Interviews de M. René Monory, président du Sénat, dans "Ouest-France" du 15 mai 1998, "Sud Ouest" du 26 mai et "La Voix du Nord" du 30 mai, sur la réforme du mode de scrutin pour les élections sénatoriales, le cumul des mandats et le rôle du Sénat dans l'opposition.

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Média : La Voix du Nord - Ouest France - Sud Ouest

Texte intégral

Ouest-France le vendredi 15 mai 1998

Q - Quand le Premier ministre considère le Sénat français comme « une anomalie parmi les démocraties », y a-t-il du vrai dans ce qu'il dit, ou n'est-ce à vos yeux qu'un propos polémique ?

Je l'ai ressenti comme un propos plutôt polémique dans un conteste de rapports de force politiques. M. Jospin a devant lui un chantier compliqué de réformes constitutionnelles. Il risque de ne pas pouvoir compter sur le soutien des communistes et des Verts. Le vote du Sénat sera donc déterminant. Quant au contenu même du propos, je fais remarquer qu'il existe soixante-douze sénats à travers le monde : trois seulement sont élus selon le même mode de scrutin que l'Assemblée nationale, tous les autres ressemblent beaucoup à notre Sénat. D'autre part, dès qu'il y a élection on ne peut pas dire que le système est bloqué, puisque l'alternance est toujours possible.

Q - Du point de vue sociologique, démographique, de la répartition des hommes et des activités sur le territoire, la France a en effet beaucoup changé, mais le Sénat très peu…

Vous vous trompez ! Bien plus que d'autres institutions, le Sénat a su évoluer. Plus que d'autres, il participe à la modernité de la loi et tente, à sa manière, de mieux faire comprendre la société dans laquelle nous allons vivre. Par exemple, nous sommes depuis longtemps sur Internet, qui n'est pas qu'une simple extension des moyens d'investigation et de communication, mais une révolution de notre mode de vie. Il faut savoir s'y adapter. Les sénateurs, de par leur recul, sont souvent les législateurs les plus audacieux. Or, à quoi sert un homme politique sinon à essayer d'introduire un peu plus de bonheur et d'harmonie dans la vie des gens ?

Q - Comment voyez-vous l'avenir du Sénat ?

Avec beaucoup de sérénité. Vous savez, les propos de M. Jospin n'ont pas fait l'unanimité même parmi les sénateurs de gauche… et encore moins parmi les jeunes Français. Une étude de la Sofres, que nous avons fait réaliser à la suite de ces déclarations, montrent que, pour 49 % des gens interrogés, Lionel Jospin n'était pas dans son rôle en critiquant le Sénat (contre 30 % d'un avis contraire). Mais ce qui m'a réjoui c'est de constater que 50 % des jeunes de 18 à 24 ans condamnent les propos du Premier ministre, que 59 % d'entre eux manifestent leur souhait d'élire deux Assemblées et que 55 % se félicitent que les majorités du Sénat et de l'Assemblée nationale soient différentes.

Q - Dans les projets du Gouvernement (et du Président de la République), touchant à la modernisation de la vie politique, qu'est-ce qui vous paraît le plus utile, voire indispensable, de changer ?

Je suis favorable à la réforme du scrutin aux élections européennes. Là comme ailleurs, il faut rapprocher le député de l'électeur. Alors pourquoi pas des élections dans les vingt-deux régions existantes ? En revanche, je suis contre le mandat unique, qui priverait le parlementaire de tout mandat actif sur le terrain. Dans ce cas, les maîtres du jeu ce serait les apparatchiks des partis. Moi-même j'ai exercé plusieurs mandats tout au long de ma vie politique. Mes électeurs ne s'en sont pas plaints ! Il faut toujours une personnalité qui donne l'impulsion, le reste est une affaire d'organisation.

Q - Après l'euro, quelle autre grande ambition doit se fixer l'Union européenne ?

L'euro, c'est la plus grande réforme politique de ces cinquante dernières années. C'était mon rêve : j'en suis en quelque sorte le grand-père puisqu'en tant que ministre de l'économie et des finances, j'ai mis sur pied, en 1979, le premier système monétaire européen. Maintenant il va falloir « digérer » tout cela. Après l'euro, l'autre grande ambition européenne doit être la défense commune. Elle se far dans les quatre ou cinq ans qui viennent.
Propos recueillis par Jean-Yves Boulic

Les 321 sénateurs sont élus pour neuf ans. Dans chaque département, par de grands électeurs (députés, conseillers régionaux, conseillers généraux, délégués des conseils municipaux). Au scrutin majoritaire en-dessous de cinq sièges, proportionnel au-dessus. Le Sénat est renouvelé par tiers tous les trois ans. Le mandat est renouvelable.


Sud-Ouest le mardi 26 mai 1998

« Sud-Ouest ». – Que répondez-vous à ceux qui brocardent l'image désuète du Sénat ?

