi soleil se donne à voir en continu, y compris le corps du roi au coucher, au lever, aux repas ... et en même temps la réalité du pouvoir reste soigneusement cachée avec un renforcement en parallèle du secret d'Etat. Avec la Révolution française, intervient évidemment une mutation essentielle. Le peuple exige que ses dirigeants lui rendent des comptes.
Les clubs politiques de débat et de discussion fleurissent donc ; les journaux politiques aussi. Dès lors que le peuple désigne la représentation nationale, les formations politiques ont besoin du soutien populaire pour s'imposer. Ainsi, dès 1790, des « Sociétés des amis de la Constitution » sont créées partout en France par les Girondins pour débattre avec les citoyens du passage à un régime constitutionnel. Mais comme l'a décortiqué Roland Barthes dans son analyse sur le langage employé par Hébert dans le Père Duchêne, l'objectif poursuivi par les journaux révolutionnaires n'est pas tant d'informer le citoyen que de lui signifier une situation révolutionnaire. Il faut avant tout le mobiliser pour une cause - celle de la République dans le cas d'Hébert. Pour reprendre les deux extrêmes de Paul Ricoeur, on penche là clairement du côté de l'habileté plutôt que de la vérité. De plus la guerre et la terreur mettent rapidement un terme à cette esquisse de communication transparente.
Malgré tout, la Révolution française a marqué une évolution dans la communication politique qui prend encore plus d'importance. L'idée que le souverain tire sa légitimité de la Nation lui impose de s'adresser à elle régulièrement. Bonaparte le sait bien, qui utilise la propagande pour arriver au sommet du pouvoir.
Cette tendance au renforcement de la communication politique se poursuit tout au long du XIXe siècle, d'autant que le bouleversement des moyens de communication offre à la parole politique de nouvelles opportunités. Le développement de la presse permet de politiser les campagnes dès la première moitié du XIXe siècle. L'étude consacrée par Marx au « 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte » montre bien l'importance de l'opinion publique paysanne utilisée habilement dans le coup d'Etat de 1851. Avec ensuite le retour au régime républicain à partir de 1871, le débat démocratique s'installe au coeur de la vie politique française, dans les villes comme dans les campagnes. Les grands discours se multiplient à la Chambre des députés, où les orateurs rivalisent d'éloquence.
Toutefois ce développement de la parole politique n'empêche pas pour autant la raison d'Etat de se maintenir. Jules Ferry se lance dans l'aventure coloniale en misant sur la politique des « petits paquets » : les moyens militaires, humains et financiers envoyés au Tonkin et en Afrique du Nord augmentent très progressivement, pour ne pas affoler le Parlement et surtout l'opinion. Ferry professait d'ailleurs : « Il ne faut délibérer qu'entre gens qui peuvent s'entendre, combiner son action en petit comité, et arriver armé aux réunions, qu'on prend d'assaut. » Pour ce grand orateur, la gestion de l'information passe toujours par la discrétion. Clémenceau, lui même pourtant farouche défenseur des droits de la presse, théorise à son tour l'utilisation du secret lors de son retour aux affaires en novembre 1917 : « Pour prendre une décision, il faut être en nombre impair, et trois c'est déjà trop. » Les journaux sont surveillés, les nouvelles du front strictement encadrées.
L'entre-deux-guerres, là encore sous l'impulsion de nouveaux moyens techniques, vient apporter une nouvelle évolution qui part des Etats-Unis : la radio commence à bouleverser profondément la communication politique. En 1932, le Président américain Franklin Delano Roosevelt s'adresse directement à la Nation toute entière - soit un peu moins de 150 millions de personnes à l'époque - par le biais de la radio et de ses célèbres « causeries au coin du feu ». En France, il faudra attendre l'après-guerre pour que le concept soit repris à l'identique par le Président du Conseil, Pierre Mendès-France. Son émission radiodiffusée du samedi crée l'impression d'un lien personnel entre le dirigeant et les Français. Pour la première fois, les citoyens croient connaître celui qui les gouverne.
Ce qui n'empêche d'ailleurs pas le maintien du secret dans la communication politique. Dans un discours à l'Assemblée en juin 1953, le même Pierre Mendès-France n'hésite pas à déclarer : « L'Assemblée comprendra, j'en suis sûr, que, dans la position où je me trouve et à l'heure où nous sommes, il serait de ma part d'une coupable légèreté de donner plus de précisions sur la question de l'Indochine. » Effectivement, l'Assemblée comprend. La phrase déclenche même un tonnerre d'applaudissements sur les bancs de droite comme de gauche.
La Ve République ne changera pas grand-chose au fond à cette mentalité. Certes, l'arrivée de la télévision renforce la nécessité d'une communication politique à destination de l'ensemble des Français. Le général de Gaulle utilise le petit écran comme outil de gouvernement. Ses prestations calibrées ponctuent les moments les plus significatifs de la vie politique du pays, de la guerre d'Algérie à mai 1968. Il maîtrise sa gestuelle et sa voix pour occuper l'écran, parle sans notes et sans lunettes « comme si c'était les yeux dans les yeux », expliquera-t-il dans ses mémoires. Mais ces grand-messes télévisuelles ne bouleversent pas fondamentalement la gestion de l'information, qui reste essentiellement asymétrique. Le Général parle, la France écoute. Il n'hésite d'ailleurs pas à pratiquer également le secret comme technique de gouvernement. Ainsi les négociations sur l'indépendance algérienne, menées à partir de 1958, ne seront révélées au grand public qu'en 1962.
On me pardonnera de passer plus vite sur la communication des derniers présidents de la Ve République qui est plus connue et a été abondamment commentée. Bien sûr les exigences de la communication sont allées en se renforçant : formidable campagne autour de l'image d'un président jeune pour Valéry Giscard d'Estaing, travail sur son apparence y compris physique pour François Mitterrand, nombreux entraînements pour maîtriser l'outil télévisuel pour Jacques Chirac ... sans d'ailleurs exclure certains passages par une peopolisation qui est loin d'être l'apanage de la période actuelle. Mais au final, sans qu'il y ait là le moindre jugement de valeur, on reste même dans la période la plus récente sur deux fondamentaux tacites de la communication politique : d'une part, la parole vient d'en-haut, la communication politique révèle la parole du Prince mais ne laisse pas de place au dialogue ; d'autre part, l'utilisation du secret reste consubstantielle à la communication politique. Tout ne peut pas être dit et le pouvoir garde la possibilité de conserver un domaine caché aux yeux de l'opinion publique.
Au total, cette traversée historique, dont on voudra bien pardonner le caractère beaucoup trop rapide, a deux mérites : elle révèle d'abord que dès ses origines la politique a du penser en termes de communication ; certes, cette exigence est allée en se renforçant. Mais opposer une période idéale où le politique aurait été uniquement dans l'action et la période contemporaine où il aurait sombré dans les affres de la communication est très artificiel. Ensuite on s'aperçoit que le trait commun restait jusque-là la possibilité par la communication de trier l'information. Jusqu'à présent, la communication politique a consisté à définir ce qui pouvait être dit et ce qui devait être caché. C'est cette conception millénaire que les techniques modernes de communication et l'apparition de nouveaux médias sont venues bouleverser.
L'ère de la transparence
Le changement est d'abord technique et non philosophique, ce qui montre qu'il ne s'agit sans doute pas d'un changement totalement voulu par le pouvoir politique. Il s'agit d'ailleurs d'un défi commun pour les journalistes comme pour les politiques qui doivent apprendre à se mouvoir dans ce nouvel univers.
Les vingt dernières années ont été extrêmement riches en terme d'évolution techniques, notamment en ce qui concerne l'information et la communication. Créée en 1980, la chaîne américaine CNN a introduit dans les médias un nouveau concept, celui de l'information en continu, 24 heures sur 24. Devenue célèbre dans le monde entier lors de la guerre du Golfe en 1991, qu'elle couvre intégralement depuis l'invasion du Koweït jusqu'au cessez-le-feu, son modèle a été souvent imité depuis. En France, un nombre incalculable de chaînes - LCI, BFM-TV, I-Télévision, France 24, les chaînes parlementaires, etc. - occupent aujourd'hui le créneau. Au total, entre les journaux, les gratuits, les inclassables comme le Canard enchaîné, les radios et l'ensemble des télés, le nombre de médias capables d'ausculter en continu l'activité politique est impressionnant. De plus, cette pluralité fait que les médias ont beaucoup moins de scrupules à diffuser certaines informations, pour le meilleur comme pour le pire.
Sans compter évidemment l'irruption d'Internet, qui offre lui aussi un accès quasi instantané à l'information planétaire. Le web possède d'ailleurs sur les chaînes de télévision l'avantage de ne pas être limité à l'actualité immédiate, toutes sortes de données pouvant y être partagées, stockées et consultées par les internautes à chaque instant. Le Net inaugure ainsi l'ère de l'information « quand je veux, où je veux ». Les déboires du gouvernement chinois avec certains sites d'information internationaux, auxquels il ne peut empêcher ses citoyens d'accéder, montrent combien les dirigeants politiques peuvent être dépassés par ce phénomène sans frontières.
Mais cette révolution va plus loin avec l'émergence du besoin participatif. Alors que l'Internet traditionnel nécessitait encore le recours à des professionnels, journalistes et webmasters, sa version participative autorise tout un chacun à devenir à son tour source d'information. Version embryonnaire de ce changement, les blogs se sont multipliés sur la toile. Les analyses politiques peuvent y être fournies par des journalistes ou des politologues chevronnés aussi bien que par des citoyens lambda. Les encyclopédies communautaires, comme Wikipédia, vont plus loin encore. Elles permettent à tous de contribuer, d'un simple clic, à l'enrichissement d'une somme de connaissances collectives et font de chaque internaute un spécialiste dans son domaine. Le succès récent des sites de partages audio et vidéo, comme Dailymotion et YouTube, constitue le dernier avatar de cette évolution. La primaire des démocrates aux Etats-Unis a montré l'extraordinaire ouverture du champ de la communication politique que cela permet. Désormais, le citoyen peut non seulement dire l'information mais également la donner à voir et à entendre. Tous les médias se sont d'ailleurs mis au diapason de ce besoin participatif : interview trottoirs à la télé, débat avec les lecteurs pour les journaux ou émission de radios sur le mode les auditeurs ont la parole ... Loin des deux chaînes de l'ORTF, des dizaines de milliers de canaux relaient ou sont susceptibles de relayer chaque jour les messages les plus divers.
