Déclaration de M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur, sur l'évolution des rapports du juge de l'ordre judiciaire et du préfet dans le contrôle des administrations et collectivités locales au moyen de procédures pénales, à Bordeaux le 16 juin 2000.

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Circonstance : Clôture du colloque du bicentenaire du corps préfectoral à l'Espace Congrès du Pin Galant, à Mérignac (Gironde) le 16 juin 2000

Texte intégral

Messieurs les Préfets de région,
Monsieur le Procureur Général,
Monsieur l'Avocat Général,
Mesdames, Messieurs,
Chers Amis,
Je ne prétends évidemment pas mettre un terme à un débat qui de toute évidence a commencé bien avant que se tienne ce colloque et qui se poursuivra longtemps après, qui met en jeu des conceptions différentes, il faut le dire aussi, des "appétits" de pouvoir et par conséquent, nous n'allons pas trouver aujourd'hui une conclusion.
Je vais simplement me borner à quelques constatations du point de vue qui est le mien, celui du ministre de l'Intérieur.
Rappelons d'abord que les Préfets ont une histoire puisque nous célébrons le bicentenaire de l'Institution et que ce colloque, après celui qui s'est tenu à Lyon, celui qui se tiendra à Strasbourg, prépare le colloque de la Sorbonne au mois d'octobre sur le Sens de l'Etat, dont les Préfets se veulent - sont d'ailleurs à mes yeux - les premiers serviteurs.
C'est à la fin de l'hiver 1800, vous le savez, que le Premier Consul a envoyé des Préfets dans les 83 départements qui constituent alors la France. Selon la loi du 28 pluviôse an VIII, ils sont les "seuls chargés de l'administration". Chaptal organise, au nom du Premier Consul, l'administration départementale. Il nomme à la tête des arrondissements des sous-préfets et il se réserve même la nomination des maires des communes de plus 5000 habitants. Cet Etat centralisateur - il faut bien le dire - qui se met en place n'est pas prioritairement préoccupé par les libertés publiques et encore moins par le contrôle de l'administration par la loi et le juge. Il vise deux buts : d'abord ramener la paix dans un pays troublé par 10 ans d'agitation révolutionnaire ; ensuite, asseoir son pouvoir à travers une administration moderne, inscrivant cependant dans les faits les principes nouveaux que représentent l'idée de liberté et d'égalité.
Le pouvoir exécutif domine tous les autres. Mais je voudrais quand même rappeler que c'est Napoléon qui a défini le juge d'instruction comme "l'homme le plus puissant de France". C'est à dire que nous ne sommes pas tributaires d'une seule tradition qui serait la tradition monolithique de Rousseau, confisquée par le pouvoir impérial. Il y a aussi cette idée qu'un pays qui ne pratique pas la séparation des pouvoirs n'a pas de Constitution.
Bien-sûr à cette époque là, le champ d'action du pouvoir exécutif est libre. En deux siècles, la France s'est éloignée de cette tradition d'une souveraineté sans partage de l'Etat et concentrée entre les mains du seul pouvoir exécutif. Elle est revenue vers les principes chers à Montesquieu qui privilégient plutôt la séparation des pouvoirs.
Et si j'ai souhaité qu'il y ait un moment de réflexion dans cette succession de colloques, sur les rapports du Préfet et du Juge, c'est bien évidemment que nous nous trouvons dans une situation historique. Ce qu'on appelle la "judiciarisation" met en cause les anciens privilèges de l'Etat et, je dirais, ses formes traditionnelles d'exercice. Il faut revisiter cet Etat, le mettre en perpective pour le faire comprendre de l'ensemble de nos concitoyens.
J'entendais M. SALAS dire qu'il fallait reconstruire l'Etat, mais je dirais sur quel plan ? Je serais très intéressé pour ma part de voir l'architecte qui me montrerait vers quoi nous allons car pour le moment, on ne sait pas très bien.
J'ai souhaité que ce sujet soit abordé en Gironde, et à Bordeaux, pays de Montesquieu, là où la prestigieuse Ecole Nationale de la Magistrature a établi son siège.