René Monory. – Un sondage récent a prouvé que notre réputation était celle d'une maison calme et sérieuse. Il faut savoir qu'au fil du temps, le Sénat améliore davantage les lois que l'Assemblée nationale, de loi : 58 % des amendements définitifs viennent de lui.
J'ajoute  que toutes les institutions politiques d'Europe reconnaissent notre avance en matière technologique, qu'il s'agisse de nos propositions pour que la France soit plus performante dans ce secteur ou de l'utilisation de l'audiovisuel dans la retransmission de nos débats en temps réel, sur Internet ou par CD-Rom.

« S.-O. ». – On n'en attendait pas moins du père du Futuroscope

R. M. – Justement, j'ai imaginé et construit le Futuroscope sans être autre chose que sénateur, vous voyez que c'est une activité qui ne conduit pas à vivre dans le passé !

« S.-O. ». – Le mode d'élection des sénateurs avantage les communes rurales, alors qu'elles se dépeuplent, tandis que les grandes villes sont sous représentées. Ne pensez-vous pas qu'il serait utile de modifier un peu les choses ?

R. M. – Faisons très attention à ce sujet. Le Sénat est l'assemblée représentative des communes de France  selon la Constitution. Nul en son sein ne pourrait juger satisfaisante une évolution allant dans le sens de la désertification des campagnes, contre laquelle nous n'avons cessé de lutter. Croyez-vous que mettre tous les Français dans les villes contribuerait à leur bonheur ?

Dans mon département, j'assiste avec plaisir au phénomène inverse : la population augmente en dehors des grands agglomérations. Grâce aux nouvelles technologies de communication, il sera de plus en plus facile de vivre et travailler à la campagne, quelle que soit son activité.

Reconquérir le territoire est une obligation pour la qualité de vie des Français et l'efficacité économique. Encore faut-il que ces territoires soient représentés et défendus, c'est le rôle du Sénat.

« S.-O. ». –  Est-il pour autant indispensable que les sénateurs soient élus pour neuf ans ?

R. M. – On ironise beaucoup à ce sujet, de même que sur l'âge de « recrutement ». Je signale simplement qu'au dernier renouvellement, la moyenne d'âge des nouveaux élus était de 55 ans, contre 51 à l'Assemblée nationale. Nous ne sommes pas la vieille assemblée que l'on dépeint parfois. Si tel était le cas, nous ne recevrions pas 100 à 120 délégations internationales chaque année, et nous ne servirions pas d'exemple pour les pays neufs qui veulent se doter d'une chambre haute à l'image de la nôtre. Nous avons ainsi contribué à créer « sept Sénat nouveaux » en Afrique, en Europe centrale et de l'Est. La démocratie, c'est deux chambres !

« S.-O. ». – On annonce une forte opposition sénatoriale à propos du cumul des mandats, alors que le texte – une loi organique – doit être voté en termes identiques par les deux assemblées. Comment allez-vous contrer les intentions gouvernementales à ce sujet ?

R. M. – J'ai toujours dit que notre position n'était pas figée sur la situation actuelle. Je souhaite seulement que chacun fasse preuve de franchise et que les élus socialistes hostiles à tous changement brutal s'expriment sur ce point.

Nous sommes attachés à la possibilité d'associer une fonction exécutive de terrain à un mandat national. Pour faire du bon travail législatif, il est nécessaire de bien connaître les réalités locales. Je suis président du Sénat, mais j'ai tout appris dans mon département. Pour le reste, nous marquerons notre accord à une nouvelle réduction du cumul des mandats.

« S.-O. ». – Vous en êtes-vous entretenu avec le Président de la République lorsqu'il vous a reçu pour parler de la « modernisation de la vie publique » ?

R. M. – Je me suis surtout entretenu du Sénat avec lui et le chef de l'État n'a pas manifesté de désaccord lorsque je lui ai fait part de mon attachement à l'actuel mode d'élection des sénateurs.

Sans doute pourrait-on, cependant, augmenter le nombre d'élus dans les départements « sous-représentés » ou prendre en compte les apports de population nouvelle, mais sans jamais oublier que nous représentons le territoire.

« S.-O. ». – Sur les trente-cinq heures, par exemple, vous avez examiné énormément d'amendements et même organisé une commission d'enquête. Ce travail ne se retrouve pas dans la loi. Comment pourriez-vous lutter contre la « déperdition » de vos efforts ?

R. M. – Le travail du Sénat est toujours utile. Le général de Gaulle et les pères de la Constitution avaient bien perçu dès 1958 la vocation irremplaçable de notre assemblée en matière d'idées, d'alerte et de proposition. Pour les trente-cinq heures, vous allez voir resurgir dans les discussions entre partenaires sociaux la plupart des problèmes que nous avons identifiés.

« S.-O. ». – Allez-vous jouer à nouveau, comme chaque fois que la gauche est au pouvoir, le rôle de « forteresse de l'opposition » ?

R. M. – Encore une image fausse ! Ceux qui disent que le Séant est toujours à droite en ignorant les alternances ne connaissent pas l'histoire contemporaine. Au début de la Ve République, Monerville s'est opposé avec force aux gaullistes et son successeur Alain Poher, fut soutenu par une bonne partie de la gauche lorsqu'il faut candidat contre Pompidou ! L'alternance est possible, comme chaque fois qu'il y a élection.

– Est-ce une bonne idée d'interdire à un sénateur ou à un député d'être maire de sa commune ?