Les changements que ces nouvelles technologies ont imposés à la communication politique sont très lourds. Désormais, l'information est accessible au citoyen à n'importe quel moment, de n'importe quel endroit et pour un coût minime. Il est logique alors que les exigences du citoyen en matière de communication aient aussi radicalement changé. Comment accepter en effet que la décision politique reste une boîte noire impénétrable quand des millions de données, de chiffres et d'arguments sont instantanément accessibles par le biais de la télévision ou de l'Internet ? La transparence est aujourd'hui devenue l'exigence fondamentale. Toute tentative de dissimulation est vouée à l'échec. C'en est fini du secret.
D'autant plus impossible d'ailleurs que l'ère de la transparence, si elle se réalise dans le développement médiatique actuel, renvoie en fait à une aspiration plus ancienne de l'homme. Dès le siècle des Lumières, la littérature a commencé d'aborder le sujet. D'une certaine manière, les évolutions technologiques se contentent de rendre possible cette ère de la transparence dévoilée d'abord par Rousseau. Dès ses premiers écrits, le philosophe revendique la transparence, que ce soit la transparence de l'être - dans La Nouvelle Héloïse et Les Confessions - ou la transparence de l'Etat, fondée sur le contrat - dans Du Contrat social et surtout le Discours sur l'économie politique. La pensée rousseauiste dénonce les ruses et les mystères de la raison d'Etat, incompatibles avec l'essence même du contrat social. La posture de Rousseau est celle de l'anti-Machiavel. Toute dissimulation, tout secret lui sont interdits, à titre individuel comme à titre politique. Il devance ainsi l'exigence de vérité qui irrigue la société moderne.
La mutation technologique a rendu sans retour cette bascule. Les journalistes se sont insinués au coeur du pouvoir politique. Aujourd'hui, les caméras sont minuscules ou dissimulées, les perches d'enregistrement audio ou vidéo permettent de saisir paroles et images à distance. Les téléphones portables, quant à eux, permettent à chacun de filmer ou d'enregistrer des discussions, des actes pris sur le vif. Impossible dans ces conditions de distinguer les moments de parole politique des moments dédiés à la parole privée. Nous ne sommes plus désormais dans la gestion asymétrique de l'information, où il appartenait au politique de décider ce qui doit être su par l'opinion et ce qui est gardé secret. Le politique est en permanence dans l'oeil des médias. Les émissions radiophoniques ou télévisées sont certes d'une durée calibrée ; mais tout ce que l'on peut dire hors plateau est aussi susceptible d'être repris que ce qui se dit durant le temps de l'émission, par exemple à l'occasion d'un blog. Pour un homme politique, l'espace public a progressivement englobé tout le champ de la vie. Ou plutôt tout ce qu'il dit n'importe quand, n'importe où avec n'importe qui peut potentiellement sortir. Toute tentative de cynisme ou de manipulation est réduite à néant.
Aux Etats-Unis, pendant les législatives de 2006, le sénateur de Virginie George Allen a ainsi cru pouvoir insulter impunément le jeune homme d'origine indienne qui le filmait pour le compte de son rival démocrate en le traitant de « macaque ». Mais la vidéo a été mise en ligne sur le site YouTube et visionnée en quelques semaines par 2,5 millions d'internautes. Le sénateur n'a pas été réélu et YouTube y a gagné ses galons comme site d'information d'un nouveau genre.
Les exemples en France sont légion. On ne reviendra pas sur le passage tant commenté de la présidentielle 2002 où Lionel Jospin fait une sortie violente - en off bien sûr - sur l'âge de Jacques Chirac. Plus proche de nous, la candidate Ségolène Royal a fait elle aussi les frais de la transparence. En janvier 2007 à Angers, alors qu'elle proposait d'obliger les enseignants à effectuer 35 heures de présence dans leurs établissements, la présidente de la région Poitou-Charentes est filmée en train d'affirmer : « je ne vais pas crier ma proposition sur tous les toits. » La vidéo, diffusée dès le lendemain sur l'Internet, n'a pas manqué de provoquer de vives réactions. Rachida Dati avait été surprise de la même manière lors d'une interview écrite faite devant une caméra avec une plaisanterie destinée à rester en-dehors de l'interview et qui avait immédiatement circulé sur le web. On se souvient aussi de Patrick Devedjan piégé devant l'Assemblée nationale par une télé lyonnaise. Pour ma part, j'ai aussi eu ce genre de déconvenue à l'issue d'un repas où j'avais été interrogé par des journalistes sur le parallèle entre le rugby et la politique. J'avais répondu en boutade que la politique à la différence du rugby était un sport de gentlemen pratiqué parfois par des voyous.... Tout le monde ne goûta pas la plaisanterie.
Au-delà des anecdotes, ces exemples illustrent plus profondément l'impossibilité qu'il y a désormais pour le pouvoir à contrôler l'information et à maintenir une gestion asymétrique de la parole. Plus personne ne peut avoir la garantie qu'une information, même le secret le mieux gardé, ne sera pas exposée au grand jour à un moment donné. Tout est susceptible de « sortir » tôt ou tard. C'est une rupture majeure qu'il n'est pas facile pour le politique d'intégrer. La tentative du Premier ministre australien pour modifier sa biographie sur Wikipédia s'est soldée par une humiliation publique lorsqu'un nouveau logiciel a permis aux responsables du site de déterminer d'où venaient les commentaires élogieux rajoutés sur la page. A l'ère de la transparence, mieux vaut jouer franc jeu. Mais l'exemple le plus frappant et le plus fort des dernières années reste sans doute la manipulation de l'opinion britannique par Alaistair Campbell lors de l'entrée en guerre en Irak. En trafiquant certains rapports, il avait accrédité au-delà du raisonnable l'idée que Sadam Hussein détenait des armes nucléaires. Sauf que, à peine quelques mois après, l'affaire commençait à être déballée par un journaliste de la BBC et allait conduire à la chute du spin doctor. Celui qui avait sans doute le mieux compris les nouveaux enjeux de la communication politique, tombait pour ne pas avoir compris une chose : l'ère de la transparence sonne le glas du machiavélisme en politique. Que ce soit bien ou mal, que ce soit moral ou non, efficace ou artificiel n'est à la limite pas la question. C'est un fait, une nouvelle donnée de l'action politique.
La fin du machiavélisme ?
C'est d'autant plus vrai que cette révolution s'accompagne de deux autres bouleversements.
Premièrement, celui de l'interactivité. Sous de Gaulle, la communication politique ne pouvait se concevoir que d'une seule façon : de haut en bas. Le Général, patriarche détenteur du savoir politique, expliquait aux Français les grands axes politiques du pays. Aujourd'hui, le besoin d'interaction avec le pouvoir politique est devenu très fort. Certaines initiatives, qui ont fleuri ces dernières années, le montrent bien. Au moment du référendum sur la Constitution européenne, de nombreux sites et forums proposaient ainsi aux citoyens non seulement de débattre sur le projet présenté et aussi d'apporter leur pierre à l'édifice d'une constitution d'origine citoyenne. Etienne Chouard en fut le meilleur exemple avec un site élaboré par un simple citoyen qui allait alimenter en arguments tous les tenants du non pendant toute la campagne. De ce point de vue, Ségolène Royal a touché juste avec son idée de démocratie participative, sauf que cette idée est restée chez elle un argument électoral sans lendemain.
D'ailleurs, les citoyens sont eux-mêmes beaucoup plus informés qu'auparavant et donc plus à même à la fois d'analyser et de proposer. Il y a là une richesse potentielle pour la démocratie qu'il faut prendre en compte. C'est la seconde mutation.
Dans ces circonstances, la question du machiavélisme en politique n'est même pas une question d'éthique. Il est tout simplement devenu impossible aujourd'hui d'agir en suivant les préceptes de Machiavel sans s'exposer au final à une révélation publique. En voici une illustration : à la fin du XIXe siècle, Otto von Bismarck décide de mettre en place un système étatique de retraites en Allemagne mais en redoute le coût pour l'Etat. Le chancelier convoque alors en privé son conseiller et lui demande tout bonnement de fixer l'âge de la retraite de manière à ce que les pensions ne soient jamais versées. La scène, racontée par Jacques Marseille, représente l'essence du machiavélisme en politique. A quoi aboutirait-elle aujourd'hui ? Bismarck lirait probablement la semaine suivante l'intégralité de sa conversation retranscrite à la Une du Canard enchaîné, d'un hebdo ou sur un site comme rue 89 ou backchich ! La fin du machiavélisme est donc un impératif politique. Non pas parce que les dirigeants feraient désormais preuve d'une morale supérieure ; mais simplement parce que, d'une façon ou d'une autre, le risque lié au mensonge et à la dissimulation est devenu trop grand. L'ère de la transparence signe nécessairement la fin des doubles discours.
Cette transparence absolue de la vie publique, imposée par l'environnement, n'est en soi ni positive ni négative. Elle est simplement un paramètre qu'il revient aux hommes politiques d'intégrer. A eux de savoir, dans un environnement sur-médiatisé, gérer leur communication. Evidemment, l'ère de la transparence restreint leur marge de manoeuvre. Dès lors qu'il n'est plus possible de trier l'information qui doit être rendue publique, la communication politique est nécessairement plus contrainte. Et par là, l'action politique également. A partir du moment où la gestion du secret ne peut plus constituer un de ses leviers d'action, le politique doit trouver d'autres moyens de regagner un espace d'autonomie qui lui soit propre. C'est le défi de la nouvelle communication politique.
