Texte intégral
Le Monde : 24 octobre 1998
Q - « Depuis l'assassinat du préfet Erignac, vos prises de position publiques sur le dossier corse ont été rares. Pourquoi ?
- Membre du gouvernement, je me fais une règle de laisser s'exprimer chacun de mes collègues dans son domaine de compétence, sans interférer, même s'il s'agit de la Corse. Pour autant, je peux vous assurer que je participe pleinement à l'élaboration des décisions et que je suis en accord avec les choix du gouvernement, qui mène d'ailleurs, en Corse, la politique que je réclame depuis toujours.
Q - L'amendement Courson a été adopté en première lecture avec l'apport des voix de la gauche. Certains y voient le prélude au démantèlement du système fiscal dérogatoire dont bénéficie la Corse…
- La présentation de cet amendement a été désagréable, et bien dans le style de M. de Courson : il s'agirait d'arracher aux corses un privilège injustifié. Ce n'est pas la bonne méthode, et on peut comprendre certaines réactions, même s'il faut se méfier de l'exploitation que d'aucuns font, dans l'île, de cette affaire. Sur le fond, une région où la propriété ne se transmet pas de manière claire est handicapée. Et le fait qu'en Corse les successions ne soient pas déclarées est un désavantage pour l'île. Je pense que, sur la durée du débat budgétaire, il y aura la place pour une réflexion sereine sur ce point qui ne préjuge pas du problème plus global de la fiscalité des successions en Corse.
Q - Vous ne vous êtes pas exprimé très longuement sur le rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale, qu'avait présidée Jean Glavany…
- je tiens à rappeler que c'est moi qui, depuis dix ans, ai demandé la constitution d'une commission d'enquête sur l'utilisation des fonds publics en Corse. Cette commission a bien travaillé, je l'ai dit. Elle a identifié les dysfonctionnements sans, pour autant, prononcer une condamnation globale. Je me réjouis qu'elle ait aussi proposé des pistes de solution, comme je l'avais d'ailleurs souhaité.
Q - La Corse bénéficie d'un statut spécifique et de nombreuses dérogations aux obligations financières et fiscales de l'ensemble national. Pourtant, la traduction en termes de développement économique, social et culturel, sur le « terrain », se fait toujours attendre…
- Je n'ai jamais attendu de miracle d'un dispositif fiscal ou institutionnel. Encore une fois, appliquons la loi républicaine, assurons le développement de la Corse à travers, notamment, les contrats de plan. La Corse ne s'en sortira que grâce à l'implication de ses habitants et par leur travail. Dans le cadre de l'Etat de droit, le gouvernement pourra, alors, les aider. On a tout essayé en Corse, sauf d'appliquer la loi, tout simplement. C'est ce que fait le gouvernement. Même si cela entraîne quelques turbulences, il faut que les Corses tiennent bon. C'est la seule voie pour la Corse.
Q - Un « toilettage » du statut de la Corse n'a pas été exclu par la commission d'enquête. Le débat porte notamment sur la réforme des offices et agences. Faudrait-il refondre ces outils et les placer sous l'autorité de la collectivité territoriale de Corse ?
- Ceux qui croient que le salut de la Corse est dans la énième évolution institutionnelle sont comme ces insomniaques qui changent sans cesse de lit. A cela, je réponds que c'est la pire des choses. Ce serait une nouvelle perte de temps et d'énergie. De plus, le cadre républicain fixe les limites de l'exercice. Il est certes possible de rectifier tel ou tel point concernant les offices ou le fonctionnement interne de l'assemblée territoriale, mais n'ayons pas l'hypocrisie de parler, à ce propos, de « réforme institutionnelle » !
Q - Paul Giacobbi persiste et signe en faveur de l'enseignement obligatoire de la langue corse de la maternelle à l'université. Partagez-vous, sur le principe, la position de votre collègue radical de gauche ?
- La France signera la charte européenne des langues minoritaires, moyennant quelques précautions, et c'est très bien. A présent, on va pouvoir distinguer ceux qui veulent réellement la promotion des langues régionales et ceux qui veulent en faire une arme politique de division ou d'exclusion. Pour ce qui est de la position de mon ami Paul Giacobbi, je suis favorable à l'obligation de dispenser l'enseignement du corse, mais son étude doit rester optionnelle.