Il est clair que la réflexion sur les rapports du Juge et du Préfet à l'ombre de la loi interroge l'esprit républicain souvent caricaturé comme un esprit jacobin, puisque celle-ci entremêle le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire. Ces réflexions conduisent à s'interroger sur l'auto-limitation de l'Etat. Conçue classiquement dans la théorie de l'Etat de Droit pour protéger les libertés, l'auto-limitation apparaît plus aujourd'hui liée à une volonté croissante de responsabiliser l'action administrative. La responsabiliser, à condition de ne pas la détruire
Le rôle de l'Etat, sa vocation au service des citoyens et de l'intérêt général ne sont plus facilement compris. Les effets conjugués de la mondialisation et de la construction européenne, la montée de certains particularismes, du communautarisme, l'internationalisation croissante de la norme, la montée de la société civile qui remplace la société civique, la médiatisation qui périme à certains égards l'idée d'une opinion éclairée, tout cela semble contribuer à dépouiller l'Etat de sa vieille légitimité. Celle qu'il tire de la volonté populaire identifiée à la volonté générale. Qu'est-ce qu'en fait la volonté générale, sinon la sanction apportée par le vote au débat républicain entre les citoyens, et qui s'exprime ensuite sous forme de lois ou d'actes de gouvernement, qu'il s'agit de faire appliquer. Alors si le Juge n'est plus la bouche de la loi, qui est-il aujourd'hui ? Je vois qu'il veut être beaucoup d'autres choses et il l'est à coup sûr parce que sous l'impulsion d'une génération remuante, ambitieuse, imaginative, le Juge est sorti de cette fonction traditionnelle.
La France s'interroge sur ce rôle nouveau du Juge. La presse est pleine de ces interrogations. La France, elle est quelquefois désemparée par ce mouvement que les pays de "commun law" ont intégré depuis longtemps dans le fonctionnement de leurs institutions. Comment assurer la compatibilité de l'action des Juges avec les principes et les fondements démocratiques qui guident l'action de l'Etat et des préfets dans les départements? C'est une grande question. Je crois que le Préfet PEYRONNE le disait à l'instant : dans certaines circonstances, le Préfet doit savoir se rapprocher des juges ; mais comment se rapprocher des juges sans les influencer ou sans paraître les influencer ? C'est évidemment très délicat.
Il y a une première question qui se pose à nous. Est-ce que l'action de l'Etat reste fondée sur l'idée de l'intérêt général ? Il me semble que c'est quand même la base de la conception républicaine. Nous sommes les serviteurs de l'Etat, les mandats que nous exerçons ou les charges qu'en tant que hauts fonctionnaires, les préfets, les directeurs exercent, nous les exerçons en principe dans l'intérêt public. Bien évidemment il peut s'avérer que de cet Etat républicain, on ait des conceptions différentes mais le débat démocratique est là pour trancher. Et c'est le peuple qui tranche.
Si l'administration préfectorale a survécu à tant de régimes, c'est qu'elle a montré une capacité certaine à s'identifier à l'intérêt général, à mettre en uvre les grands principes républicains, à traduire autant que possible l'action des Gouvernements dans la réalité. Elle tire sa légitimité de cette adéquation assez remarquable et qui fait qu'aucun régime, en définitif, n'a cru bon de se séparer des préfets.
On oppose, peut-être d'une manière trop schématique, le pluralisme de la tradition libérale anglaise, à la conception unitaire de l'Etat républicain français qui s'est imposée à travers la Révolution.
C'est vrai que la tradition libérale anglaise fait place aux ordres, aux corps, aux classes et aux groupes particuliers beaucoup plus que la conception française. J'étais très frappé de voir dans les contacts réguliers que j'ai entretenu dans d'autres ministères avec mes collègues britanniques à quel point d'une certaine manière, je dirais, "l'Ancien Régime" a survécu en se modernisant. Un grand patron était très vite nommé à la Chambre des Lords en Grande-Bretagne même s'il n'était pas d'origine britannique tandis que nous opposions à ces industriels de solides boursiers ayant fait Polytechnique, Saint-Cyr, l'ENA, c'est à dire un autre modèle social.
La tradition britannique respecte la diversité des appartenances et des intérêts particuliers. C'est une vieille et belle tradition d'ailleurs issue d'une longue histoire qui commence avec la grande Charte de 1215 qui a donné le concept de "checks and balances", de freins et d'équilibres. Montesquieu a développé un concept qu'il appelle "la distribution des pouvoirs" et que nous nommons aujourd'hui "séparation des pouvoirs". "Il faut pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir que par la dispositions des choses, le pouvoir arrête le pouvoir". C'est ce qu'écrit Montesquieu.