Or l'abondance d'information actuelle aboutit à une difficulté supplémentaire : la confusion difficile à gérer aussi bien pour les politiques que pour les journalistes. Pour reprendre l'expression de Denis Muzet, la « mal-info » est un véritable mal du siècle. La grande diversité des sources, souvent divergentes, noie les éléments les plus importants dans une masse de questions accessoires. Pour le pouvoir, le risque est alors que la ligne politique se perde dans le flot d'informations contradictoires. On l'a vu concernant certaines réformes techniques : les médias, parfois, divergent considérablement entre eux sur la nature de la réforme. Récemment, sur un sujet très précis comme le Protocole de Londres relatif au droit des brevets, beaucoup a pu être dit ou écrit qui n'avait aucun rapport avec la réalité des faits. Le politique, confronté à un magma de croyances qui éclipse toute visibilité de son action, risque alors d'avoir du mal à faire entendre sa voix.
Cette tendance peut aller jusqu'à la dictature des mots. Du fait de cette surabondance d'information, les citoyens et les médias peuvent être tentés de s'accrocher à un terme précis ou à une expression particulière, au détriment de son contexte ou de sa signification réelle. Lorsqu'en 1999, à propos de la suppression par Michelin de 7.500 emplois, Lionel Jospin avait répliqué « l'Etat ne peut pas tout », les journalistes avaient été très prompts à évacuer le reste de son argumentation. La focalisation aujourd'hui sur des mots comme « rigueur » ou « faillite » écarte l'opinion des débats de fond et des questions essentielles pour le pays. A l'ère de la transparence, cette dictature de la formule représente un véritable danger. Elle nécessite surtout un surcroît de professionnalisme pour éviter qu'un mot employé à mauvais escient ne soit mal interprété et ne signe l'arrêt de mort d'une action pourtant nécessaire.
Dans une société du tout-communiquant, la réussite ou l'échec d'une réforme se joue bien souvent sur des questions de communication. On l'a vu avec la réforme du CPE dont l'échec est l'archétype de l'amateurisme en matière de communication politique, mais qui peut rattraper un jour ou l'autre tout responsable politique : aucun bilan posé ex ante, pas de diagnostic partagé avec l'opinion publique, réforme faite à la hâte sabre au clair, communication mal gérée avec d'un côté les étudiants criant au scandale et de l'autre des responsables politiques parlant depuis leurs bureaux dorés ... En tentant d'imposer d'en haut et sans explication un projet conçu sans concertation, l'échec était assuré. A l'inverse, la réforme des retraites de 2003, préparée longuement en amont, présentée et expliquée aux Français, développée dans le dialogue, a pu réussir. L'existence de clauses de rendez-vous destinées à permettre aux médias et aux citoyens d'évaluer, cinq ans après, l'impact et les suites possibles de la réforme, a également contribué à rassurer l'opinion. L'action politique ne peut plus se passer de la communication. De ce point de vue la séparation faite entre action et communication n'a aujourd'hui plus de sens. Aucune action ne peut aboutir sans une communication bien pensée dès l'amont et, à l'inverse, tout acte de communication est aussi une façon d'agir.
Tout cela dessine bien un espace radicalement nouveau. Au politique et au journaliste de s'adapter à ces nouvelles contraintes en recréant des espaces d'action qui soient aussi des apports positifs pour la société.
Nouvelle donne, nouvelle communication
A l'ère de la transparence, le politique doit avant tout retrouver des espaces d'initiative. Cela signifie que le politique ne doit pas en permanence subir la communication, mais retrouver un calendrier qui lui soit propre. Il faut à la fois savoir réagir aux inquiétudes légitimes qui peuvent naître de l'actualité, lorsque celles-ci correspondent à de vraies questions de fond, mais également être capable d'imposer ses propres problématiques aux médias lorsque cela s'avère nécessaire. Il y a là pour le politique un véritable travail à mener conjointement avec les journalistes pour réussir à déterminer les thématiques essentielles pour la société à court, à moyen et à long terme. Le politique doit savoir amener les choses au bon moment pour l'opinion. Il faut être capable de ne pas mener une politique en fonction des échéances électorales mais en fonction des besoins de la société. Parler de la question de la carte judiciaire avant les élections municipales, par exemple, représente un véritable rejet de la vision machiavélienne du pouvoir et de sa communication.
C'est d'ailleurs en reprenant l'initiative que le politique pourra aussi répondre aux risques liés à la « mal info ». La nouvelle communication doit permettre au citoyen de gérer le monde qui l'entoure et le flot d'information qui le submerge chaque jour. Aujourd'hui, le risque est que le lecteur, l'internaute, le téléspectateur ne soient plus capables, devant le trop-plein d'information, de trier pour distinguer l'essentiel de l'accessoire, le vrai du faux. Il est potentiellement dangereux pour la démocratie que le citoyen devienne un simple consommateur d'information. Au politique donc de lui permettre de hiérarchiser, avec l'aide des médias. Les fameuses clauses de résultat, consistant à revenir six mois après sur les résultats d'une politique, sont une façon de sortir le citoyen de l'immédiateté de l'information pour lui permettre d'appréhender les problèmes sur le long terme. Mettre en lumière et débattre sur les grandes problématiques d'aujourd'hui et de demain doit constituer un des premiers objectifs de la communication politique.
Pour cela, le pouvoir doit faire preuve d'un professionnalisme accru dans la gestion de la parole et de l'action. Cela signifie notamment qu'il faut notamment engager la communication très en amont des réformes. Il ne suffit plus désormais de décider la réforme dans les bureaux dorés de la République puis, lorsque tout est finalisé, d'aller la présenter aux Français comme un fait accompli. En cela, la France a beaucoup à apprendre du fonctionnement mis en place par Tony Blair en Grande-Bretagne. La plupart des réformes travaillistes depuis 1997 se sont en effet déroulées selon un schéma par étapes. La première étape s'ouvre lorsque le gouvernement décide de lancer la réflexion sur un sujet - l'éducation, le système de soin ou la fonction publique, par exemple. Il produit alors un Livre vert, dans lequel sont présentées les pistes de réflexion : exemples étrangers, avis d'experts, etc. Ce Livre vert est soumis, durant une deuxième phase, à la consultation publique. Les Britanniques ont, souvent par le biais de l'Internet, la possibilité de s'exprimer et de donner leur avis sur les pistes évoquées. La somme de ces apports est ensuite analysée par le gouvernement qui en tire un Livre blanc contenant, cette fois, des propositions concrètes de réforme. Ce Livre blanc est alors lui-même discuté avant que le Premier ministre ne prenne à son sujet une décision définitive.
Cette manière de faire montre à quel point la communication politique doit être intégrée à l'action d'un gouvernement. Aucune réforme ne peut être mise en oeuvre sans être passée par cette phase de dialogue avec les citoyens. Il est devenu extrêmement contre-productif aujourd'hui d'imposer les choses au lieu de les négocier. L'exigence d'interactivité du citoyen impose de l'associer à la réflexion politique, et ce dès le début de cette réflexion.
L'homme politique devient ainsi un accoucheur d'idées. Comme Socrate déambulant dans les rues d'Athènes pour dialoguer avec les citoyens, il se doit d'adopter une posture d'écoute et d'ouverture. La société est aujourd'hui un immense réservoir d'idées qu'il faut avoir la sagesse d'utiliser. La communication n'est plus à sens unique. Certes, il est très important d'expliquer l'action du gouvernement ; mais il est tout aussi important de faire remonter du terrain les initiatives, les bonnes pratiques qui pourront justement guider cette action gouvernementale.
Certains aujourd'hui l'ont déjà bien compris. Les possibilités qu'ouvre l'utilisation de l'Internet dans ce domaine sont immenses. Aux Etats-Unis, les candidats à la primaire démocrate ont pour la première fois participé, en juillet, à un débat dont les questions avaient été postées par des internautes sur le site de vidéos en ligne YouTube. Hillary Clinton a également utilisé le site pour demander aux internautes d'élire sa chanson de campagne. Le résultat de cette consultation y a été présenté en avant-première par l'ancienne première dame des Etats-Unis, dans une vidéo parodique qui la met en scène avec son mari.
Plus sérieusement, le Net n'est pas seulement un outil de campagne dans la communication politique. Tony Blair, alors Premier ministre, a utilisé YouTube pour dialoguer avec les Britanniques et faire passer ses messages. Les blogs politiques eux aussi se multiplient. Au Royaume-Uni toujours, le nouvel occupant du Foreign Office, David Miliband, vient de créer une page sur laquelle il livrera en direct aux internautes ses réflexions sur la situation internationale. Ses lecteurs pourront lui laisser des messages. Quant au Département d'Etat américain, il a lancé Dipnote, un forum d'échange sur la politique diplomatique des Etats-Unis. Parmi toutes ces illustrations, le skyblog publié par Fadela Amara est particulièrement exemplaire. La secrétaire d'Etat à la Politique de la Ville y expose librement et en toute franchise ses idées et ses projets. Symbole de son succès, le site a reçu dans les premières 24 heures plus de 3.000 contributions au débat sur le thème des banlieues.
