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Le Monde : Il y a un an, vous affirmiez vouloir vous attaquer aux filières du dopage. C’est exactement ce à quoi nous assistons aujourd’hui. Quel aura été votre rôle ?
Marie-George Buffet : L’existence de ces filières, très organisées et très lucratives, n’est effectivement pas une surprise. Lorsque je suis arrivée au ministère, en juin 1997, il ne m’a pas fallu beaucoup de temps pour comprendre que le dopage était sorti d’une ère artisanale. Des sportifs, des médecins, des entraîneurs, des dirigeants, sont venus m’en parler avec une très grande franchise. Ce qu’ils m’ont dit ne laissait pas le doute sur l’ampleur et la gravité du problème. Il est donc injuste d’affirmer que tout le monde a toujours fermé les yeux. Des femmes et des hommes n’ont cessé de tirer des signaux d’alarme. Mais ils ont été peu entendus.
Du côté des pouvoirs publics, les bonnes intentions n’ont certainement pas manqué. Mais les actes ont peu suivi. Ce qui a longtemps fait défaut à la lutte contre le dopage, c’est surtout une volonté politique forte. Une volonté qui consiste à ne rien cacher, à s’attaquer aux causes profondes du dopage, à ne jamais céder aux pressions qui s’exercent, et je peux vous dire qu’elles existent. Je crois que c’est cette détermination, concrétisée par des moyens accrus et une nouvelle loi, qui a donné une tout autre envergure à cette lutte.
Le Monde : Que pensez-vous des protestations des coureurs contre l’action de la justice et de la police judiciaire durant ce Tour de France ?
Marie-George Buffet : Quand ils sont confrontés à des procédures de droit commun, les sportifs sont des justiciables comme les autres. Avec des contraintes et des droits. Et s’il est vrai qu’à chaud certains coureurs et directeurs sportifs ont eu des réactions très vives, je note qu’aujourd’hui, avec un peu de recul, nombre d’entre eux disent souhaiter que l’action de la justice aille jusqu’à son terme. Cette recherche de vérité et de responsabilités est indispensable. N’oublions jamais qu’au bout de ces trafics il y a des risques prouvés de maladies cardiaques, de cancers, de dépressions, d’hépatites ! La première dimension du combat contre le dopage est d’ordre éthique.
Le Monde : Où se situent, à vos yeux, les responsabilités dans le recours des sportifs professionnels au dopage ?
Marie-George Buffet : Pas seulement les professionnels. Il faut bien mesurer l’étendue de cette pratique. En 1997, sur 221 contrôles positifs, 27 concernaient le sport de haut niveau, tous les autres étaient issus de compétitions de niveau départemental et régional. Ce qui signifie que, chez des sportifs de plus en plus jeunes, il existe un risque énorme de considérer le dopage comme une sorte de passage obligé. On m’objecte parfois que le culte du résultat à n’importe quel prix n’est pas propre au sport. Cela le rend-il acceptable pour autant ? C’est parce que le sport a un effet de miroir des aspirations profondes de la société française que le dopage est massivement rejeté. Plus qu’une tricherie, c’est un détournement total de sens et de valeurs, au moment où l’on attend du sport qu’il construise des repères, du lien social, de la solidarité.
Ces dérives sont amplifiées chez les professionnels, en raison de la pression considérable des enjeux commerciaux sur les sports les plus médiatisés. Et ce n’est pas être dogmatique que de reconnaître que l’arrivée massive et débridée de l’argent dans certains sports a fonctionné comme une incitation à gagner coûte que coûte,
En même temps, on voit bien comment le recours au dopage met en évidence une chaîne de responsabilités. Toutes doivent être abordées. Comment espérer gagner cette bataille si, par exemple, les instances sportives n’allègent pas les calendriers des compétitions au plan national et international ? Si les temps de repos et de récupération ne sont pas respectés ?
Sur ce point, j’approuve la décision que vient de prendre la direction du Tour d’un retour à deux jours de repos dans la Grande Boucle. Je crois également qu’il est devenu urgent, au niveau européen, d’avoir des actions communes contre les trafics, et d’unir nos efforts sur la recherche, comme je l’ai proposé récemment à mes homologues de l’Union européenne.
Le Monde : La loi antidopage a été adoptée par le Sénat et doit être prochainement soumise à l’Assemblée nationale. Après les événements survenus lors du Tour de France, ne craignez-vous pas une surenchère des députés ?