Q - Le siège de sénateur de la Haute-Corse a été perdu par la gauche au profit d'un candidat de droite très controversé, Paul Natali. Au-delà de l'échec électorale, ce résultat est interprété comme une marque de défiance des élus insulaires à l'action menée par le gouvernement…
- La droite est majoritaire en Corse. Le corps électoral pour les élections sénatoriales en Haute-Corse, tel qu'il ressort, en particulier, des élections cantonales et municipales de 1995, est encore plus marqué. Et tous les partis de droite avaient accordé leur investiture très ferme à M. Natali. A l'évidence, nonobstant les démêlés judiciaires, la discipline a parfaitement joué à droite. Il faut le constater pour le regretter, mais ne pas interpréter cela comme je ne sais quelle réaction négative des Corses à la politique de rétablissement de l'Etat de droit. Je peux vous l'assurer, une très grande majorité de la population approuve cette politique.
Q - Les différentes investigations menées sur l'utilisation des financements publics mettent en cause des personnalités élues de la politique et des responsables socioprofessionnels et consulaires. Se pourrait-il que des représentants de l'Etat, dans le passé, soient suspectés ?
- L'application de la loi est indivisible. Quand le gouvernement applique l'Etat de droit, cela se traduit par des investigations qui n'épargnent personne. C'est normal et sain. Pour autant, il faut veiller à garder le sens de la hiérarchie des fautes et à établir des priorités en fonction de la gravité des fautes ou des erreurs décelées. C'est ce que s'efforcent de faire les services de l'Etat, avec les inévitables tâtonnements. Si personne n'est, bien sûr, au-dessus des lois, l'appel à la mise en cause de certains préfets me paraît relever de la recherche d'alibis ou de boucs émissaires.
Q - Comment jugez-vous la récente demande du préfet de Corse de pouvoir coordonner l'action de sécurité dans l'île et la réponse négative de Matignon ?
- Le préfet de Corse exerce ses responsabilités dans le cadre des textes en vigueur. Un nouveau décret concernant ses attributions a été publié le 3 juin. Il en sera fait usage en tant que de besoin. La Corse est partie intégrante du territoire républicain, la loi doit donc s'y appliquer comme sur le continent, tout simplement avec fermeté et par les moyens ordinaires de la justice et de la police. Ils sont suffisants. »
CORSE-MATIN - vendredi 30 octobre 1998
Q - Abordons le problème spécifique de la Corse dans l'ensemble français. On fait souvent référence à la solidarité nationale dont bénéficie l'île. Mais trouvez-vous normal par exemple que la seule ville de Paris reçoive 80 % des aides du ministère de la Culture ?
- Que la France ait été un pays exagérément centralisé, cela personne ne le conteste. Il n'est que de voir la place de la capitale en pourcentage de la population ou encore notre réseau ferroviaire ou aérien. C'est aussi le cas avec la forte proportion d'organismes publics à Paris.
Mais les choses évoluent dans le bon sens avec la décentralisation des décisions administratives ou les délocalisations des services vers la province. Il faut poursuivre dans cette voie dans la concertation.
Q - Je me permets d'insister : fait-on tout un plat lorsque l'ensemble des contribuables français – et donc les Corses – comble le déficit de la RATP dont seuls les Parisiens bénéficient ? Ou bien participe à un équipement de prestige comme le Stade de France à la rentabilité plus qu'incertaine tandis qu'à Furiani, seul de son espèce, se dresse un stade à tribune unique.
- Il faut se garder de ce genre de raccourcis. On trouvera toujours des axes de comparaison qui prouveront soit que nous sommes victimes d'une horrible injustice, soit que nous sommes des profiteurs.
Je ne crois pas, franchement, que nous puissions dire que nous subissons les conséquences d'un grave défaut de solidarité de la part du pays tout entier.
Je me reconnais tout à fait dans le discours de politique générale du Premier ministre, Lionel Jospin, le 19 juin 1997. Après avoir rappelé que « l'état de droit ne doit pas souffrir d'exception », il ajouterait « le gouvernement… fera en sorte que la solidarité nationale s'exerce pour rattraper le retard de développement dû à l'insularité. »
Q - Venons-en au rapport Glavany. Il a ses mérites, mais on n'a pas insisté sur un point : l'insigne faiblesse des propositions dès lors qu'il s'agit pour la Corse de repartir sur de nouvelles bases…
- Je voudrais rappeler que c'est moi qui ai demandé, depuis dix ans, qu'une telle enquête soit menée.
Et j'ai apprécié ce rapport, car les parlementaires se sont gardés de tout procès collectif des Corses, ce que je trouve toujours détestables. Ils ont identifié des dysfonctionnements et suggérer des pistes pour en sortir.
Cela dit, ce rapport qui n'engage à ce stade que les parlementaires, constitue la base d'un travail qui désormais est l'affaire de tous ; de l'État, mais aussi des Corses eux-mêmes.