Ces différentes initiatives ne sont pas anecdotiques. Elles témoignent d'un vrai basculement. A l'ère du web 2.0, il était temps que les hommes politiques passent eux aussi à une « communication 2.0 ». Cette nouvelle communication implique non seulement de ne plus écarter les formes modernes d'interaction mais d'aller plus loin en s'en servant non comme un gadget mais comme un instrument pour être attentif aux citoyens. Comme porte-parole c'est un paramètre essentiel à prendre en compte. Avoir quelqu'un qui vous assène des vérités d'en haut sans que vous puissiez réagir est aujourd'hui devenu insupportable pour le citoyen. Nous avons donc tenté de nous adapter avec plus de transparence - retransmission en direct des points presse post conseil des ministres pour précisément soulever le couvercle de la boite noire - mais aussi plus d'interactivité - en exploitant les facultés du web 2.0 et en mettant en place des réunions interactives de travail sur tout le territoire, le débat se prolongeant ensuite via internet. Le désir des citoyens d'être associés à la décision politique est une donnée essentielle pour la nouvelle communication. Un gouvernement qui ne le comprendrait pas serait non seulement condamné mais se priverait d'une source d'idée neuves particulièrement riche. Mais cela suppose d'aller au-delà de l'anecdotique. Utiliser une plate forme participative comme YouTube ne doit pas être une mesure « gadget ». Elle implique d'être prêt à laisser toute sa place à l'interactivité dans la communication politique. C'est en cela qu'elle est une véritable révolution. Cela signifie aussi que les processus de décisions doivent être revus pour intégrer cet espace d'interactivité
Car un autre risque qui guette la société actuelle : celui du morcellement. Dans une société démocratique, c'est la pluralité qui domine. Il n'est pas possible pour un dirigeant politique d'englober toutes les sphères sociales. Mais cette tendance a été poussée jusqu'au bout avec l'éclatement d'une société en tribus où le sens de l'intérêt général se réduit comme une peau de chagrin. Ces tribus ont des modes de vie, des intérêts, des goûts extrêmement contrastés. Leurs membres se reconnaissent entre eux mais ne se retrouvent pas forcément dans les valeurs véhiculées par la tribu d'à côté. Le risque est alors que la communication se fasse elle aussi en tribus. On le voit déjà sur le web : les sites regroupent les internautes par centres d'intérêt communs. Ceux qui aiment la musique techno contre les passionnés de Proust, les deux tribus pouvait d'ailleurs parfois se recouper ! Chacun ne reçoit que l'information qui l'intéresse.
Dans ces circonstances, le rôle du politique doit être de faire le lien entre les différentes sphères. La communication politique doit avoir pour objectif de faire émerger l'intérêt général au milieu des intérêts particuliers. Elle ne peut plus s'adresser à tous de manière uniforme, comme pouvaient le faire les grands discours de Malraux. Elle doit désormais prendre le temps de dialoguer avec chaque groupe pour trouver les terrains d'entente possible. Et surtout, le politique doit désormais être capable de faire dialoguer entre elles les différentes tendances. A ce titre, l'intuition géniale du Grenelle de l'environnement est un modèle radicalement neuf. La tâche du politique a consisté à mettre à une même table des gens dont les positions et les points de vue étaient radicalement opposés pour qu'ensemble, ils élaborent un projet dans l'intérêt commun de la France. Des débats entre agriculteurs et associations de protection de la nature, chasseurs et défenseurs des animaux, chercheurs et militants anti-OGM finit par sortir une vision qui sera celle du pays dans sa diversité. Et il s'agit bien là d'un espace d'action pour la communication politique qui apporte une vraie plus-value à la société. On joue en plus sur deux dimensions à la fois : l'interactivité - le politique accepte de partager partiellement son pouvoir de décision - et la conciliation d'intérêt morcelés en tribus pour faire naître l'intérêt général.
Last but not least, la capacité d'exploration de nouveaux débats par le politique. Avec la fin des idéologies, la communication politique est devenue beaucoup plus ouverte. Jusqu'à la fin de la guerre froide, nous sommes restés bloqués dans une forme de la communication politique qui exigeait des débats frontaux, chacun des participants restant campé sur ses positions idéologiques, de gauche ou de droite. Le compromis, lui, était trouvé au Parlement, à travers des accommodements bien éloignés de ce que les politiques donnaient à voir à l'opinion publique. A l'inverse, il est devenu possible aujourd'hui d'oxygéner le débat avec des idées nouvelles. La discussion politique n'est plus figée sur les vieilles lignes de faille, ce qui donne à la communication une liberté bien plus grande. Il n'y a plus une politique de gauche contre une politique de droite fixées de toute éternité. Ce dernier défi est le plus grand et celui qui reste encore le plus ouvert. Pour le politique cela suppose une vraie capacité à sortir des sentiers battus et à accepter d'explorer des terrains nouveaux. Quand le Président pose la question du franc fort, de la politique d'immigration, de l'Union méditerranéenne ou de la place de la mémoire à l'école, il soulève des questions jusque là « tabouisées ». Forts de cette liberté, les hommes politiques doivent avoir le courage de secouer le confort des tabous et de s'attaquer aux immobilismes. Il leur revient d'apporter des idées neuves au débat, de ne pas hésiter à proposer de nouvelles pistes de réflexion. L'ouverture est un symbole de cette volonté de ne pas s'enfermer dans les idées reçues et les luttes idéologiques. Les personnalités dites d'ouverture font avancer le débat en apportant au gouvernement leur vision. La nouvelle communication politique, peut-être paradoxalement, ne conduit pas fatalement au politiquement correct.
Au total, est-ce que la démocratie perd au change dans ce grand chamboulement de la communication politique ? Rien n'est moins sûr : plus de transparence, plus d'interactivité, moins de manipulation et de machiavélisme. Certes cette évolution n'est pas en soi éthique mais elle ouvre de nouveaux champs. Pour le politique, comme pour les journalistes d'ailleurs, le défi est immense. C'est la mort du machiavélisme et du cynisme en politique. De ce point de vue, il faut bien le reconnaître, le politique perd une marge de manoeuvre confortable. Mais il peut, à condition d'être à la hauteur, la regagner sur le terrain de l'invention et de l'initiative dans le débat public dorénavant beaucoup plus ouvert. C'est en tout cas un nouvel espace fascinant qui s'ouvre dont les règles sont encore loin d'être écrites. Il reste à parcourir ce chemin sans oublier que plus que jamais la communication ne peut pas s'opposer à l'action. Elle la sous-tend, l'irrigue, la rend possible. Derrière toute communication, il y a une exigence d'action.Source http://www.porte-parole.gouv.fr, le 8 janvier 2008
L'élection à la présidence de la République de Nicolas Sarkozy, indépendamment des jugements de valeurs représente un changement majeur dans l'histoire politique de la Vème République. La période que l'on vit est sans doute une de ces ruptures historiques tout du moins dans la relation entre politique et communication. L'article suivant tente d'en tracer les contours à travers un petit détour par l'histoire. Le lecteur voudra bien en pardonner le caractère très lacunaire sur le plan scientifique. Ce détour était pour moi le moyen salutaire de prendre de la distance avec l'exercice de la communication politique au quotidien.
Dans les années 1880, Jules Ferry entame sa politique coloniale d'expansion en Tunisie et en Extrême-Orient. Il s'agit d'un choix déterminant pour la France qui cherche à retrouver sa grandeur après la défaite de 1870. Pourtant, cette politique sera menée dans le plus grand secret. Ferry sait que l'opinion et le Parlement sont hostiles, et décide de les mettre devant le fait accompli. Commencée en 1878, la conquête progressive par la France de la Tunisie ne sera présentée à la Chambre des députés que le 7 avril 1881. Un mois après le protectorat est signé. Au moment où l'opinion publique l'apprend, la pièce est déjà jouée.
Une ambiguïté intrinsèque
Le contraste avec la vie politique actuelle est saisissant. Retraçant les « années Blair » au Royaume-Uni, le conseiller en communication de l'ancien Premier ministre britannique, Alastair Campbell, est un de ceux qui a le mieux théorisé la place déterminante de la communication dans l'action politique moderne. Face à des médias omniprésents et inquisiteurs, le politique doit reprendre de l'oxygène en étant toujours en initiative. Il longuement souligné la façon pour le dirigeant travailliste d'aborder les problèmes : non en examinant les solutions de fond mais en s'enquérant immédiatement de la politique de communication à adopter. « What's the message ? Speed of reaction ? How do we conduct the political game ? » : voici quelques-unes des interrogations les plus fréquentes du Premier ministre confronté à une soudaine difficulté politique. Cette attitude est révélatrice d'une nouvelle relation à la communication. La Grande-Bretagne est sans doute en avance mais cette évolution s'observe aujourd'hui dans la plupart des démocraties.
Tony Blair mais aussi Nicolas Sarkozy en France, José Luis Zapatero en Espagne ou Fredrik Reinfeldt en Suède sont les symboles d'un double changement dans la politique. D'une part, ils ont fait basculer la vie politique dans la modernité : engagement sur le terrain, déplacement des frontières idéologiques, culture de résultat etc. D'autre part, ce passage se combine avec un changement profond des relations entre le pouvoir et les médias.
Cette évolution, si elle est consubstantielle à la modernité, suscite néanmoins un doute. Disons le franchement, dans notre inconscient collectif, communication signifie artifice, superflu, manipulation. Cette ère du tout communicatif tirerait donc fatalement la politique vers le bas. La dénonciation de la « politique-spectacle » traduit la crainte que désormais, le politique s'intéresse plus aux apparences qu'aux faits, à la communication qu'à l'action. Et d'enchaîner avec un lamento conservateur sur cette période rêvée où les politiques communicaient moins et agissaient plus dans l'ombre. La démocratie gagnait-elle au change ? Les choses sont peut-être plus complexes.
En effet, cette crainte renvoie au statut particulier de la parole politique que Paul Ricoeur a plusieurs fois tenté d'approcher. La parole politique, comme art rhétorique, oscille entre deux tentations. D'un côté, l'aspiration à la vérité avec la volonté de démontrer et de recourir à la raison, de l'autre la sophistique et la démagogie, qui la ramènent à son autre raison d'être convaincre et emporter l'adhésion et donc les voix. La parole politique louvoie ainsi « entre la sécurité de la preuve et l'usage égarant d'arguments habiles ». Ceci s'explique sans doute par le statut de la vérité en politique. Il ne s'agit pas d'une vérité scientifique, démontrable, mais d'une vérité de conviction, qui renvoie à une approche intime du bon et du juste dans la cité.
D'un côté, la parole politique doit être un discours de vérité. De l'autre, elle ne peut pas prétendre au degré de vérité de la science. En politique, la plupart des arguments et des théories sont discutables, « négociables », pour reprendre une autre expression de Paul Ricoeur. Leur degré de certitude n'est jamais absolu. L'ambiguïté intrinsèque de la communication politique réside donc dans cette oscillation entre habileté et vérité. L'équilibre est à trouver entre ces deux pôles. D'un côté, la vérité tire vers le haut la parole politique mais elle ne peut jamais résumer complètement l'exercice de communication en politique. De l'autre la pure habileté a l'attrait de l'efficacité mais quand elle vire au cynisme, elle constitue sans doute le principal risque auquel l'homme politique se doit d'être extrêmement vigilant. La parole politique se trouve ainsi confrontée au paradigme de Lorenzaccio : une tension permanente entre l'élévation vers un idéal et le risque d'être rattrapé par les combinaisons politiciennes. La politique c'est les deux à la fois et c'est ce qui fait tout son intérêt et sa difficulté. La communication est un des domaines où cette contradiction de la politique est la plus compliquée à gérer.
