Article de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, dans "ID Info" du juin 1999, sur l'évaluation et le contrôle des politiques publiques, nécessaires à la démocratie et prioritaires pour l'économie.

Prononcé le 1er juin 1999

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Média : ID.INFO

Texte intégral

Trois raisons au moins plaident en faveur d'un renforcement du contrôle et de l'évaluation des politiques publiques : la croissance économique retrouvée ne suffit pas à résoudre les problèmes des finances publiques ; la poursuite de la construction européenne place les Etats en situation de concurrence accrue ; le bon emploi des fonds publics est de plus en plus exigé par la société.
Les ressources publiques ne sont pas extensibles. Or, les besoins du pays continuent d'augmenter. Création d'emplois et financement des retraites, effort en faveur de l'éducation, de la formation et de la recherche, politique de la ville et lutte contre l'exclusion, stratégie en faveur de la sécurité et de la santé, demeurent des priorités. Il faut faire mieux avec autant. Dans ce contexte, la meilleure maîtrise de la dépense publique est une des clefs de la réussite, du financement même de la plupart des grands chantiers de l'avenir. Dès lors, le passage d'une logique de dépense à une logique de résultat s'impose. Cette évolution repose sur plusieurs conditions : le périmètre d'activité de l'Etat devra être redéfini ; les mécanismes d'une " économie partenaire " où le privé ne s'opposerait pas au public, le collectif à l'individuel, le social au financier, devront être précisés ; le poids de la fiscalité devra être réduit. En 1999, les prélèvements obligatoires représentent près de 45% du PIB, trois points de plus que la moyenne de l'Union européenne. Une baisse des cotisations et des impôts doit intervenir. Les marges nouvelles qu'offre une économie qui redémarre nous incitent à cette évolution. C'est lorsque les choses vont mieux que les réformes redeviennent plus facilement possibles.
Cependant le niveau de l'impôt, donc des recettes, n'est pas le seul volant sur lequel on doive agir. Il faut aussi intervenir sur les dépenses. Depuis trente ans, celles de l'Etat ont doublé, sans que sa productivité se soit améliorée en proportion. Celles des collectivités locales ont quintuplé. Celles de la sécurité sociale ont été multipliées par huit et les assurés n'ont pas le sentiment d'être mieux remboursés. Tout cela contribue à un certain désenchantement civique, le sentiment fréquent que l'Etat pèse trop et ne " rapporte " pas assez.
Pour bonifier le rapport qualité/prix des prestations de l'Etat sans menacer l'équilibre qui fait de lui le garant de la bonne santé économique de notre pays et l'artisan du bien-être social, je crois que hausse de la qualité du service public et modération de l'impôt sont compatibles. Tout résultera de l'intelligence productive avec lequel seront utilisés les crédits publics. Pour moins prélever, il faut mieux dépenser. Pour mieux dépenser, il faut bien contrôler.
Le souci de veiller à la bonne utilisation des deniers publics est à l'origine de la création des Assemblées. Ce devrait être, sinon la principale raison d'être, du moins la vocation renouvelée du palais Bourbon. Les lois de finances passent chaque automne dans l'hémicycle ; elles y sont votées et approuvées. Sont-elles assez discutées ? Pourquoi renoncerait-on, par le débat politique, à les rendre plus efficientes ? C'est dans cet esprit que j'ai proposé, puis présidé récemment, un groupe de travail sur " l'efficacité de la dépense publique et le contrôle parlementaire ". Quatre mois durant, nous avons réuni des représentants de tous les groupes politiques. Nourrissant notre réflexion d'analyses d'universitaires et de propositions d'experts, de consultations et d'auditions de personnalités françaises ou étrangères, nous avons observé par exemple la relation qui unit le national audit office et la Chambre des communes britannique, le general accounting office et le congrès des Etats-Unis. Les premières conclusions de notre groupe, rendues publiques au mois de janvier dernier, témoignent d'une conscience aiguë de la nécessité d'un changement.