Cette tradition politique se trouve en harmonie avec la conception anglo-saxone où le droit jurisprudentiel permet aux cours judiciaires d'adapter le précédent au nouveau cas qui leur est produit. On arrive ainsi par un jeu d'approximation, à trouver le juste équilibre entre la satisfaction de l'intérêt général et les intérêts privés par la résolution successive de conflits opposant des cas particuliers à d'autres communautés d'intérêts, et l'Etat à des cas particuliers.
Je vous ferai remarquer que la conception française est tout autre puisque s'inspirant de Rousseau, elle met au premier plan le peuple c'est-à-dire l'ensemble des citoyens, ceux à qui il revient d'exprimer la volonté générale. L'Etat républicain dans la tradition française, c'est l'Etat des citoyens : ils sont la base même de l'Etat dans la tradition républicaine. Même l'idée de société civile est difficile à comprendre dans cette conception, car il y a les citoyens, le peuple et puis il y a l'Etat. Evidemment, tout cela a beaucoup changé, le temps a coulé et nous sommes loin de l'époque où Rousseau pouvait dire : "la volonté générale est le principe et le lieu d'identification de toutes les volontés particulières".
Je le disais sans nostalgie, il faut toujours avoir un modèle de référence. Si on n'a pas un modèle de référence, on finit par se perdre dans des discussions un peu oiseuses. Et il faut quand même conserver cette idée que la capacité à incarner l'intérêt général fonde toujours l'Etat républicain et par conséquent la légitimité de l'action des Préfets. Ils ne sont légitimes à intervenir qu'au service de l'intérêt général.
Bien sûr la République naissante en faisant de la loi l'expression achevée de la volonté générale laissait peu de place à la Justice. Le Juge était cantonné, comme vous l'avez dit M. SALAS, dans une simple fonction d'application de la loi, sans guère de pouvoir d'interprétation. Défense lui était ainsi faite de "troubler de quelque manière que ce soit les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs en raison de leur fonctions" (loi des 16 - 24 août 1790).
Ces dispositions n'ont jamais signifié que les Préfets étaient au-dessus des lois. Mais la République avait choisi une autre voie en inventant les tribunaux administratifs. Et, au fond, je dirais que la jurisprudence du Conseil d'Etat, qui s'est quand même considérablement développée depuis la fin du XIXè siècle, nous a rapproché du modèle anglo-saxon. Le contrôle exercé par le Conseil d'Etat, la construction jurisprudentielle qui s'est peu à peu développée à travers l'affirmation des "principes généraux du droit", renvoie de plus en plus à l'image d'un juge autonome et arbitre qui oblige la puissance publique à respecter son domaine d'intervention et à ne pas empiéter sur des intérêts particuliers souvent identifiés à un certain nombre de libertés (au pluriel).
La question qui se pose alors est de savoir si nous n'allons pas vers une légitimité incomprise ?
Si nous ne sommes pas d'ores et déjà dans un monde où la légitimité républicaine est en quelque sorte évanescente. L'idée se fait jour que le lien des citoyens à l'Etat exprimé par la loi est une sorte de contrat que le juge doit faire respecter, un contrat social au sens littéral du terme ! Tout se passe comme si l'action administrative n'avait de portée qu'en étant contestable au cas par cas et non plus parce qu'elle définirait des obligations générales pour tous les citoyens. Là encore, je ne voudrais pas me faire mal comprendre : les Préfets, l'administration de l'Etat ne sauraient prétendre à l'infaillibilité, car notre Etat ne serait plus un Etat de Droit. Le fondement des pouvoirs des Préfets tient d'ailleurs de moins en moins dans la puissance propre de l'Etat républicain, garant de l'intérêt général, mais de plus en plus dans des fonctions spécifiques d'organisateur des services de l'Etat et des services publics, d'interlocuteur des collectivités locales. Mais même quand il est dans ce rôle, il est encore au service de l'intérêt général.
Avec la décentralisation, nous avons rompu avec une vieille tradition de l'administration française. Mais je dirais que ce n'est qu'un changement de méthode. Sur le plan des principes, des valeurs, je ne vois pas un changement considérable. Il est difficile à l'Etat d'adapter l'organisation de ces services et en même temps, de respecter le principe d'égalité, de tenir compte des problèmes rencontrés par les collectivités locales, de s'engager dans des procédures contractuelles tout en maintenant la cohérence de l'Etat sur tout le territoire national. L'Etat fait retraite, il devient le contrôleur de la légalité mais même dans ce rôle, il a encore fort à faire.