Reste maintenant à observer dans le temps l'évolution du rapport entre politique et communication.
Aux origines de la communication
Attardons nous quelques instants sur le cas d'Athènes qui est assez révélateur. Dès les origines de la démocratie, la notion de secret est en effet placée au coeur de la conception du politique par le biais des cérémonies des mystères. Pour tous les jeunes hommes, l'accession au statut de citoyen passe par une cérémonie d'initiation aux rituels religieux athéniens, gardés secrets pour le reste de la société. La participation à la vie politique est soumise à la connaissance de ce « secret », qui ne doit pas être révélé. A Athènes, le secret, le mystère, le sacré font ainsi partie intégrante de la polis ; ils en constituent même l'élément fondateur. A tel point d'ailleurs que les partis politiques, eux aussi, se construisent et se vivent dans la clandestinité. Les hétairies, ces conjurations politiques regroupées autour d'un chef généralement charismatique, agissent en secret pour parvenir au pouvoir. Ce sont elles qui, le plus souvent, font la vie politique d'Athènes, bien souvent au détriment des débats sur la place publique.
Ce qui est intéressant à noter c'est qu'en même temps la Grèce, et Athènes en particulier, sont aussi le berceau de la communication politique : joute oratoire depuis Péricles jusqu'à Thucydide, système de mécénat avec des visées politiques, instrumentalisation du théâtre, de la sculpture etc... Le portrait d'Alcibiade dressé par Jacqueline de Romilly illustre à merveille ce que, déjà au Ve siècle av. J.C., l'helléniste assimile à de la « politique-spectacle ». Pupille de Périclès, le jeune Alcibiade est élevé dans la rhétorique et les discussions politiques. Or il sait très vite utiliser ce savoir comme une arme au service de son ambition personnelle.
Cette tension entre communication et secret s'est finalement peu modifiée avec l'atténuation de la dimension mystique dans la vie politique des Etats. Vingt siècles plus tard, le secret reste toujours au coeur des conceptions occidentales du pouvoir. Simplement, il ne s'agit plus d'un secret mystique, lié à une vision religieuse du monde, mais d'une technique politique d'exercice du pouvoir. Machiavel a évidemment été le grand penseur de cette communication politique tournée vers l'efficacité. Dans son entreprise de désacralisation du pouvoir, le philosophe florentin insiste sur le fait que le Prince est capable d'utiliser à la fois la vérité, le mensonge et le secret comme leviers d'action politiques. Son secret n'est plus de l'ordre du mystère, il est désormais de l'ordre de l'artifice. Le secret machiavélien réside avant tout dans la part d'habileté et d'ombre du Prince. Mais pour Machiavel, cette utilisation du secret et de la manipulation est intrinsèque à la communication politique. Celle-ci repose au fond sur la capacité du Prince à se présenter comme celui qu'il n'est pas. Il doit feindre la vertu sans être vertueux, feindre l'honnêteté sans être honnête, feindre la clémence sans être clément : « Les hommes en général jugent plus selon leurs yeux que selon leurs mains ; car chacun a la capacité de voir, mais peu celle de ressentir » (Le Prince, XVIII). Les apparences sont donc essentielles. Ainsi, le Prince peut se maintenir au pouvoir par la maîtrise de son image, à travers son discours, ses gestes et son comportement. La communication politique est un moyen d'action qui s'offre à lui pour maintenir sa domination sur le peuple.
Cette conception a nourri toute la pratique politique française pendant des siècles. Richelieu, dans son Testament politique, transforme la vision philosophique de Machiavel en un traité d'action politique destiné à guider pragmatiquement ceux qui doivent lui succéder à la tête de l'Etat.
L'application qui en est faite par Louis XIV est à cet égard intéressante. Le monarque absolu est le premier à définir une communication politique effective, c'est-à-dire en tension permanente entre ce qui est montré et ce qui doit rester caché. Comme le montrent les travaux historiques de Lucien Bély sur « le plus grand roi du monde », le souverain choisit à Versailles de se mettre lui-même en scène dans une représentation permanente. La cour est convoquée dans la demeure royale pour servir de public à cette manifestation constante du pouvoir monarchique. La communication politique du roi passe par l'architecture, les arts, les jardins... Cette communication repose sur un paradoxe étonnant. Le Roi soleil se donne à voir en continu, y compris le corps du roi au coucher, au lever, aux repas ... et en même temps la réalité du pouvoir reste soigneusement cachée avec un renforcement en parallèle du secret d'Etat. Avec la Révolution française, intervient évidemment une mutation essentielle. Le peuple exige que ses dirigeants lui rendent des comptes.
Les clubs politiques de débat et de discussion fleurissent donc ; les journaux politiques aussi. Dès lors que le peuple désigne la représentation nationale, les formations politiques ont besoin du soutien populaire pour s'imposer. Ainsi, dès 1790, des « Sociétés des amis de la Constitution » sont créées partout en France par les Girondins pour débattre avec les citoyens du passage à un régime constitutionnel. Mais comme l'a décortiqué Roland Barthes dans son analyse sur le langage employé par Hébert dans le Père Duchêne, l'objectif poursuivi par les journaux révolutionnaires n'est pas tant d'informer le citoyen que de lui signifier une situation révolutionnaire. Il faut avant tout le mobiliser pour une cause - celle de la République dans le cas d'Hébert. Pour reprendre les deux extrêmes de Paul Ricoeur, on penche là clairement du côté de l'habileté plutôt que de la vérité. De plus la guerre et la terreur mettent rapidement un terme à cette esquisse de communication transparente.
Malgré tout, la Révolution française a marqué une évolution dans la communication politique qui prend encore plus d'importance. L'idée que le souverain tire sa légitimité de la Nation lui impose de s'adresser à elle régulièrement. Bonaparte le sait bien, qui utilise la propagande pour arriver au sommet du pouvoir.
Cette tendance au renforcement de la communication politique se poursuit tout au long du XIXe siècle, d'autant que le bouleversement des moyens de communication offre à la parole politique de nouvelles opportunités. Le développement de la presse permet de politiser les campagnes dès la première moitié du XIXe siècle. L'étude consacrée par Marx au « 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte » montre bien l'importance de l'opinion publique paysanne utilisée habilement dans le coup d'Etat de 1851. Avec ensuite le retour au régime républicain à partir de 1871, le débat démocratique s'installe au coeur de la vie politique française, dans les villes comme dans les campagnes. Les grands discours se multiplient à la Chambre des députés, où les orateurs rivalisent d'éloquence.
Toutefois ce développement de la parole politique n'empêche pas pour autant la raison d'Etat de se maintenir. Jules Ferry se lance dans l'aventure coloniale en misant sur la politique des « petits paquets » : les moyens militaires, humains et financiers envoyés au Tonkin et en Afrique du Nord augmentent très progressivement, pour ne pas affoler le Parlement et surtout l'opinion. Ferry professait d'ailleurs : « Il ne faut délibérer qu'entre gens qui peuvent s'entendre, combiner son action en petit comité, et arriver armé aux réunions, qu'on prend d'assaut. » Pour ce grand orateur, la gestion de l'information passe toujours par la discrétion. Clémenceau, lui même pourtant farouche défenseur des droits de la presse, théorise à son tour l'utilisation du secret lors de son retour aux affaires en novembre 1917 : « Pour prendre une décision, il faut être en nombre impair, et trois c'est déjà trop. » Les journaux sont surveillés, les nouvelles du front strictement encadrées.
L'entre-deux-guerres, là encore sous l'impulsion de nouveaux moyens techniques, vient apporter une nouvelle évolution qui part des Etats-Unis : la radio commence à bouleverser profondément la communication politique. En 1932, le Président américain Franklin Delano Roosevelt s'adresse directement à la Nation toute entière - soit un peu moins de 150 millions de personnes à l'époque - par le biais de la radio et de ses célèbres « causeries au coin du feu ». En France, il faudra attendre l'après-guerre pour que le concept soit repris à l'identique par le Président du Conseil, Pierre Mendès-France. Son émission radiodiffusée du samedi crée l'impression d'un lien personnel entre le dirigeant et les Français. Pour la première fois, les citoyens croient connaître celui qui les gouverne.
Ce qui n'empêche d'ailleurs pas le maintien du secret dans la communication politique. Dans un discours à l'Assemblée en juin 1953, le même Pierre Mendès-France n'hésite pas à déclarer : « L'Assemblée comprendra, j'en suis sûr, que, dans la position où je me trouve et à l'heure où nous sommes, il serait de ma part d'une coupable légèreté de donner plus de précisions sur la question de l'Indochine. » Effectivement, l'Assemblée comprend. La phrase déclenche même un tonnerre d'applaudissements sur les bancs de droite comme de gauche.
La Ve République ne changera pas grand-chose au fond à cette mentalité. Certes, l'arrivée de la télévision renforce la nécessité d'une communication politique à destination de l'ensemble des Français. Le général de Gaulle utilise le petit écran comme outil de gouvernement. Ses prestations calibrées ponctuent les moments les plus significatifs de la vie politique du pays, de la guerre d'Algérie à mai 1968. Il maîtrise sa gestuelle et sa voix pour occuper l'écran, parle sans notes et sans lunettes « comme si c'était les yeux dans les yeux », expliquera-t-il dans ses mémoires. Mais ces grand-messes télévisuelles ne bouleversent pas fondamentalement la gestion de l'information, qui reste essentiellement asymétrique. Le Général parle, la France écoute. Il n'hésite d'ailleurs pas à pratiquer également le secret comme technique de gouvernement. Ainsi les négociations sur l'indépendance algérienne, menées à partir de 1958, ne seront révélées au grand public qu'en 1962.