« C'est la plus mauvais idée et elle est tout à fait utopique. C'est sorti de la tête de technocrates socialistes. La France a sa culture et ses traditions. Tout ce que je sais, je l'ai appris sur le terrain. Il n'y a pas incompatibilité entre les mandats de sénateur ou de député et la fonction de maire. La limitation à deux mandats inscrite dans la loi de 1985 est suffisante. Il faut l'appliquer plus strictement. C'est tout. »

– Des élus de droit et parfois de gauche s'en remettent au Sénat pour bloquer cette réforme à l'automne. Est-ce possible ?

« Après avoir dit que nous ne servions plus à rien… Vous verrez que le Sénat n'acceptera pas l'éviction des maires du Parlement et les députés seront contents qu'on ne l'accepte pas. Comme il s'agit d'une loi organique relative aux sénateurs, elle doit être adoptée dans les mêmes termes par les deux Assemblées. »

– Vous aviez vivement réagi aux déclarations du Premier ministre qualifiant le Sénat « d'anomalie démocratique ». L'incident est-il clos après votre entretien de la semaine dernière avec Lionel Jospin ?

« Nous avons eu un entretien tout à fait cordial. Chacun a dit ce qu'il avait à dire. Le Sénat ne fait pas la guerre à tout le monde mais il ne cédera pas sur ses prérogatives constitutionnelles. Il est là pour améliorer la loi et il le fait bien puisque depuis septembre dernier, 58 % des amendements votés par le Parlement viennent du Sénat. Celui-ci existe et il est même indispensable pour de bonnes lois. »

– Le Gouvernement ne prépare-t-il pas d'autres réformes institutionnelles qui peuvent être autant d'occasions de bras de fer ?

« La ratification du Traité d'Amsterdam est tout aussi important et peut poser un problème. Les accords sur la Nouvelle-Calédonie nécessitent une révision de la Constitution qui devrait être menée à bien avant la fin de la session prévue d'ici au 6 juillet. Sur tous les sujets, il y aura des discussions. Nous allons faire en sorte que ça se passe bien. Le Sénat est indispensable et il ne fait pas obstacle à tout. Nous voulons améliorer les choses et c'est ce que nous ferons en ce qui concerne les réformes institutionnelles. Il y aura un dialogue et on verra que le Sénat joue un rôle important. »

– Le groupe socialiste du Sénat a déposé une proposition de loi pour appliquer la proportionnelle dans 77 nouveaux départements. Il veut aussi abaisser l'âge d'éligibilité des sénateurs à 23 ans au lieu de 35. Qu'en pensez-vous ?

« C'est le parti socialiste qui a déposé cette proposition de loi et il n'est pas majoritaire ici. Sur l'âge d'éligibilité, on discutera. Nous ne sommes pas du tout hostiles à son abaissement. En revanche, je ne vois pas comment faire la proportionnelle dans les 42 départements qui élisent deux sénateurs. Il y aurait souvent un élu de droite et un de gauche. Vous croyez que c'est la démocratie, ça ? Ce sont des fantaisies. La plupart des socialistes sont d'accord avec moi mais ne le diront pas. »

– N'y a-t-il pas un projet gouvernemental en préparation sur ce thème ?

« Il viendra après les élections sénatoriales. On a le temps de se revoir, de discuter. Il faut d'abord examiner tous les textes constitutionnels. On verra si le dialogue est possible. Le calendrier est chargé. Quand on bouscule trop l'agenda du Parlement, les lois en souffrent.

– L'harmonisation de tous les mandats à cinq ans mettrait fin à la cohabitation. Est-ce souhaitable ?

« Il ne faut pas parler de choses qui aujourd'hui sont impossibles. Vous ne pouvez pas réduire le mandat présidentiel sans passer à une nouvelle République, la Vie. On n'en est pas là. La cohabitation existera toujours car le président peut dissoudre l'Assemblée à tout moment. »

– Le rassemblement de la droite au sein de l'Alliance peut-il sortir l'opposition du marasme ?

« Je crois que c'est une bonne initiative. Cela donne à tous un repère. Chacun va essayer d'avancer avec son parti dans l'Alliance. Je crois qu'on va dans le bon sens. »

– Après le renouvellement en septembre du tiers du Sénat, la présidence de la Haute Assemblée sera de nouveau en jeu. Serez-vous candidat ?

« Oui, ce n'est pas secret. Pour l'instant, je suis candidat. Tout le monde le sait dans la maison. »

– Êtes-vous le candidat de l'Alliance ?

« Ce n'est pas moi qui en décide mais je le souhaite. Je mène un grand combat pour le Sénat et ce n'est pas fini. La Haute Assemblée est une institution moderne qui travaille bien et qui est indispensable à l'équilibre du Parlement et des institutions françaises. Elle a été profondément renouvelée. Il y a de nombreux jeunes sénateurs qui trouvent ici le temps de travailler en profondeur les questions qui intéressent l'avenir du pays. C'est une assemblée ouverte au plan international et je me donne beaucoup de peine pour qu'on connaisse davantage la qualité du travail qui est effectué ici. »