Les prérogatives de puissance publique derrière lesquelles s'abrite son action ont bien sûr été grignotées et entravées au point parfois d'apparaître comme la "langue morte" de l'administration. Mais, des événements récents l'ont montré, par temps mauvais, c'est vers cette administration qu'on se tourne. C'est au Préfet qu'on demande d'agir sans attendre, d'être efficace, d'intervenir, de défendre le bien public. Et c'est un sentiment paradoxal qui fait qu'à la fois l'action qu'il conduit est ainsi reconnue et pourtant, aussi, contestée. Donc, moi je partage quelquefois le vague à l'âme des préfets.
L'administration doit pouvoir agir, quelles que soient l'étendue et la nature de ses missions, mission confiée par le Gouvernement. La légitimité doit s'imposer, bien sûr sous le contrôle du juge. Mais les formes d'action changent. On recourt moins aujourd'hui à ces notions de prérogatives liées à la puissance publique. On parle plutôt de procédures de contractualisation, de partenariat, de management, de convention, d'incitation. Est-ce que cela ne conduit pas en définitif à une certaine perte des repères ? Quel contrôle de légalité exercer lorsque l'Etat est partie au contrat ? Ne perd-on pas la légitimité à assumer la mission du contrôle de légalité lorsque l'on s'est engagé aux côtés de ceux qui devraient être l'objet de ce contrôle ?
Il me semble que les préfets, pour agir, ont besoin de moyens, d'avancer sur une terre ferme, qu'ils ont besoin d'un minimum de sécurité juridique. Est-ce que l'Etat est un partenaire comme un autre ou peut-il être poursuivi, par la représentation de ses hauts fonctionnaires, devant les juridictions correctionnelles, comme n'importe quel individu qui a failli à ses obligations ou violé la loi. Ou relève-t-il plutôt d'un autre ordre ?
Car à quoi assiste-t-on aujourd'hui ? A l'intervention nouvelle des magistrats de l'ordre judiciaire dans le contrôle des administrations et des collectivités locales, par le biais de procédures pénales, souvent mises en uvre par le mécanisme de la plainte avec constitution de partie civile, qui contestent le fondement des décisions pour défendre des intérêts privés.
Il est bien évidemment normal qu'un élu ou qu'un préfet qui a commis un délit ou qui s'est rendu coupable d'un enrichissement personnel rende des comptes devant le juge pénal, mais il n'est pas acceptable que, par ce truchement, on en vienne à remettre en cause la décision administrative fondée sur la satisfaction de l'intérêt général, prise souvent au travers de procédures complexes et parfois difficiles à respecter dans leur intégralité. Il y a là quelque chose qui trouble le fonctionnement des institutions républicaines.
J'ai là, à l'esprit, un Préfet poursuivi pénalement pour avoir refusé de fermer une décharge publique à défaut de disposer d'une solution alternative qui ne dépendait pas de ses compétences ; un autre l'a été pour avoir porté atteinte lors de l'édification d'un barrage aux intérêts d'une association de défense d'une espèce rare d'écrevisses
Cette utilisation de la voie pénale jugée plus rapide ou plus médiatique est porteuse en vérité d'une inversion de légitimité. Et j'aimerais vous dire quand même que je regarde comment les choses se passent. Il y a un lien entre le pouvoir judiciaire tel qu'il s'étend, la médiatisation de la société et l'agitation d'un certain nombre de petits groupes qui non seulement occupent le terrain aux yeux des médias mais sont toujours prêts à aller en justice pour avoir gain de cause. Même si toutes les procédures définies par la loi sur l'eau, le littoral, l'air, la montagne, trouvent application, on reste toujours à la merci d'une action judiciaire. La mobilisation du pouvoir pénal contre l'administration de l'Etat, que je ne reproche pas au juge, mais bien sûr à certains mouvements de la société, fait qu'on arrive à saper les fondements du modèle républicain.
C'est un débat qui a engagé la commission Massot sur un certain nombre de propositions. La proposition de loi Fauchon a été provisoirement retirée ; elle reviendra devant le Parlement. Mais je me demande s'il ne faudrait pas davantage réfléchir au renforcement des moyens d'action et de contrôle des juridictions administratives, s'il n'y a pas des passerelles à instituer pour permettre aux magistrats judiciaires et administratifs d'échanger les informations nécessaires. Il me semble que souvent des décisions sont prises sans que les tenants et aboutissants soient clairement compris. Ne serait-il pas nécessaire que l'information du juge soit mieux faite ?
