Interview de Mme Marylise Lebranchu, ministre de la justice, à "RTL", le 18 juillet 2001, sur l'instruction du dossier des marchés publics d'Ile-de-France, la convocation du Président de la République comme témoin par le juge d'instruction, le débat entre le procureur de la République et le procureur général, les relations entre la chancellerie et le parquet, l'insécurité, la création des emplois au ministère de la justice et le projet de loi de réforme de la prison.

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Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral

R. Arzt
Les trois juges qui enquêtent sur le dossier des marchés publics d'Ile-de-France, viennent de se déclarer "incompétents" pour entendre le Président Chirac comme témoin, à propos de ses voyages entre 1992 et 1995. Qu'en pensez-vous ?
- "Je n'ai pas à penser quelque chose. Je constate simplement qu'ils ont donc décidé de choisir l'incompétence, personne ne pouvait l'assurer hier. A partir de ce moment-là, il y aura vraisemblablement un appel qui permettra à la Cour de cassation - Cour d'appel puis Cour de cassation - de dire enfin le droit. Parce qu'en fait, s'il y a autant de débats depuis quelque temps, c'est parce qu'il n'y a pas de texte qui concerne ce type de problème. C'est du droit ab initios. Il y a donc matière à écrire du droit, donc il faudra bien un texte législatif un jour. Et en attendant ce texte législatif, c'est la Cour de cassation qui dira quel est le droit aujourd'hui. Je crois qu'il faut laisser la procédure aller jusqu'au bout."
Vous souhaitez donc que le procureur Dintilhac...
- "Non, je ne souhaite rien mais j'ai constaté ..."
... fasse appel de cette ordonnance ?
- "... j'ai constaté en amont de l'ordonnance que, quelle que soit la décision, il était déjà prévu qu'il y aurait vraisemblablement un appel. C'est ce que j'ai entendu depuis quelques jours. Je n'ai pas à intervenir. Je suis l'actualité comme vous, et je dis simplement qu'il faut présenter cela, non pas comme une espèce de querelle entre les magistrats mais ..."
Cela y ressemble quand même !
- "Non, c'est le résultat d'un vide juridique. Et quand il y a un vide juridique, effectivement, l'un ou l'autre peut interpréter différemment. Autant vaut que ce soit la Cour de cassation qui tranche en attendant d'avoir un texte législatif."
C'est bien qu'il y ait eu ce débat entre deux procureurs, sur la question "le Président peut-il être entendu comme témoin", c'est bien que cela ait été sur la place publique selon vous ?
- "Non, je ne crois pas que ce soit bien parce que ce type de document, du procureur au procureur général, existe très souvent, ce n'est pas sur la place publique, c'est un échange entre deux magistrats quand il y a une question de droit de ce type. Non, moi j'ai trouvé cela dommage, cela méritait un débat plus silencieux."
Vous leur avez dit ?
- "Non, je ne leur ai pas dit. Je pense qu'ils sont responsables."

Vous ne leur avez pas dit parce que ce n'est plus la mode ?
- "Non, ce n'est pas une question de mode. C'est une question de relations. Je pense que chacun prend ses responsabilités là où il exerce et je suis une Garde des Sceaux, je ne suis pas procureur."
En attendant, sur un plan plus politique, que les magistrats-instructeurs se soient déclarés "incompétents", c'est un succès pour J. Chirac, ça va dans le sens de ce qu'il dit ?
- "Il n'y avait pas de succès ou d'échec à attendre. De toute façon, il s'agit d'une convocation d'un témoin qui ne se rendra pas à la convocation. Donc, il faudrait qu'on essaye, pour apaiser le climat général, de séparer les faits : d'une part, un Président qui a dit qu'il ne se rendrait pas à la convocation - et je pense que tout un chacun a entendu ses arguments - et d'autre part, des magistrats qui souhaitent qu'il y ait un éclaircissement sur un vide juridique réel. Entre les deux, il y a un débat qui ne doit pas polluer la vie politique."
C'est votre réponse à J. Chirac, qui demandait que vous mettiez un petit peu d'ordre dans tout ça ?
- "Je n'interviens pas dans les affaires individuelles, fussent-elles des affaires de ce type. Il est hors de question pour moi de changer de méthode. La politique pénale, ce ne sont pas des interventions dans des dossiers individuels ou des coups de téléphone à un procureur pour arrêter ou pour accélérer telle ou telle affaire. Je ne le fais jamais et je ne le ferai jamais. E. Guigou ne le faisait déjà plus. On a tourné une page d'histoire. La politique pénale, ce sont des instructions qu'on envoie aux procureurs généraux, par exemple, sur la délinquance des mineurs, l'économie souterraine ou d'autres sujets graves."
Mais cette façon du Président de s'en prendre au Gouvernement, c'était une façon de ne pas s'en prendre aux juges ? Tactiquement, ça se tient ?
- "C'est son problème, pas le mien."
On a constaté que J. Chirac, samedi dernier, mettait la sécurité très avant. Est-ce que le budget de l'an prochain - les dépenses ont été annoncées hier - va dans le même sens à votre avis ? Cela montre qu'il y a la même préoccupation, que tout le monde est d'accord ?
- "Oui, tout le monde est d'accord. Si vous regardez, par exemple, mon budget - qui a été celui d'E. Guigou depuis le début du mandat et qui est le mien maintenant -, on avait une augmentation de 17,8 % du budget, et j'ai une augmentation de 5,7 % pendant..."
Avec 2 700 emplois de plus.