Parmi les nombreuses suggestions formulées, plusieurs sont déjà appliquées ou en voie de l'être. En février dernier, s'appuyant sur la commission des finances, une
" mission d'évaluation et de contrôle ", la MEC, a été créée. Soucieuse jusque dans sa co-présidence du respect de l'équilibre majorité/opposition, cette structure légère entend mettre l'accent sur l'évaluation de grands secteurs de l'action publique et sur l'appréciation de leur efficacité en fonction de leur coût. Elle a, en trois mois, mené des investigations précises : sur la gestion des moyens et des effectifs de police, sur les équipements autoroutiers, sur les aides à l'emploi et la formation professionnelle. Elle a entendu, de façon inédite, les responsables politiques et administratifs chargés de la mise en uvre des actions de l'Etat et de ses partenaires dans différents domaines. En menant des investigations sur pièces et sur place, en interrogeant les acteurs d'une politique sur leur gestion, elle renforce le contrôle du législatif sur l'exécutif. En disposant d'une banque de données budgétaires, en publiant ses travaux ouverts à la presse et retransmis sur " Canal Assemblées ", elle éclaire parlementaires et citoyens sur des aspects jusqu'ici mal abordés. En préparant sur des points précis le travail d'examen du budget, elle fournit à l'Assemblée nationale les éléments nécessaires à ses futures délibérations. D'autres réalisations suivront avec le même objectif : faire du contrôle et de l'évaluation budgétaire un des moteurs performants de l'activité du Parlement. Nous avons des marges importantes de progrès à accomplir.
Redonner sens à l'autorisation de la dépense publique et au consentement à l'impôt passe également par une réorganisation pratique de l'examen de la loi de finances. Une mission préparatoire a été confiée en ce sens au rapporteur général du Budget, Didier Migaud. Il faudra revoir les textes qui régissent les lois de finances, notamment la fameuse ordonnance du 2 janvier 1959, cadre dans lequel tous les Gouvernements ont obligé quarante ans durant les députés à les écouter passivement . Cette réflexion devrait aboutir à une réforme de la discussion du budget pour l'an 2000. Elle accordera une plus grande place aux commissions, où se fait une bonne part du travail réellement utile. Les députés devront discuter en séance plénière des orientations majeures, analyser rétrospectivement leurs décisions des années précédentes, se déterminer pour l'avenir sur les grands choix budgétaires, sur les programmes d'objectifs. Bref, il faudra désormais discuter du fond. Ainsi n'examinera-t-on pas simplement 5 % de mesures nouvelles, mais reviendra-t-on, par ce biais, sur les 95 % de services votés. Dans le même esprit, la transparence et la signification des comptes publics devront être améliorées, notamment pour leur dimension patrimoniale et leur périmètre de consolidation. Toute réforme fiscale sera présentée par le Gouvernement sous forme d'une simulation statistique. Toute loi économique, assortie d'une étude d'impact. Toute proposition budgétaire, d'indicateurs précis. Une liaison renforcée entre l'autorisation des crédits et l'utilisation qui en est faite, un regard plus pointu sur les annulations, gels et virements de crédits, tout cela s'impose aussi.
La mécanique est donc enclenchée. Un argent mieux contrôlé, des dépenses mieux évaluées, il y a là un grand chantier pour la représentation nationale. Les mesures prises par le pouvoir législatif devront être complétées par une impulsion du Gouvernement lui-même. Il s'agit d'aboutir à une rénovation générale de la sphère publique et à des réformes en profondeur du fonctionnement même de l'Etat. " La société a le droit de demander des comptes à tout agent public de son administration ". Cette phrase a été écrite le 27 août 1789. Deux siècles plus tard, il est nécessaire de la mettre en pratique.
(source http://www.assemblee-nationale.fr, le 17 juin 1999)