Je vous livre mon sentiment personnel. L'action de l'administration et la gestion des collectivités locales ne peuvent pas être à la merci de procédures pénales, déclenchées par le courroux d'un intérêt particulier qui se sent lésé :sinon on en arrive à ce que le juge pénal s'érige en arbitre de l'intérêt général, en censeur du suffrage universel, et là encore je vous le dit, cela choque le républicain que je suis.
Alors je comprends bien que les juges aient voulu sortir de leur rôle traditionnel ; que légitimement émus par un certain nombre d'injustices que l'application de la loi ne suffit pas à corriger, ils veuillent intervenir, entrer dans des procédures plus partenariales ou contractuelles. Et qu'ils veuillent aussi d'une certaine manière incarner la légitimité de l'Etat. Ils prétendent défendre l'intérêt général, cela ne me choque pas.
Si l'exécutif est un pouvoir, la Justice reste en principe une autorité. L'on pourrait penser que l'un a la puissance d'agir, l'autre la possibilité de l'en empêcher. L'un aborde les questions à résoudre en termes collectifs et projectifs, l'autre en termes singuliers et principiels. Ce n'est pas la même chose, et il n'est pas mauvais qu'il y ait cette double approche.
Mais, comment comprendre ce rôle nouveau du juge et d'une certaine manière le brouillage de l'intérêt général auquel l'Etat devrait s'identifier ?
Il me semble que cela procède d'un double mouvement.
D'abord, l'émergence de ce que les juristes appellent les droits subjectifs. Cette émergence a conduit à un accroissement spectaculaire du nombre des affaires judiciaires. L'individu perd ses repères citoyens : il ne se résigne pas, il s'organise pour faire juger ses droits et faire connaître sa cause. Il ne vous échappe pas qu'il y a un lien étroit, une corrélation entre, je dirais, un déclin de la démocratie participative, de ce qui est, en quelque sorte, le redressement collectif des inégalités, et puis, la montée de cette "démocratie contentieuse" pour reprendre l'expression de Gilles COHEN-TANOUDJI, cette demande individuelle de justice qu'il faut satisfaire dès lors que la demande collective n'est plus portée dans la vie publique ou n'est plus portée par un certain nombre de forces politiques.
Donc, le droit aujourd'hui contribue à former un certain nombre de valeurs collectives. Mais il le fait en dehors du débat public, par le travail du juge, par le travail de la jurisprudence, de sorte que les droits subjectifs fragilisent le droit objectif. Leurs fondements incertains conduisent à la multiplication de droits particuliers, dont la connaissance est impossible. Et le fonctionnement de la vie sociale y perd beaucoup en transparence.
Ensuite, on mesure combien la décentralisation souhaitée par tous a opéré de larges transferts de compétences sans pour autant prévoir des contrôles correspondants. En confiant aux élus locaux le pouvoir de décision, on voulait les soumettre au seul contrôle a posteriori du juge. Or ce qui domine ce n'est pas le contrôle, c'est finalement une logique d'arbitrage entre le contrôlé et le contrôleur. Exercer le contrôle de légalité tout en ayant pour mission de préserver l'emploi, dans un département par exemple, n'est pas chose facile. C'est quelquefois mission impossible. Le Conseil d'Etat avait confirmé en 1991 que le Préfet n'était jamais tenu dans les lois de décentralisation de déférer au juge administratif les actes considérés comme illégaux. Mais j'observe que la jurisprudence administrative a évolué et que cette jurisprudence du Conseil d'Etat a été écartée. On a vu des tribunaux administratifs condamner l'Etat pour défaut d'exercice du contrôle de la légalité. Je comprends bien que le contrôle fondé sur le respect de la règle et sur l'autorité des juges doit prévaloir sur des objectifs d'efficacité à courte vue, il faut bien que nous respections l'Etat de droit.
Il n'en reste pas moins, me semble-t-il, que la ligne d'équilibre est en passe d'être franchie. Je regardais le nombre de Hauts fonctionnaires du ministère de l'Intérieur mis en examen, il est loin d'être négligeable, et souvent pour des raisons qui rendent perplexe. Le service de l'intérêt général devient un véritable sacerdoce ; il l'a toujours été mais il l'est de plus en plus. Et n'assistons-nous pas à la montée d'un pouvoir autonome, d'un véritable pouvoir judiciaire ? Est-ce que le juge ne tend pas à se placer sur le même plan que le législatif et l'exécutif ?