Ma conviction est que la mise en oeuvre de nombreuses propositions est parfaitement possible, et que ça peut se faire vite.
Q - Ce rapport a mis au jour des dysfonctionnements graves. Mais il reconnaît aussi la responsabilité de l'État dans ce laxisme généralisé. Comment expliquez-vous cette manière de complicité depuis tant d'années ?
- L'État par le passé a fait preuve d'une vigilance insuffisante. Au fil des années, tout un chacun s'est convaincu qu'en Corse on pouvait obéir à des règles différentes. Tout simplement parce qu'on a voulu affirmer la prééminence d'un problème politique qu'il faudrait d'abord résoudre pour ensuite appliquer la loi.
Dans ce domaine-là, c'est vrai, beaucoup de gouvernements de toutes tendances ont fauté. Par l'acceptation de différences inacceptables, notamment la non-application de la loi et donc – car cela revient au même – l'acceptation de la violence.
Mais je crains que certains ne recherchent avant tout, à travers la mise ne cause des représentants de l'État, des alibis faciles.
Q - Les parlementaires ont aussi fustigé le double discours de la classe politique locale ; l'un en direction de la Corse, l'autre à Paris…
- Vous comprendrez que je ne me sente pas concerné. Je n'ai jamais tenu qu'un seul discours.
Q - Abordons le registre du rôle de l'État dans la situation de l'île et celui des réformes éventuelles. Pensez-vous que l'État fait enfin ce qu'il a à faire et qu'il aurait dû faire depuis longtemps ?
- J'en suis persuadé. Pour que notre île puisse se tirer d'affaire et entrer dans la voie d'un développement économique, il faut que la loi s'applique. De façon ferme, tranquille, par des moyens ordinaires, mais avec obstination. C'est la condition même d'une aide efficace de l'État.
On a essayé en Corse toutes les politiques, sauf celle-là ; celle par laquelle il aurait fallu commencer.
Q - Notons cependant que les assassins du préfet Erignac courent toujours. D'où vient, selon vous, le fait que l'État ne parvient pas à faire en Corse ce qu'il réussit partout ailleurs ?
- L'irrésolution de l'État n'a pas incité le citoyen à aller se confier à lui. Je note cependant que la loi du silence n'est pas un code d'honneur ; elle est plutôt la traduction de la peur.
Quant aux assassins de Claude Erignac, je persiste à espérer qu'on va les confondre, eux et leurs commanditaires.
Q - Paul Giacobbi qui est proche de vous, a fait sensation, lors d'un séminaire organisé par le centre européen d'études des minorités. Premier point : il y a déclaré qu'il n'était pas hostile à la suppression des départements…
- C'est un problème qui n'est pas propre à l'île. Depuis qu'on a procédé à la mise en place des régions, les meilleurs esprits de France s'interrogent et se demandent s'il n'y a pas un échelon de trop. Mais il y a un point sur lequel une forte majorité se dégage : ce n'est pas le moment de changer les choses. La question n'est pas d'actualité.
Q - Deuxième point : l'enseignement obligatoire de la langue corse…
- Ma position n'a pas varié : je suis pour l'enseignement obligatoire et l'étude optionnelle.
Q - Troisième point : la citoyenneté régionale.
- Je ne vois pas très bien en quoi elle consisterait. D'une manière générale, je suis persuadé que les spéculations institutionnelles sont pour certains un refuge. Il y a une certaine démission de l'esprit à chercher à modifier le contenant quand on n'est pas capable de faire évoluer le contenu.
Q - Un mot sur l'économie et sur les perspectives politiques. L'état zéro de l'économie en Corse : on a tout mis sur le dos de la violence ; est-ce bien raisonnable ?
- Oui, car c'est une cause suffisante. On ne développe pas un pays où il y a cinq cents attentats par an pour 250 000 habitants. Je ne dis pas pour autant que tout est parfait. Nous devons nous améliorer dans d'autres domaines évidemment.
Q - Si les élections territoriales venaient à être annulées, seriez-vous encore candidat et sur la base de quelle stratégie ?
- Je ne fais jamais de spéculations prématurées sur un événement improbable. Mais je suis convaincu que la Corse a tout intérêt à faire l'économie d'une nouvelle campagne électorale.
Q - Deux questions d'une actualité brûlante – mais quand ne le sont-elles pas en Corse ? D'abord, l'adoption de l'amendement de Courson par l'Assemblée nationale. Constitue-t-il une catastrophe pour l'île ?
