Texte intégral
Mesdames et Messieurs, chers amis,
Je voudrais vous dire, d’abord, le plaisir qui est le mien de retrouver le président et je puis ajouter mon ami Christian Poncelet en sa double et forte qualité, ici, à Rouen. C'est ici le siège du conseil général que préside Charles Revet que je salue. C'est également le siège du district de l'agglomération rouennaise que je président. A l’occasion de votre congrès annuel, je retrouve beaucoup de visages amis et connus, dont le président de la région, Alain Le Vern, et le maire de Rouen, Yvon Robert. L'initiative en revient au président Puech, que je remercie cordialement de son invitation.
Je suis en effet persuadé de l'importance qui s’attache à ce que le lien entre les deux aspects de notre démocratie représentative - le national et le local - soit bien vivant. Le programme très dense de travail du Parlement avec, prévu dans les mois à venir, la discussion du projet de loi de finances, l'examen de textes sur l’intercommunalité, la loi d'orientation relative à l'aménagement durable du territoire, la loi sur les interventions économiques des collectivités locales, tout cela qu'il faudra veiller à bien coordonner met à nouveau sur le devant de la scène un débat de fond : celui de la décentralisation. Comment adapter aux exigences du monde nouveau notre système ? Quel avenir pour un processus entamé voici plus de 15 ans avec les lois Defferre ? Je voudrais consacrer quelques brèves remarques à cette interrogation et j'ai pris note, Monsieur le président Puech, de votre souhait d'un débat global sur ces questions.
1. Pour un acte II de la décentralisation
Quel constat de départ ? Les progrès accomplis en quelques années à travers la décentralisation sont certains et constituent un acquis des réformes de la décennie passée : une meilleure autonomie des décisions des collectivités, des compétences étendues, des avancées démocratiques grâce au contrôle plus direct des décideurs locaux par les citoyens, la tutelle cédant le pas devant le contrôle de légalité, avec le préfet, le tribunal administratif et la chambre régionale des comptes. Même si beaucoup de progrès restent à accomplir, le fonctionnement des collectivités ainsi investies de pouvoirs nouveaux a été, dans l’ensemble, plus satisfaisant. Pour avoir le recul de l'expérience de divers gouvernements, je dirais que les collectivités locales ont souvent été mieux gérées que l’État. Pour autant, des zones d'ombre existent.
Au chapitre des insuffisances, je citerai évidemment certaines compétences des collectivités locales encore trop limitées, parfois mal délimitées, dans des champs d'intervention et où elles pourraient apporter leur contribution, à côté ou même à la place de l’État. Il faut aussi déplorer la parcellisation et l’éparpillement dans ce gros millefeuille aux mille statuts qu’est la complexité locale. Je m'inquiète également de la faible maîtrise, par les collectivités elles-mêmes, de leurs ressources. Cette situation les places dans une dépendance envers l’État.
Comment ne pas relever, aussi, que l'insuffisance initiale de déconcentration administrative s'est progressivement doublée parfois d'un rapatriement dans les administrations centrales de décisions, qui conditionnent, par le jeu des financements croisés, le projet des collectivités locales.
Je note enfin l’attitude constante d'administrations qui n'ont pas renoncé à reprendre par la main de Bercy ce qu'elles avaient abandonné en desserrant l'étreinte de Rivoli. La sécurité financière, pluriannuelle, ne doit pas faire défaut aux collectivités locales si on veut que les départements, notamment, s’engagent, après les années du pacte dit de stabilité, dans des investissements nécessaires. nous espérons que le nouveau contrat de croissance et de solidarité que propose le gouvernement permettra des évolutions positives, étant observé que personnellement, je plaide depuis déjà longtemps pour l'allégement global des impôts et des charges, notamment sur les salaires les plus modestes.
Certes, lentement Paris s'est fait à l’idée qu'il ne pourrait transformer le reste du pays en ce « désert français » que les géographes annonçaient. Paris n'en continue pas moins de régner sur « l'espace français » et ce déséquilibre, inconnu en Italie, en Espagne, en Allemagne ou en Angleterre, qui nous singularise historiquement, nous limite en efficacité. Je crois donc aujourd'hui nécessaire d'engager l’acte II de la décentralisation, de relancer un processus fort de rapprochement des décisions du terrain, de rapprochement des décideurs et des citoyens.
Toutefois, puisque nous sommes en 1998 et plus en 1982 et afin de tirer toutes les leçons de l'étape précédente, il me semble utile de réfléchir aussi sur la méthode.