En principe, la Vème République, sa constitution, ne reconnaît qu'une autorité judiciaire et cette conception avait été affirmée par le général de Gaulle en termes provocants en 1964. Je vous rappelle cette déclaration fameuse : "l'autorité indivisible de l'Etat est confiée toute entière au Président par le peuple qui l'a élu, il n'en existe aucune autre, ni ministérielle, ni civile, ni militaire, ni judiciaire qui ne soit conférée et maintenue par lui".
Cette conception a prévalu jusqu'au début des années 70. Mais je me pose la question de savoir si nous ne sommes pas entrés dans un processus inverse où les responsabilités qui étaient celles de la puissance publique sont exercées à tellement d'autres niveaux que le citoyen n'a plus de compte à demander et s'en inquiète ; qu'il y a là les germes d'une désaffection pour la démocratie elle-même.
L'extension de la saisine du Conseil Constitutionnel, le champ immense du contrôle de la loi que le Juge s'est autorisé à travers ce "bloc de constitutionnalité", l'internationalisation de la norme à travers la jurisprudence de la Cour de Justice des Communautés Européennes ou celle de la Cour Européenne des Droits de l'Homme s'imposent maintenant à l'ensemble des nos juridictions et au législateur lui-même. Les autorités administratives indépendantes prolifèrent : la COB, le CNIL, le CSA et bien d'autres encore. Autant d'instances soustraites à l'influence du suffrage universel et en définitive, déconnectées de tout contrôle démocratique.
Ce recul de la démocratie se manifeste par le déclin de l'idée de l'intérêt général, l'affaiblissement du sentiment du devoir d'Etat. Je pense que les Préfets sont encore préservés de ce doute. La "survalorisation" de l'argent dans la société, cette internationalisation croissante de la norme juridique font que l'action politique n'offre plus, pour beaucoup de citoyens, de perspectives concrètes. C'est dans ce contexte-là que naturellement il faut traiter le problème des rapports du Juge et du Préfet.
Il y a une phrase de Montesquieu que j'aimerais citer : vous la connaissez : "Chez un peuple libre, le chef d'oeuvre de la législation est de savoir bien placer la puissance de juger". Je répète, "bien placer la puissance de juger". Je crois que tout est là. On ne peut opposer la loi républicaine, l'Etat et son administration d'une part, à la justice d'autre part. Il n'y a aucune liberté, aucune protection sociale, aucune valeur républicaine auxquelles nous sommes attachés sans incarnation juridique dans un Etat qui les fasse respecter, et il n'y a pas d'institution judiciaire concevable, selon moi, en dehors de la loi.
En ce sens, je ne parlerai pas de pouvoir judiciaire : la justice relève en République de la responsabilité politique du Ministre de la Justice qui définit les orientations de la politique judiciaire voulue par le pays qui dote ses services des moyens budgétaires nécessaires pour la mettre en uvre et cette responsabilité politique doit continuer à s'exprimer par un rôle mieux défini du Parquet.
Evidemment, nul n'est plus attaché que je le suis moi-même à l'indépendance de la justice, des magistrats du Siège, cela va de soi. Pourtant, je dirais que je ne vois que des avantages à ce que les "parquetiers" eux-mêmes voient réformer la gestion de leur carrière. Le Gouvernement a fait des propositions en ce sens. Mais il faut bien que subsiste un lien entre la Chancellerie, l'Etat et le Gouvernement et puis le corps judiciaire et ce lien passent inévitablement par le Parquet. Il doit servir l'intérêt public en permettant la mise en uvre des politiques d'action publique. Au pénal, c'est l'intérêt général qui commande de poursuivre ou de ne pas poursuivre ; c'est l'Etat, dans la conception républicaine, qui est le gardien de cet intérêt général. J'ajouterai, pour faire un parallèle, que l'opportunité des poursuites rejoint d'une certaine manière la possibilité donnée aux Préfets d'exercer le contrôle de légalité.