On me pardonnera de passer plus vite sur la communication des derniers présidents de la Ve République qui est plus connue et a été abondamment commentée. Bien sûr les exigences de la communication sont allées en se renforçant : formidable campagne autour de l'image d'un président jeune pour Valéry Giscard d'Estaing, travail sur son apparence y compris physique pour François Mitterrand, nombreux entraînements pour maîtriser l'outil télévisuel pour Jacques Chirac ... sans d'ailleurs exclure certains passages par une peopolisation qui est loin d'être l'apanage de la période actuelle. Mais au final, sans qu'il y ait là le moindre jugement de valeur, on reste même dans la période la plus récente sur deux fondamentaux tacites de la communication politique : d'une part, la parole vient d'en-haut, la communication politique révèle la parole du Prince mais ne laisse pas de place au dialogue ; d'autre part, l'utilisation du secret reste consubstantielle à la communication politique. Tout ne peut pas être dit et le pouvoir garde la possibilité de conserver un domaine caché aux yeux de l'opinion publique.
Au total, cette traversée historique, dont on voudra bien pardonner le caractère beaucoup trop rapide, a deux mérites : elle révèle d'abord que dès ses origines la politique a du penser en termes de communication ; certes, cette exigence est allée en se renforçant. Mais opposer une période idéale où le politique aurait été uniquement dans l'action et la période contemporaine où il aurait sombré dans les affres de la communication est très artificiel. Ensuite on s'aperçoit que le trait commun restait jusque-là la possibilité par la communication de trier l'information. Jusqu'à présent, la communication politique a consisté à définir ce qui pouvait être dit et ce qui devait être caché. C'est cette conception millénaire que les techniques modernes de communication et l'apparition de nouveaux médias sont venues bouleverser.
L'ère de la transparence
Le changement est d'abord technique et non philosophique, ce qui montre qu'il ne s'agit sans doute pas d'un changement totalement voulu par le pouvoir politique. Il s'agit d'ailleurs d'un défi commun pour les journalistes comme pour les politiques qui doivent apprendre à se mouvoir dans ce nouvel univers.
Les vingt dernières années ont été extrêmement riches en terme d'évolution techniques, notamment en ce qui concerne l'information et la communication. Créée en 1980, la chaîne américaine CNN a introduit dans les médias un nouveau concept, celui de l'information en continu, 24 heures sur 24. Devenue célèbre dans le monde entier lors de la guerre du Golfe en 1991, qu'elle couvre intégralement depuis l'invasion du Koweït jusqu'au cessez-le-feu, son modèle a été souvent imité depuis. En France, un nombre incalculable de chaînes - LCI, BFM-TV, I-Télévision, France 24, les chaînes parlementaires, etc. - occupent aujourd'hui le créneau. Au total, entre les journaux, les gratuits, les inclassables comme le Canard enchaîné, les radios et l'ensemble des télés, le nombre de médias capables d'ausculter en continu l'activité politique est impressionnant. De plus, cette pluralité fait que les médias ont beaucoup moins de scrupules à diffuser certaines informations, pour le meilleur comme pour le pire.
Sans compter évidemment l'irruption d'Internet, qui offre lui aussi un accès quasi instantané à l'information planétaire. Le web possède d'ailleurs sur les chaînes de télévision l'avantage de ne pas être limité à l'actualité immédiate, toutes sortes de données pouvant y être partagées, stockées et consultées par les internautes à chaque instant. Le Net inaugure ainsi l'ère de l'information « quand je veux, où je veux ». Les déboires du gouvernement chinois avec certains sites d'information internationaux, auxquels il ne peut empêcher ses citoyens d'accéder, montrent combien les dirigeants politiques peuvent être dépassés par ce phénomène sans frontières.
Mais cette révolution va plus loin avec l'émergence du besoin participatif. Alors que l'Internet traditionnel nécessitait encore le recours à des professionnels, journalistes et webmasters, sa version participative autorise tout un chacun à devenir à son tour source d'information. Version embryonnaire de ce changement, les blogs se sont multipliés sur la toile. Les analyses politiques peuvent y être fournies par des journalistes ou des politologues chevronnés aussi bien que par des citoyens lambda. Les encyclopédies communautaires, comme Wikipédia, vont plus loin encore. Elles permettent à tous de contribuer, d'un simple clic, à l'enrichissement d'une somme de connaissances collectives et font de chaque internaute un spécialiste dans son domaine. Le succès récent des sites de partages audio et vidéo, comme Dailymotion et YouTube, constitue le dernier avatar de cette évolution. La primaire des démocrates aux Etats-Unis a montré l'extraordinaire ouverture du champ de la communication politique que cela permet. Désormais, le citoyen peut non seulement dire l'information mais également la donner à voir et à entendre. Tous les médias se sont d'ailleurs mis au diapason de ce besoin participatif : interview trottoirs à la télé, débat avec les lecteurs pour les journaux ou émission de radios sur le mode les auditeurs ont la parole ... Loin des deux chaînes de l'ORTF, des dizaines de milliers de canaux relaient ou sont susceptibles de relayer chaque jour les messages les plus divers.
Les changements que ces nouvelles technologies ont imposés à la communication politique sont très lourds. Désormais, l'information est accessible au citoyen à n'importe quel moment, de n'importe quel endroit et pour un coût minime. Il est logique alors que les exigences du citoyen en matière de communication aient aussi radicalement changé. Comment accepter en effet que la décision politique reste une boîte noire impénétrable quand des millions de données, de chiffres et d'arguments sont instantanément accessibles par le biais de la télévision ou de l'Internet ? La transparence est aujourd'hui devenue l'exigence fondamentale. Toute tentative de dissimulation est vouée à l'échec. C'en est fini du secret.
D'autant plus impossible d'ailleurs que l'ère de la transparence, si elle se réalise dans le développement médiatique actuel, renvoie en fait à une aspiration plus ancienne de l'homme. Dès le siècle des Lumières, la littérature a commencé d'aborder le sujet. D'une certaine manière, les évolutions technologiques se contentent de rendre possible cette ère de la transparence dévoilée d'abord par Rousseau. Dès ses premiers écrits, le philosophe revendique la transparence, que ce soit la transparence de l'être - dans La Nouvelle Héloïse et Les Confessions - ou la transparence de l'Etat, fondée sur le contrat - dans Du Contrat social et surtout le Discours sur l'économie politique. La pensée rousseauiste dénonce les ruses et les mystères de la raison d'Etat, incompatibles avec l'essence même du contrat social. La posture de Rousseau est celle de l'anti-Machiavel. Toute dissimulation, tout secret lui sont interdits, à titre individuel comme à titre politique. Il devance ainsi l'exigence de vérité qui irrigue la société moderne.
La mutation technologique a rendu sans retour cette bascule. Les journalistes se sont insinués au coeur du pouvoir politique. Aujourd'hui, les caméras sont minuscules ou dissimulées, les perches d'enregistrement audio ou vidéo permettent de saisir paroles et images à distance. Les téléphones portables, quant à eux, permettent à chacun de filmer ou d'enregistrer des discussions, des actes pris sur le vif. Impossible dans ces conditions de distinguer les moments de parole politique des moments dédiés à la parole privée. Nous ne sommes plus désormais dans la gestion asymétrique de l'information, où il appartenait au politique de décider ce qui doit être su par l'opinion et ce qui est gardé secret. Le politique est en permanence dans l'oeil des médias. Les émissions radiophoniques ou télévisées sont certes d'une durée calibrée ; mais tout ce que l'on peut dire hors plateau est aussi susceptible d'être repris que ce qui se dit durant le temps de l'émission, par exemple à l'occasion d'un blog. Pour un homme politique, l'espace public a progressivement englobé tout le champ de la vie. Ou plutôt tout ce qu'il dit n'importe quand, n'importe où avec n'importe qui peut potentiellement sortir. Toute tentative de cynisme ou de manipulation est réduite à néant.
Aux Etats-Unis, pendant les législatives de 2006, le sénateur de Virginie George Allen a ainsi cru pouvoir insulter impunément le jeune homme d'origine indienne qui le filmait pour le compte de son rival démocrate en le traitant de « macaque ». Mais la vidéo a été mise en ligne sur le site YouTube et visionnée en quelques semaines par 2,5 millions d'internautes. Le sénateur n'a pas été réélu et YouTube y a gagné ses galons comme site d'information d'un nouveau genre.
Les exemples en France sont légion. On ne reviendra pas sur le passage tant commenté de la présidentielle 2002 où Lionel Jospin fait une sortie violente - en off bien sûr - sur l'âge de Jacques Chirac. Plus proche de nous, la candidate Ségolène Royal a fait elle aussi les frais de la transparence. En janvier 2007 à Angers, alors qu'elle proposait d'obliger les enseignants à effectuer 35 heures de présence dans leurs établissements, la présidente de la région Poitou-Charentes est filmée en train d'affirmer : « je ne vais pas crier ma proposition sur tous les toits. » La vidéo, diffusée dès le lendemain sur l'Internet, n'a pas manqué de provoquer de vives réactions. Rachida Dati avait été surprise de la même manière lors d'une interview écrite faite devant une caméra avec une plaisanterie destinée à rester en-dehors de l'interview et qui avait immédiatement circulé sur le web. On se souvient aussi de Patrick Devedjan piégé devant l'Assemblée nationale par une télé lyonnaise. Pour ma part, j'ai aussi eu ce genre de déconvenue à l'issue d'un repas où j'avais été interrogé par des journalistes sur le parallèle entre le rugby et la politique. J'avais répondu en boutade que la politique à la différence du rugby était un sport de gentlemen pratiqué parfois par des voyous.... Tout le monde ne goûta pas la plaisanterie.
