Interview de Mme Marylise Lebranchu, ministre de la justice, à LCI le 7 décembre 2001, sur le blocage du projet visant à créer un mandat d'arrêt européen, et sur les polémiques concernant les "dysfonctionnements" de la justice, notamment dans l'application de la loi sur la présomption d'innocence.

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Média : La Chaîne Info - Télévision

Texte intégral

A. Hausser - Vous étiez à Bruxelles, hier, où se tenait un Conseil des ministres de la Justice européens et vous deviez finaliser la création d'un mandat d'arrêt européen, qui avait été décidé par les Quinze au lendemain des attentats du 11 septembre. Or c'est un échec, parce que l'Italie bloque ce projet. C'est donc reporté au sommet des chefs d'Etat et de gouvernement, le 15 décembre prochain. Pourquoi ce blocage ?
- "Le blocage est venu de la liste des crimes graves que devait générer le mandat d'arrêt européen."
Ils sont nombreux ?
- "Les vols, les viols, les meurtres, les escroqueries graves, les trafics, la pédopornographie, la traite des êtres humains. Il y avait toute une liste - à peu près une trentaine - de crimes graves. L'Italie a demandé à ce que l'on enlève la corruption et tout ce qui était lié aux délits financiers. Or nous estimons que dans les criminalité organisées, quand on parle de prostitution, mais aussi de drogue, de traite des êtres humains ou d'exploitation sexuelle des enfants, il y a souvent derrière du blanchiment d'argent, des délits financiers et parfois même de la corruption. Il nous semblait impossible de traiter à la fois les sujets de grande criminalité et d'enlever ces sujets très financiers. Bien sûr, pour faire bonne mesure, ils ont demandé aussi à ce qu'il n'y ait pas la cyber-criminalité. On se souvient quand même que la découverte du 11 septembre, c'est que les criminels en réseau utilisent le Net et la cyber-criminalité nous pose de gros problèmes. Bref, on s'est affronté, dans le sens où on a tous fait des concessions fortes - on a vraiment fait des concessions importantes sur les peines - et il y a eu un blocage ferme de l'Italie à un contre quatorze."
Est-ce que cela va être résolu la semaine prochaine ?
- "Je l'espère, parce que je ne vois pas quel motif l'Italie peut donner à nos opinions publiques pour s'opposer au mandat d'arrêt européen, qui veut dire tout simplement que l'espace judiciaire européen doit devenir un espace vraiment réel. Et nos criminels, il y a bien longtemps qu'ils utilisent le passage de frontière, eux."
On peut imaginer qu'il y ait un mandat d'arrêt européen pour quatorze pays sur quinze ?
- "Je pense qu'en cas de blocage absolu, il faudra se poser la question."
Comme pour l'euro, ce qu'on appellerait "une coopération renforcée" ?
- "Voilà. Mais ce serait dommage car dans le cas du terrorisme comme de la grande criminalité, le pays qui est le moins coopérant est celui que choisissent les terroristes pour s'organiser ou se réorganiser. Ce serait un petit peu dommage qu'on arrive à un telle situation. J'ai de l'espoir, je suis toujours optimiste. J'espère quand même que M. Berlusconi - puisque c'est lui qui sera au Sommet - va régler ce problème."
On va venir aux problèmes de la justice en France, parce qu'il y en a beaucoup. Aujourd'hui, quand on dit "justice", on répond souvent "dysfonctionnements". C'est un peu la série ces temps-ci : il y a eu l'affaire Bonnal, l'affaire d'un Congolais trafiquant de drogue remis en liberté et maintenant, deux Israéliennes qui transportaient 9 kilos de cocaïne qui ont également été remises en liberté provisoire. Hier après-midi, L. Jospin a été interrogé au Sénat et il a dit qu'il pensait que "la Garde des Sceaux se préoccupe de ce problème". Qu'allez-vous faire ?
- "D'abord, dans ces trois affaires - je dirais malheureuses et surtout une qui est dramatique, car dans l'affaire Bonnal il y a des morts et vraisemblablement M. Bonnal y a participé -, il y en a deux qui posent un problème d'égalité devant ce qui se passe en matière de détention provisoire. Certaines personnes me disent avoir eu une détention provisoire de 5 semaines ou de 3 semaines ou que leurs enfants ont eu une détention provisoire de ce type pour 200 grammes de cannabis et, tout d'un coup, quelqu'un qui a un kilo d'héroïne ou six kilos de cocaïne n'en aurait pas. Je crois qu'il y a un vrai sujet de préoccupation sur l'égalité devant la loi - c'est ce dont il faut qu'on rediscute - et de la nécessité de la détention provisoire. C'est vrai que dans les réseaux de trafics des stupéfiants, il me semble que quelqu'un - même dans le cas des jeunes filles, où je ne connais pas le fond de l'affaire, car c'est une décision de justice et je n'ai pas à la commenter -, même s'il a dit beaucoup de choses, le fait qu'elles soient à l'extérieur leur permet de prévenir éventuellement des complices ou des gens qui étaient dans les mêmes réseaux."