Marie-George Buffet : Non. D’abord parce que les affaires de dopage qui ont éclaté dans ce Tour de France ne prennent pas à contre-pied le contenu de la nouvelle loi. Au contraire. Sur bien des aspects, comme la lutte contre les pourvoyeurs, les faits qui ont surgi soulignent la pertinence d’un renforcement des moyens judiciaires et d’une aggravation des peines. D’autre part, lorsque le texte est venu en première lecture devant le Sénat, le vote unanime qui s’est dégagé, autant que la qualité du débat qui l’a précédé, témoignent d’une très large volonté de changer la loi de 1989. Les choix essentiels proposés par le Gouvernement ont été retenus dans leur cohérence : développer la prévention, mieux protéger la santé des sportifs s’attaquer plus efficacement aux filières, se doter d’une autorité indépendante. Plusieurs amendements ont permis d’enrichir le projet initial. Je souhaite qu’il en soit de même à l’Assemblée nationale.
Le Monde : Votre projet de loi insiste sur le suivi médical des athlètes. Or la présente affaire indique la compromission de nombre de médecins du sport. Comment s’assurer de leur participation à la lutte antidopage ?
Marie-George Buffet : Commençons déjà par clarifier les choses. Le terme générique de « médecin du sport » recouvre des situations complètement différentes. On peut quand même difficilement mettre sur le même plan un médecin agréé par le ministère pour procéder à des contrôles antidopage dans le cadre d’une mission de service public, et un médecin employé sous contrat privé par un sponsor. Incontestablement, le respect de la déontologie dans l’exercice de la médecine sportive rend nécessaire une distinction des situations, des fonctions, des responsabilités.
C’est pourquoi, avec le secrétaire d’État à la santé, Bernard Kouchner, nous venons de constituer un groupe de travail commun aux deux ministères, auquel est associé le Conseil de l’ordre. Nous avons fixé à ce groupe trois objectifs majeurs : proposer des mesures destinées à mieux garantir l’indépendance, la confidentialité et le respect de la déontologie ; identifier les contraintes actuelles qui pèsent sur le fonctionnement de la médecine sportive ; évaluer la nécessité d’un renforcement des sanctions en cas de manquements à la déontologie.
En ce qui concerne le suivi médical des athlètes de haut niveau, il faut bien reconnaître que ce dispositif est très inégalement mis en œuvre selon les fédérations. C’est pourquoi la nouvelle loi le rendra obligatoire, et fixera un règlement type. À partir de ce cadre, les fédérations établiront un protocole propre à chaque discipline.
Le Monde : Votre projet de loi continue de laisser l’initiative des sanctions aux fédérations, sous le contrôle renforcé d’une haute autorité. Pensez-vous que les fédérations aient encore une force de police dans leur discipline ? Souhaitez-vous que la justice étende ses investigations aux autres sports ?
Marie-George Buffet : Le combat contre le dopage ne se gagnera pas sans le mouvement sportif. Autant il était illusoire de penser qu’un tel problème pouvait se régler comme « une affaire de famille », autant ce serait une très grave erreur de dessaisir le sport d’un enjeu qui touche à son existence même. L’alternative n’est pas entre un sport en dehors des lois et un sport sans aucune loi. D’autre part, sur les questions directement liées au dopage, comme le calendrier des compétitions, les programmes d’entraînement, la prévention, le suivi médical, ce sont bien les instances qui ont une responsabilité et des pouvoirs de décision. On ne doit donc pas opposer la part essentielle qui revient au mouvement sportif, et celle, indispensable, qui incombe à la justice, quel que soit le sport.
Le Monde : Vous avez saisi votre collègue du ministère de la Justice à la suite des affaires de dopage à la nandrolone qui a frappé différents sports. Où en est le dossier ?
Marie-George Buffet : C’est un dossier qui est entre les mains de la justice. Je ne ferai donc aucun commentaire à ce sujet. Je tiens cependant à rappeler que ma démarche visait précisément à déclencher une action contre les pourvoyeurs de produits. Jusqu’à présent, dans les affaires de dopage, seuls les utilisateurs étaient sanctionnés sur le plan sportif. Mais ceux qui achètent, fournissent et administrent les substances n’ont jamais été inquiétés. Ce ne sera plus le cas.