Au-delà des anecdotes, ces exemples illustrent plus profondément l'impossibilité qu'il y a désormais pour le pouvoir à contrôler l'information et à maintenir une gestion asymétrique de la parole. Plus personne ne peut avoir la garantie qu'une information, même le secret le mieux gardé, ne sera pas exposée au grand jour à un moment donné. Tout est susceptible de « sortir » tôt ou tard. C'est une rupture majeure qu'il n'est pas facile pour le politique d'intégrer. La tentative du Premier ministre australien pour modifier sa biographie sur Wikipédia s'est soldée par une humiliation publique lorsqu'un nouveau logiciel a permis aux responsables du site de déterminer d'où venaient les commentaires élogieux rajoutés sur la page. A l'ère de la transparence, mieux vaut jouer franc jeu. Mais l'exemple le plus frappant et le plus fort des dernières années reste sans doute la manipulation de l'opinion britannique par Alaistair Campbell lors de l'entrée en guerre en Irak. En trafiquant certains rapports, il avait accrédité au-delà du raisonnable l'idée que Sadam Hussein détenait des armes nucléaires. Sauf que, à peine quelques mois après, l'affaire commençait à être déballée par un journaliste de la BBC et allait conduire à la chute du spin doctor. Celui qui avait sans doute le mieux compris les nouveaux enjeux de la communication politique, tombait pour ne pas avoir compris une chose : l'ère de la transparence sonne le glas du machiavélisme en politique. Que ce soit bien ou mal, que ce soit moral ou non, efficace ou artificiel n'est à la limite pas la question. C'est un fait, une nouvelle donnée de l'action politique.
La fin du machiavélisme ?
C'est d'autant plus vrai que cette révolution s'accompagne de deux autres bouleversements.
Premièrement, celui de l'interactivité. Sous de Gaulle, la communication politique ne pouvait se concevoir que d'une seule façon : de haut en bas. Le Général, patriarche détenteur du savoir politique, expliquait aux Français les grands axes politiques du pays. Aujourd'hui, le besoin d'interaction avec le pouvoir politique est devenu très fort. Certaines initiatives, qui ont fleuri ces dernières années, le montrent bien. Au moment du référendum sur la Constitution européenne, de nombreux sites et forums proposaient ainsi aux citoyens non seulement de débattre sur le projet présenté et aussi d'apporter leur pierre à l'édifice d'une constitution d'origine citoyenne. Etienne Chouard en fut le meilleur exemple avec un site élaboré par un simple citoyen qui allait alimenter en arguments tous les tenants du non pendant toute la campagne. De ce point de vue, Ségolène Royal a touché juste avec son idée de démocratie participative, sauf que cette idée est restée chez elle un argument électoral sans lendemain.
D'ailleurs, les citoyens sont eux-mêmes beaucoup plus informés qu'auparavant et donc plus à même à la fois d'analyser et de proposer. Il y a là une richesse potentielle pour la démocratie qu'il faut prendre en compte. C'est la seconde mutation.
Dans ces circonstances, la question du machiavélisme en politique n'est même pas une question d'éthique. Il est tout simplement devenu impossible aujourd'hui d'agir en suivant les préceptes de Machiavel sans s'exposer au final à une révélation publique. En voici une illustration : à la fin du XIXe siècle, Otto von Bismarck décide de mettre en place un système étatique de retraites en Allemagne mais en redoute le coût pour l'Etat. Le chancelier convoque alors en privé son conseiller et lui demande tout bonnement de fixer l'âge de la retraite de manière à ce que les pensions ne soient jamais versées. La scène, racontée par Jacques Marseille, représente l'essence du machiavélisme en politique. A quoi aboutirait-elle aujourd'hui ? Bismarck lirait probablement la semaine suivante l'intégralité de sa conversation retranscrite à la Une du Canard enchaîné, d'un hebdo ou sur un site comme rue 89 ou backchich ! La fin du machiavélisme est donc un impératif politique. Non pas parce que les dirigeants feraient désormais preuve d'une morale supérieure ; mais simplement parce que, d'une façon ou d'une autre, le risque lié au mensonge et à la dissimulation est devenu trop grand. L'ère de la transparence signe nécessairement la fin des doubles discours.
Cette transparence absolue de la vie publique, imposée par l'environnement, n'est en soi ni positive ni négative. Elle est simplement un paramètre qu'il revient aux hommes politiques d'intégrer. A eux de savoir, dans un environnement sur-médiatisé, gérer leur communication. Evidemment, l'ère de la transparence restreint leur marge de manoeuvre. Dès lors qu'il n'est plus possible de trier l'information qui doit être rendue publique, la communication politique est nécessairement plus contrainte. Et par là, l'action politique également. A partir du moment où la gestion du secret ne peut plus constituer un de ses leviers d'action, le politique doit trouver d'autres moyens de regagner un espace d'autonomie qui lui soit propre. C'est le défi de la nouvelle communication politique.
Or l'abondance d'information actuelle aboutit à une difficulté supplémentaire : la confusion difficile à gérer aussi bien pour les politiques que pour les journalistes. Pour reprendre l'expression de Denis Muzet, la « mal-info » est un véritable mal du siècle. La grande diversité des sources, souvent divergentes, noie les éléments les plus importants dans une masse de questions accessoires. Pour le pouvoir, le risque est alors que la ligne politique se perde dans le flot d'informations contradictoires. On l'a vu concernant certaines réformes techniques : les médias, parfois, divergent considérablement entre eux sur la nature de la réforme. Récemment, sur un sujet très précis comme le Protocole de Londres relatif au droit des brevets, beaucoup a pu être dit ou écrit qui n'avait aucun rapport avec la réalité des faits. Le politique, confronté à un magma de croyances qui éclipse toute visibilité de son action, risque alors d'avoir du mal à faire entendre sa voix.
Cette tendance peut aller jusqu'à la dictature des mots. Du fait de cette surabondance d'information, les citoyens et les médias peuvent être tentés de s'accrocher à un terme précis ou à une expression particulière, au détriment de son contexte ou de sa signification réelle. Lorsqu'en 1999, à propos de la suppression par Michelin de 7.500 emplois, Lionel Jospin avait répliqué « l'Etat ne peut pas tout », les journalistes avaient été très prompts à évacuer le reste de son argumentation. La focalisation aujourd'hui sur des mots comme « rigueur » ou « faillite » écarte l'opinion des débats de fond et des questions essentielles pour le pays. A l'ère de la transparence, cette dictature de la formule représente un véritable danger. Elle nécessite surtout un surcroît de professionnalisme pour éviter qu'un mot employé à mauvais escient ne soit mal interprété et ne signe l'arrêt de mort d'une action pourtant nécessaire.
Dans une société du tout-communiquant, la réussite ou l'échec d'une réforme se joue bien souvent sur des questions de communication. On l'a vu avec la réforme du CPE dont l'échec est l'archétype de l'amateurisme en matière de communication politique, mais qui peut rattraper un jour ou l'autre tout responsable politique : aucun bilan posé ex ante, pas de diagnostic partagé avec l'opinion publique, réforme faite à la hâte sabre au clair, communication mal gérée avec d'un côté les étudiants criant au scandale et de l'autre des responsables politiques parlant depuis leurs bureaux dorés ... En tentant d'imposer d'en haut et sans explication un projet conçu sans concertation, l'échec était assuré. A l'inverse, la réforme des retraites de 2003, préparée longuement en amont, présentée et expliquée aux Français, développée dans le dialogue, a pu réussir. L'existence de clauses de rendez-vous destinées à permettre aux médias et aux citoyens d'évaluer, cinq ans après, l'impact et les suites possibles de la réforme, a également contribué à rassurer l'opinion. L'action politique ne peut plus se passer de la communication. De ce point de vue la séparation faite entre action et communication n'a aujourd'hui plus de sens. Aucune action ne peut aboutir sans une communication bien pensée dès l'amont et, à l'inverse, tout acte de communication est aussi une façon d'agir.
Tout cela dessine bien un espace radicalement nouveau. Au politique et au journaliste de s'adapter à ces nouvelles contraintes en recréant des espaces d'action qui soient aussi des apports positifs pour la société.
Nouvelle donne, nouvelle communication
A l'ère de la transparence, le politique doit avant tout retrouver des espaces d'initiative. Cela signifie que le politique ne doit pas en permanence subir la communication, mais retrouver un calendrier qui lui soit propre. Il faut à la fois savoir réagir aux inquiétudes légitimes qui peuvent naître de l'actualité, lorsque celles-ci correspondent à de vraies questions de fond, mais également être capable d'imposer ses propres problématiques aux médias lorsque cela s'avère nécessaire. Il y a là pour le politique un véritable travail à mener conjointement avec les journalistes pour réussir à déterminer les thématiques essentielles pour la société à court, à moyen et à long terme. Le politique doit savoir amener les choses au bon moment pour l'opinion. Il faut être capable de ne pas mener une politique en fonction des échéances électorales mais en fonction des besoins de la société. Parler de la question de la carte judiciaire avant les élections municipales, par exemple, représente un véritable rejet de la vision machiavélienne du pouvoir et de sa communication.
C'est d'ailleurs en reprenant l'initiative que le politique pourra aussi répondre aux risques liés à la « mal info ». La nouvelle communication doit permettre au citoyen de gérer le monde qui l'entoure et le flot d'information qui le submerge chaque jour. Aujourd'hui, le risque est que le lecteur, l'internaute, le téléspectateur ne soient plus capables, devant le trop-plein d'information, de trier pour distinguer l'essentiel de l'accessoire, le vrai du faux. Il est potentiellement dangereux pour la démocratie que le citoyen devienne un simple consommateur d'information. Au politique donc de lui permettre de hiérarchiser, avec l'aide des médias. Les fameuses clauses de résultat, consistant à revenir six mois après sur les résultats d'une politique, sont une façon de sortir le citoyen de l'immédiateté de l'information pour lui permettre d'appréhender les problèmes sur le long terme. Mettre en lumière et débattre sur les grandes problématiques d'aujourd'hui et de demain doit constituer un des premiers objectifs de la communication politique.