- L'amendement de Courson a été présenté d'une manière et avec une précipitation désagréables. La surprise et l'émotion sont compréhensibles, mais il peut alimenter les cris d'orfraie de quelques-uns qui, en Corse, hurlent à l'injure pour essayer d'arrêter ce qui est en train, c'est-à-dire l'entrée de l'île dans le cours normal des choses.
Cela dit, cet amendement n'est pas une catastrophe. Pour la raison suivante : lorsque, dans une région quelle qu'elle soit, la propriété ne se transmet pas de façon claire et transparente, c'est un handicap.
Or, ne pas déclarer les successions est un élément de mauvaise transmission de la propriété. Il y a certes dans les arrêtés Miot des choses positives, mais justement pas celle-là.
La non-déclaration permet à certains de se réfugier dans une totale opacité et d'échapper ainsi au circuit d'une possible taxation.
Reste que, dans la durée du débat parlementaire, il y aura le temps de procéder à une concertation plus sereine pour arriver à un état qui préserve les intérêts lors de la transmission des petites successions et prenne en compte les spécificités du traitement des biens immobiliers sis en Corse.
Q - Ensuite : l'impossible reconnaissance du peuple corse comme on a pu encore le vérifier lors de la dernière session de l'assemblée territoriale…
- Je regrette que la droite, majoritaire à l'assemblée de Corse, ait pris la responsabilité d'escamoter le débat. Elle a préféré se réfugier dans l'ambiguïté.
C'était pourtant l'occasion de répéter que l'idéal républicain est plus actuel que jamais. Et de rappeler que le cadre républicain ne permet pas d'identification de communauté par la loi. C'est le pacte fondamental sur lequel la République est assise.
Mais ceux qui ne sont pas pour la reconnaissance juridique du peuple corse, n'en sont pour autant moins Corses ou moins attachés à la Corse.
Enfin, s'agissant de notre île, A Cuncolta indipendentista a clairement marqué que sa démarche allait dans le sens de l'indépendance.
Et c'est vrai que cette reconnaissance juridique serait un pas vers l'indépendance. Or c'est précisément ce dont la population corse ne veut pas.
Q - Vous accorderez cependant que l'Assemblée nationale a déjà voté la reconnaissance juridique du peuple corse…
- Ce jour-là, elle a eu tort ; et la censure du Conseil constitutionnel, au sujet de l'article 1er, est venu confirmer que ce n'était pas compatible avec la Constitution, et je dirais volontiers avec l'articulation même de la République.
Dans le cadre républicain, seuls les individus sont porteurs de droits. Ce fut tout le sens de mon vote en 1991.
Q - Le bilan de votre action ministérielle pour terminer. Parmi vos compétences : la fonction publique. Vous êtes partisan résolu du service public, la Corse en a bénéficié à forte dose, on ne peut pas dire que ça lui a beaucoup réussi.
- Détrompez-vous. Dans le contexte de violence que nous avons connu, heureusement que le service public a pu jouer son rôle. Sinon où la Corse en serait-elle aujourd'hui ? Au fondement du service public, ne l'oublions jamais, il y a l'égalité d'accès, et il constitue un élément fondamentale de la cohésion sociale.
Q - Vous êtes le ministre de la réforme de l'État. Que faut-il réformer justement ?
- Nous devons poursuivre la politique de déconcentration fortement engagée parce qu'il y a des décisions qui doivent être prises plus près des citoyens. L'État doit en permanence évoluer pour s'adapter aux exigences du monde moderne. Il y a un certain nombre d pistes que j'ai définies dans la charge de la réforme de l'État de novembre de 1997.
Et d'ores et déjà la majorité des décisions sont prises au niveau local par les services de l'État. Et donc s'impose, avec d'autant plus d'acuité, un suivi de l'évaluation des politiques. Avec un seul objectif : être plus proche des réalités du terrain pour être plus efficace.
Q - Dernière attribution de votre ministère et dernière question du reste : la décentralisation. Certains s'étonnent qu'elle ait pu être confiée à un jacobin pur et dur tel que vous. Quelle est selon la vertu première de la décentralisation ?
- Je suis un jacobin décentralisateur. Qu'est-ce d'ailleurs qu'être jacobin ? Tout simplement avoir un souci scrupuleux de l'égalité des chances entre tous les citoyens. En revanche, l'heure est sans doute venue de rapprocher les centres de décision de ceux qui vont les vivre. Et la décentralisation, voulue et mise en application par les gouvernements de gauche, est une affaire qui marche bien. Elle accompagne et fortifie l'initiative locale.
Mon regret, c'est qu'elle n'a pas produit ce qu'on était en droit d'escompter d'une telle révolution : un regain de citoyenneté et de civisme. Je crois que désormais il faut travailler en ce sens.