En premier lieu, pourquoi ne pas envisager que les collectivités locales puissent exercer, en lieu et place de l’État et par le biais de conventions, certaines compétences qui sont aujourd'hui de son domaine ? L’État est-il tellement maître de son temps et de son énergie pour favoriser la croissance, lutter contre les exclusions, favoriser l’emploi, qu'il doive et puisse se mêler de tout dans l’Hexagone ? Un des objectifs de l'État doit être de conforter des dynamiques locales, de valoriser l’existant, mais pas de faire prendre en charge par d'autres ses propres missions, sans pour autant accepter d'en abandonner la maîtrise, d’en déléguer les capacités et d’en transférer les finances. Il me semble que le recentrage de l'État sur ses missions indispensables de régulation, de prise en compte du temps long, d'orientation de la nation en serait facilité. Pourquoi ne pas procéder par expériences ? Au bout d'un certain délai, il serait possible de faire le bilan des expériences et de décider ou non du transfert définitif aux collectivités de ces compétences et des moyens qui les accompagnent. Cette méthode, pragmatique et gradualiste, serait une manière nouvelle d'approfondir la décentralisation, un signe de la maturité de notre démocratie, tout en luttant - car c'est essentiel - contre les inégalités.
En second lieu, l'approfondissement de la décentralisation et la réorganisation des services de l'État devront, je crois, aller de pair. Ce sont deux piliers de l'aménagement du territoire. Que l'un d'entre eux fasse défaut, c'est la France entière qui boite. Il est important que les représentants de l'État au plan local disposent de pouvoirs suffisants, qu'ils soient les véritables correspondants et partenaires des élus. Cela passe, notamment, parle le renforcement des services extérieurs en moyens matériels, mais aussi humains y compris en cadre de niveau A. Cela passe aussi par la fin de certaines enclaves administratives dont les lignes télégraphiques et les signaux de fumée, au nom de relations anciennes, se dirigent encore directement vers Paris.
Nous ne sommes pas un État fédéral. Dans ce dispositif où la déconcentration est le pendant indispensable de la décentralisation, un découplage entre la représentation de l’État au plan local l'organisation des collectivités locales est peu convenable. Or, aujourd’hui, les services de l'État sont organisés principalement au niveau départemental, même si l’échelon régional a été renforcé depuis quelques années. Il s'agit d'une donnée, objective, importante, dans la réflexion à mener sur le nombre de niveaux d’administration dans notre pays. Entre les 36 000 communes, souvent de petite taille, qui font la spécificité française et les 22 régions qui, peut-être trop nombreuses à le faire, tirent notre pays vers l’Europe, le département fonctionne aujourd'hui comme un chaînon intermédiaire. Plus qu'une simple structure administrative, il a une réalité sociologique et suscite l'attachement de la plupart de nos concitoyens. La question est donc, aujourd’hui, de réfléchir au rôle qu'il doit jouer à l'avenir et à l'efficacité de son action, sans exclure, naturellement, de réformer ce qui doit l’être.
Le département, comme les autres collectivités territoriales et comme l’État, doit à cet égard faire face à un double défi : celui de l'aménagement du territoire, c'est-à-dire le développement équilibré de l'espace national, et celui de l'aménagement des territoires, c'est à dire le dynamisme de l'espace rural et l'adaptation progressive des structures de notre pays à une civilisation urbaine.
2. Le département, acteur du développement des territoires
On sait qu'une politique d'aménagement du territoire doit, pour réussir, mobiliser tous les acteurs : État, régions, départements, structures intercommunales et villes, mais aussi l'Union européenne, entreprises et services publics. Écarter l’un de ces maillons, c'est risquer de mettre en péril l'objectif tout entier. Demain, c'est vraisemblablement à partir de modèles de coopération souples que naîtront les réseaux locaux de croissance et d'innovation. Je suis persuadé que l'avenir des services publics locaux est dans un fonctionnement en réseaux. C'est déjà le cas en matière d'hôpitaux de proximité, de services postaux, d’enseignement supérieur, d’enseignement supérieur. Le développement des nouvelles technologies rendra, à l’avenir, l’échange des données plus aisé. Chacun doit pouvoir en bénéficier.
Le partenariat devra être le maître mot de la gestion des enjeux locaux et territoriaux. C'est vrai pour les communes avec l’intercommunalité. Demain, l'action des conseils généraux devra, je le pense, intégrer, entre eux et avec les autres échelons d’administration, cette logique et cette méthode. N’ira-t-on pas aussi de plus en plus vers l’interdépartementalité ?