Pour cela, le pouvoir doit faire preuve d'un professionnalisme accru dans la gestion de la parole et de l'action. Cela signifie notamment qu'il faut notamment engager la communication très en amont des réformes. Il ne suffit plus désormais de décider la réforme dans les bureaux dorés de la République puis, lorsque tout est finalisé, d'aller la présenter aux Français comme un fait accompli. En cela, la France a beaucoup à apprendre du fonctionnement mis en place par Tony Blair en Grande-Bretagne. La plupart des réformes travaillistes depuis 1997 se sont en effet déroulées selon un schéma par étapes. La première étape s'ouvre lorsque le gouvernement décide de lancer la réflexion sur un sujet - l'éducation, le système de soin ou la fonction publique, par exemple. Il produit alors un Livre vert, dans lequel sont présentées les pistes de réflexion : exemples étrangers, avis d'experts, etc. Ce Livre vert est soumis, durant une deuxième phase, à la consultation publique. Les Britanniques ont, souvent par le biais de l'Internet, la possibilité de s'exprimer et de donner leur avis sur les pistes évoquées. La somme de ces apports est ensuite analysée par le gouvernement qui en tire un Livre blanc contenant, cette fois, des propositions concrètes de réforme. Ce Livre blanc est alors lui-même discuté avant que le Premier ministre ne prenne à son sujet une décision définitive.
Cette manière de faire montre à quel point la communication politique doit être intégrée à l'action d'un gouvernement. Aucune réforme ne peut être mise en oeuvre sans être passée par cette phase de dialogue avec les citoyens. Il est devenu extrêmement contre-productif aujourd'hui d'imposer les choses au lieu de les négocier. L'exigence d'interactivité du citoyen impose de l'associer à la réflexion politique, et ce dès le début de cette réflexion.
L'homme politique devient ainsi un accoucheur d'idées. Comme Socrate déambulant dans les rues d'Athènes pour dialoguer avec les citoyens, il se doit d'adopter une posture d'écoute et d'ouverture. La société est aujourd'hui un immense réservoir d'idées qu'il faut avoir la sagesse d'utiliser. La communication n'est plus à sens unique. Certes, il est très important d'expliquer l'action du gouvernement ; mais il est tout aussi important de faire remonter du terrain les initiatives, les bonnes pratiques qui pourront justement guider cette action gouvernementale.
Certains aujourd'hui l'ont déjà bien compris. Les possibilités qu'ouvre l'utilisation de l'Internet dans ce domaine sont immenses. Aux Etats-Unis, les candidats à la primaire démocrate ont pour la première fois participé, en juillet, à un débat dont les questions avaient été postées par des internautes sur le site de vidéos en ligne YouTube. Hillary Clinton a également utilisé le site pour demander aux internautes d'élire sa chanson de campagne. Le résultat de cette consultation y a été présenté en avant-première par l'ancienne première dame des Etats-Unis, dans une vidéo parodique qui la met en scène avec son mari.
Plus sérieusement, le Net n'est pas seulement un outil de campagne dans la communication politique. Tony Blair, alors Premier ministre, a utilisé YouTube pour dialoguer avec les Britanniques et faire passer ses messages. Les blogs politiques eux aussi se multiplient. Au Royaume-Uni toujours, le nouvel occupant du Foreign Office, David Miliband, vient de créer une page sur laquelle il livrera en direct aux internautes ses réflexions sur la situation internationale. Ses lecteurs pourront lui laisser des messages. Quant au Département d'Etat américain, il a lancé Dipnote, un forum d'échange sur la politique diplomatique des Etats-Unis. Parmi toutes ces illustrations, le skyblog publié par Fadela Amara est particulièrement exemplaire. La secrétaire d'Etat à la Politique de la Ville y expose librement et en toute franchise ses idées et ses projets. Symbole de son succès, le site a reçu dans les premières 24 heures plus de 3.000 contributions au débat sur le thème des banlieues.
Ces différentes initiatives ne sont pas anecdotiques. Elles témoignent d'un vrai basculement. A l'ère du web 2.0, il était temps que les hommes politiques passent eux aussi à une « communication 2.0 ». Cette nouvelle communication implique non seulement de ne plus écarter les formes modernes d'interaction mais d'aller plus loin en s'en servant non comme un gadget mais comme un instrument pour être attentif aux citoyens. Comme porte-parole c'est un paramètre essentiel à prendre en compte. Avoir quelqu'un qui vous assène des vérités d'en haut sans que vous puissiez réagir est aujourd'hui devenu insupportable pour le citoyen. Nous avons donc tenté de nous adapter avec plus de transparence - retransmission en direct des points presse post conseil des ministres pour précisément soulever le couvercle de la boite noire - mais aussi plus d'interactivité - en exploitant les facultés du web 2.0 et en mettant en place des réunions interactives de travail sur tout le territoire, le débat se prolongeant ensuite via internet. Le désir des citoyens d'être associés à la décision politique est une donnée essentielle pour la nouvelle communication. Un gouvernement qui ne le comprendrait pas serait non seulement condamné mais se priverait d'une source d'idée neuves particulièrement riche. Mais cela suppose d'aller au-delà de l'anecdotique. Utiliser une plate forme participative comme YouTube ne doit pas être une mesure « gadget ». Elle implique d'être prêt à laisser toute sa place à l'interactivité dans la communication politique. C'est en cela qu'elle est une véritable révolution. Cela signifie aussi que les processus de décisions doivent être revus pour intégrer cet espace d'interactivité
Car un autre risque qui guette la société actuelle : celui du morcellement. Dans une société démocratique, c'est la pluralité qui domine. Il n'est pas possible pour un dirigeant politique d'englober toutes les sphères sociales. Mais cette tendance a été poussée jusqu'au bout avec l'éclatement d'une société en tribus où le sens de l'intérêt général se réduit comme une peau de chagrin. Ces tribus ont des modes de vie, des intérêts, des goûts extrêmement contrastés. Leurs membres se reconnaissent entre eux mais ne se retrouvent pas forcément dans les valeurs véhiculées par la tribu d'à côté. Le risque est alors que la communication se fasse elle aussi en tribus. On le voit déjà sur le web : les sites regroupent les internautes par centres d'intérêt communs. Ceux qui aiment la musique techno contre les passionnés de Proust, les deux tribus pouvait d'ailleurs parfois se recouper ! Chacun ne reçoit que l'information qui l'intéresse.
Dans ces circonstances, le rôle du politique doit être de faire le lien entre les différentes sphères. La communication politique doit avoir pour objectif de faire émerger l'intérêt général au milieu des intérêts particuliers. Elle ne peut plus s'adresser à tous de manière uniforme, comme pouvaient le faire les grands discours de Malraux. Elle doit désormais prendre le temps de dialoguer avec chaque groupe pour trouver les terrains d'entente possible. Et surtout, le politique doit désormais être capable de faire dialoguer entre elles les différentes tendances. A ce titre, l'intuition géniale du Grenelle de l'environnement est un modèle radicalement neuf. La tâche du politique a consisté à mettre à une même table des gens dont les positions et les points de vue étaient radicalement opposés pour qu'ensemble, ils élaborent un projet dans l'intérêt commun de la France. Des débats entre agriculteurs et associations de protection de la nature, chasseurs et défenseurs des animaux, chercheurs et militants anti-OGM finit par sortir une vision qui sera celle du pays dans sa diversité. Et il s'agit bien là d'un espace d'action pour la communication politique qui apporte une vraie plus-value à la société. On joue en plus sur deux dimensions à la fois : l'interactivité - le politique accepte de partager partiellement son pouvoir de décision - et la conciliation d'intérêt morcelés en tribus pour faire naître l'intérêt général.
Last but not least, la capacité d'exploration de nouveaux débats par le politique. Avec la fin des idéologies, la communication politique est devenue beaucoup plus ouverte. Jusqu'à la fin de la guerre froide, nous sommes restés bloqués dans une forme de la communication politique qui exigeait des débats frontaux, chacun des participants restant campé sur ses positions idéologiques, de gauche ou de droite. Le compromis, lui, était trouvé au Parlement, à travers des accommodements bien éloignés de ce que les politiques donnaient à voir à l'opinion publique. A l'inverse, il est devenu possible aujourd'hui d'oxygéner le débat avec des idées nouvelles. La discussion politique n'est plus figée sur les vieilles lignes de faille, ce qui donne à la communication une liberté bien plus grande. Il n'y a plus une politique de gauche contre une politique de droite fixées de toute éternité. Ce dernier défi est le plus grand et celui qui reste encore le plus ouvert. Pour le politique cela suppose une vraie capacité à sortir des sentiers battus et à accepter d'explorer des terrains nouveaux. Quand le Président pose la question du franc fort, de la politique d'immigration, de l'Union méditerranéenne ou de la place de la mémoire à l'école, il soulève des questions jusque là « tabouisées ». Forts de cette liberté, les hommes politiques doivent avoir le courage de secouer le confort des tabous et de s'attaquer aux immobilismes. Il leur revient d'apporter des idées neuves au débat, de ne pas hésiter à proposer de nouvelles pistes de réflexion. L'ouverture est un symbole de cette volonté de ne pas s'enfermer dans les idées reçues et les luttes idéologiques. Les personnalités dites d'ouverture font avancer le débat en apportant au gouvernement leur vision. La nouvelle communication politique, peut-être paradoxalement, ne conduit pas fatalement au politiquement correct.
Au total, est-ce que la démocratie perd au change dans ce grand chamboulement de la communication politique ? Rien n'est moins sûr : plus de transparence, plus d'interactivité, moins de manipulation et de machiavélisme. Certes cette évolution n'est pas en soi éthique mais elle ouvre de nouveaux champs. Pour le politique, comme pour les journalistes d'ailleurs, le défi est immense. C'est la mort du machiavélisme et du cynisme en politique. De ce point de vue, il faut bien le reconnaître, le politique perd une marge de manoeuvre confortable. Mais il peut, à condition d'être à la hauteur, la regagner sur le terrain de l'invention et de l'initiative dans le débat public dorénavant beaucoup plus ouvert. C'est en tout cas un nouvel espace fascinant qui s'ouvre dont les règles sont encore loin d'être écrites. Il reste à parcourir ce chemin sans oublier que plus que jamais la communication ne peut pas s'opposer à l'action. Elle la sous-tend, l'irrigue, la rend possible. Derrière toute communication, il y a une exigence d'action.Source http://www.porte-parole.gouv.fr, le 8 janvier 2008