Là, elles ont disparu dans la nature.
- "Elles se sont présentées une fois volontairement et ensuite, elles ont disparu. Cela pose un vrai problème et je crois qu'il ne faut pas non plus, parce qu'il y a trois faits cette année, oublier qu'il y a 99,9 % des affaires qui sont traitées comme tout le monde l'attend et que les magistrats sont là pour nous défendre aussi."
On a tort de pointer du doigt la loi sur la présomption d'innocence ?
- "Oui, on a tort de pointer du doigt la loi de présomption d'innocence et le droit des victimes, car quand vous prenez les trois affaires, en aucun cas, on ne peut dire qu'il s'agisse de l'application de la loi. Dans le cas Bonnal, c'était avant..."
On dit qu'il y a avait une circulaire demandant l'anticipation...
- "Je ne crois pas qu'un magistrat sérieux et qui aime son métier - c'est le cas de la grande majorité des magistrats - prenne une décision en fonction d'une ambiance. Je crois qu'il prend sa décision en son âme et conscience. Là, en plus, c'était un groupe de magistrats, c'était la Chambre d'accusation qui s'appelle maintenant Chambre d'instruction. Dans les deux autres cas, on a un juge de la liberté et de la détention qui estime qu'il n'y a pas besoin de détention provisoire et vous avez bien vu que des Parquets ont fait appel. Ce sont des gens qui avec leur conviction ont pris ce type de décisions. Je pense qu'autrefois, quand il n'y avait qu'un seul juge d'instruction qui prenait sa décision seul, on savait moins de choses. Pourquoi ? Là, le juge d'instruction demande la détention provisoire, le juge de la liberté l'a lui refuse. Ensuite, le juge d'instruction va voir le procureur pour expliquer ce qu'il s'est passé. Du fait qu'il y ait débat, on sait beaucoup plus de choses. En fait, on sait peu de choses, parce que deux cas qui ont été mis sous les projecteurs, ce n'est pas beaucoup."
Il ne fallait pas sanctionner le magistrat pour l'affaire Bonnal ?
- "Pour l'affaire Bonnal, on ne peut sanctionner les magistrats dans leur globalité, parce que c'est une décision judiciaire."
Une non-promotion, c'est une sanction !
- "La question qui est posée est : est-ce qu'on peut promouvoir 4 ou 5 jours après, quelqu'un qui est responsable d'une décision de ce type ? Il faut poser la question à l'envers. Le pouvoir politique doit savoir quelque fois éviter ce type de promotion, bien évidemment."
L'opposition reproche son laxisme à la gauche. Hier soir, N. Sarkozy disait qu'il fallait des peines, non pas proportionnelles, mais exponentielles pour les multirécidivistes, pour faire reculer l'insécurité. C'est une des recettes que vous pourriez appliquer après les élections, puisque L. Jospin a promis de s'en occuper après ?
- "Il s'en occupe déjà avant. Il ne faut pas oublier qu'on a créé énormément de postes en matière de justice - 739 déjà créés et 1.200 à venir. On crée des postes chez les surveillants pénitentiaires, on a créé des postes dans la police. Il ne faut pas dire que l'on va s'en occuper après. Mais il est vrai que ce ne sera pas fini. Les élections, ce n'est pas la fin de l'histoire. Il faut se poser la question de l'attitude à avoir, en particulier envers les jeunes délinquants. Je crois qu'on a tous partagé le même avis - L. Jospin, E. Guigou, moi et l'ensemble du Gouvernement - : pas de délit sans sanction, parce qu'il faut que le jeune rencontre la loi tout de suite. On voit bien que quand des réparations sont prononcées, on a quand même plus de 90 % de jeunes qui ne récidivent pas. En revanche, ce qui nous manque - et là-dessus, on est tous d'accord -, ce sont des travailleurs sociaux, des endroits pour faire des peines de réparation. On a encore un gros travail à faire, parce qu'on n'a pas assez de possibilités de punir vite. Le jeune a un temps qui est très différent du nôtre. Il faut punir vite."
(Source http://Sig.premier-ministre.gouv.fr, le 7 décembre 2001)