- "Voilà, en plus, pour répondre à des besoins très importants, pour répondre au plan d'action pour la justice."
Lesquels ?
- "D'abord les magistrats : il y aura 300 postes de magistrats sur le terrain cette année ; sur les 1 200 que nous nous sommes engagés à faire créer jusqu'en 2005 - septembre 2005, en espérant que nous soyons encore là pour voir le dernier magistrat des 1 200 arrivés -, les postes de fonctionnaires et magistrats qui vont avec ; pour les PJJ - la Protection judiciaire de la jeunesse qui, aujourd'hui, est tellement chahutée par les discours sécuritaires -, il y aura encore 200 postes supplémentaires ; et puis plus de 1 500 postes pour l'administration pénitentiaire."
Donc, ce sont les grands bénéficiaires ?
- "Oui, parce que l'administration pénitentiaire doit répondre à une pression extrêmement forte à l'intérieur des établissements. Nous devons faire tellement attention à ces personnels dont les missions doivent être réécrites, qu'effectivement, on ne pouvait pas discuter avec eux, par exemple, de la réduction du temps de travail sans parler de postes supplémentaires."
Précisément, vous allez présenter aujourd'hui une première mouture du projet de loi sur la prison, qui sera achevé à l'automne. Que voulez-vous principalement mettre en valeur dans cette réforme ?
-" D'abord, il faut faire très attention parce que cette réforme est parfois présentée comme la réforme pour les détenus et contre les personnels, ou alors pour les personnels et contre les détenus ; c'est le système dans son ensemble qu'il faut revoir. Actuellement, nous sommes non satisfaits de la façon dont, en France, sont appliquées les sanctions ; non satisfaits du fonctionnement de nos établissements pénitentiaires. Tout le monde a parlé "d'indignité de la République." Je crois que tout un chacun qui a visité les prisons aujourd'hui..."
Et votre réponse à tout cela ?
- "Elle est double. Elle était d'abord immobilière avec les 10 milliards de francs que le Premier ministre m'a permis d'obtenir. Et puis, c'est une redéfinition des droits et obligations des détenus, car un citoyen, quand il a perdu sa liberté parce qu'il a fait une faute grave, a quand même un certain nombre de droits. Donc, il faut les réécrire, les respecter. Mais ce citoyen est détenu, donc il doit aussi avoir des obligations. Il y a une relation aux personnels qui parfois se fait mal, sur l'acceptation du règlement, l'acceptation de la discipline. A côté de cela, il faut faire attention à ce que les commissions disciplinaires soient peut-être mieux encadrées, avec une meilleure prise en compte du témoignage du surveillant et de celui qui représente les détenus. Mais tout cela dans un climat apaisé et pour apaiser les climats, il faut peut-être diminuer le nombre de jours disciplinaires possibles. Vous savez que c'est très long de se retrouver dans une cellule totalement isolée."
Ce qu'on appelle "le mitard" ?
- "Oui. Ce sont des cellules isolées où il faut peut-être laisser la radio, peut-être éviter d'avoir des coupures trop brutales du parloir. Je crois qu'il y a de grandes avancées à faire - comme ça ils pourront nous écouter le matin - pour que la sanction soit d'abord acceptée et qu'elle devienne une façon de mieux bâtir l'insertion ou la réinsertion du détenu. C'est-à-dire que c'est une loi de lutte contre la récidive, c'est une loi qui rejoint le souci de sécurité, même c'est un raisonnement à l'envers."
On parle aussi du contrôle extérieur des prisons, un contrôleur général ?
- "Oui. Vous savez que le rapport du groupe Canivet avait demandé un contrôle extérieur. Ce contrôle aura lieu."
L'abolition de la perpétuité n'est pas à l'ordre du jour ?
- "Il faut qu'on travaille sur les peines de sûreté. Il y a beaucoup de trop longues peines, avec des peines de sûreté très longues, sauf pour des cas dramatiques - on pense à un certain nombre de tueurs en série, sur la peine desquels évidemment, on ne pourra pas revenir. Mais autant donner de l'espoir à ceux qui ont des peines longues car s'il n'y a pas d'espoir, les centres pénitentiaires deviennent ingérables et la réinsertion pour une sortie éventuelle ne se fera pas."
Il y a Conseil des ministres tout à l'heure ; le Gouvernement et J. Chirac vont se retrouver. Ca va être sympathique et convivial, après ce qui s'est dit au 14 Juillet ?
- "En tout cas, j'y pars avec le sourire car je présente un projet de loi qui concerne la protection des données personnelles ; c'est un projet de loi important. Donc, j'y vais tout à fait apaisée."
Il n'y a pas un nouveau climat de la cohabitation qui serait détérioré ?
- "Je ne peux pas vous dire que le climat est le même qu'il y a deux mois."
(Source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 23 juillet 2001)