Vous êtes convenus de la nécessité de maintenir ce lien des Parquets avec la Chancellerie et le pouvoir exécutif. Un procureur totalement indépendant pourrait par exemple choisir de ne pas s'investir dans les politiques de sécurité définies par le Gouvernement, telles les contrats locaux de sécurité, dont en principe les procureurs sont co-signataires. S'il revient au Préfet d'assurer l'ordre public et au Procureur de mettre en uvre l'action publique, il est bien visible que des relations de confiance et de coopération sont nécessaires entre les deux institutions, c'est peut-être ce dont M. PEYRONNE voulait parler. Ces relations ne peuvent atteindre leur pleine efficacité qu'à la condition d'impliquer à la fois bon sens et souci de l'intérêt général.
S'il n'est pas question de faire des Procureurs des législateurs, il n'est pas question non plus d'en faire des exécutants de l'exécutif. Leur statut actuel et la conception exprimée par le Gouvernement s'y opposent. Vos débats ont montré qu'ils n'étaient pas sous la coupe des Préfets, ils sont d'ailleurs, je le répète, co-signataires des contrats locaux de sécurité ; c'est un exemple, mais il est révélateur.
Il n'est pas non plus possible de laisser croire que la Justice, dont l'indépendance des magistrats du Siège à l'égard du pouvoir exécutif, s'exprime dans la teneur des décisions qu'ils prennent, devienne, par ce seul fait, "un pouvoir spécifique", imposant "l'arbitrage du droit entre le peuple et la politique". J'ai entendu cette opinion. Je n'y adhère pas, parce que je pense que la politique c'est l'affaire des citoyens, ou bien nous ne sommes pas en République.
L'Etat de Droit garantit l'Etat du Droit : il permet, à travers les institutions, l'édification d'un système de droit objectif et l'inscription des libertés dans son ordre interne. La place du Juge dans cette construction est d'appliquer et d'interpréter la loi, de la faire vivre. Bien-sûr, en passant de l'abstrait au concret, j'admets qu'il y ait une marge d'interprétation. Le magistrat transforme le droit en justice, mais il doit se rappeler qu'il est aussi l'un des acteurs de l'Etat et de ce point de vue là, l'un des serviteurs de l'Etat.
Le Préfet, qui représente l'Etat à l'échelle du département ou de la région, garantit l'application des principes constitutionnels de liberté et d'égalité. Il veille à l'application politique définie par le Gouvernement et, soutenu par le Parlement, il est responsable aussi de l'animation et de la mise en uvre des politiques publiques de l'Etat. Mais cette responsabilité propre au Préfet le fait entrer dans une logique de satisfaction des intérêts collectifs plutôt que de reconnaissance des intérêts individuels, et il me semble que l'on doit dire que l'Etat de Droit ne se confond pas avec un Etat de contentieux car un tel Etat de contentieux ou de procédure ne pourrait prospérer qu'au détriment de la satisfaction des intérêts généraux de la société et au profit de la satisfaction d'intérêts égoïstes.
Je ne vais pas conclure, comme je vous l'ai dit en commençant. Je m'interroge beaucoup, je perds un peu mes repères, j'observe qu'il a grand bruit autour de cette affaire mais il me semble que le Préfet et le Magistrat, l'un comme l'autre, l'un avec l'autre, sont l'Etat. Leur proximité d'origine les conduit à une proximité de rôle : ils décident tous deux au nom du peuple français.
Mais au total, dans les incertitudes actuelles, il me semble qu'il y a comme une hésitation entre d'une part, une légitimité "systémique" qui se cherche à travers une morale internationale, dont je ne prendrais pas toujours les promesses pour argent comptant, un monde de réseaux déconnecté de la démocratie et du vieux principe de la citoyenneté, qui objectivement donne le pouvoir à des oligarchies, et puis d'autre part, la vieille légitimité démocratique enracinée dans la volonté populaire. Je ne sais pas comment ce débat finira mais j'ai le sentiment qu'en cas de crise grave, c'est quand même la légitimité populaire qui se fera reconnaître. C'est peut-être de ma part un acte de volontarisme ou d'optimisme, mais j'observe que l'histoire humaine est très sinusoïdale et qu'en définitive, dans les moments difficiles, le Droit touche terre pour reprendre force et je pense que cela passe toujours par la légitimité populaire qu'il convient d'organiser. Le monde d'aujourd'hui ne permet pas de le définir sur un schéma simpliste, il faut garder présente à l'esprit cette épure, garder vivante l'idée que c'est l'intérêt général tel qu'il résulte du débat républicain qui fonde la légitimité de la Loi et par conséquent, de l'action des Préfets comme celle des Magistrats.
( Source http://www.interieur.gouv.fr, le 26 juin 2000)