Evoquant le partenariat, je pense en particulier aux nouveaux modes de l'action sociale dans les agglomérations, qui passeront, sans doute de plus en plus, par des conventions entre les villes et les conseils généraux, afin de parvenir à une utilisation totalement cohérente des moyens. De la même manière, sans remettre en cause le rôle premier de la région en matière d'intervention économique, ne devra-t-on pas concevoir que des conventions d'objectifs assurent, pour le développement et l’emploi, la cohérence de l'action publique en direction du monde de l’entreprise ? Dans le même esprit, associer le département aux contrats de plan État-Régions pourrait avoir une double signification : reconnaissance du rôle du département dans l'aménagement du territoire, garantie de l'adhésion de tous les partenaires - agglomérations, départements, région, État - aux grands objectifs régionaux. La traduction de ces engagements serait, notamment, la mise en commun de capacités, y compris financières.
Dans un tel schéma, la place du département doit être à mes yeux celle de la proximité et de la médiation entre logiques locales et logiques globales. Proche des habitants et des terroirs par ses élus et par ses services, il se situe à un échelon qui fait de lui un acteur bien placé pour assurer le lien entre monde rural et vie urbaine. Il ne s'agit plus de la fameuse journée de cheval qui permettait d'aller vers le chef-lieu et d'en revenir. Mais le département représente une superficie, un ensemble humain, une identité culturelle, des paysages cohérents, ce qu'on appelle maintenant un biotope. Pour ceux - et ils sont nombreux - qui, travaillent en ville, habitent le milieu rural et y apportent la diversité de leur mode de vie, leurs besoins de loisirs et respect de l’environnement, le département est à la dimension.
3. Relever l'enjeu urbain
Je l'évoquais à l’instant, 80 % de la population française vit aujourd'hui en milieu urbain. Les villes, petites, moyennes ou grandes, qui sont en expansion, sont parfois sous-représentées dans les assemblées départementales et cependant il faut consacrer beaucoup de temps, d'argent et d'énergie aux questions qui concernent spécifiquement ces types d’habitats, les problèmes des femmes et des hommes qui y vivent.
Il ne s'agit évidemment pas, dans mon esprit, que les enjeux sociaux de la ville prennent le pas sur la gestion de territoires entiers, ni d'organiser un déséquilibre arbitraire entre les campagnes et les villes : renforcer les moyens des villes est une chose, priver les campagnes des leurs en serait une tout autre, condamnable, surtout lorsqu'il s'agit de services publics ou des moyens d'assurer la sécurité publique. De ce point de vue je crois judicieux que le gouvernement ait sursis à la réforme sur les commissariats et les gendarmeries pour engager une concertation.
Prendre la mesure des problèmes urbains et des enjeux qui s'y attachent, c’est, aujourd’hui, même dans des agglomérations moyennes, ouvrir de nouveaux chantiers locaux à travers une politique de la ville qui va bien au-delà du difficile problème des banlieues. Les villes-centres - qui, souvent, sont de petites villes ou des villes moyennes dans des départements à dominante rurale - concentrent en leur sein des populations souvent fragiles. Demain, il faudra faire face à la restructuration urbaine de leurs quartiers d'habitat social anciens, de leurs équipements parfois vieillis. Ces phénomènes bouleverseront les équilibres locaux, et les collectivités concernées ne sont pas toujours prêtes à assumer seules les adaptations nécessaires. Elles devront pouvoir compter sur la solidarité départementale et sur le jugement éclairé de ses assemblées.
4. Vers une nouvelle donne locale
Dans cette entreprise, vous ne pourrez pas être seuls. Pour répondre à la nouvelle donne locale qui s’amorce, il faudra que chaque acteur assume sa part. A cet égard, il est un paramètre qu'il ne faudra pas oublier, c'est l'Europe dont je m'inquiéterais si l'aide qu'elle nous apporte à travers les fonds structurels devait être remise en question par un zonage en diminution et pas un élargissement trop rapide au regard de l'approfondissement institutionnel qui selon moi est nécessairement préalable. On sait que les fonds structurels européens constituent jusqu'ici un aspect central de notre politique d'aménagement du territoire par les ressources qu'ils apportent aux régions. Or, pour cause notamment d'élargissement de l’Europe, il est envisagé de diminuer les sommes disponibles, de réduire les portions du territoire concernées, de faire automatiquement coïncider les zones sélectionnées par l'Europe et les zones sélectionnées par la France, excluant de fait une politique d'aménagement du territoire pour les zones non retenues. J'attire l'attention sur ce problème, dont je sais que notre gouvernement est pleinement conscient car il n'est pas sans lien avec celui des services publics, de la ruralité ou de la décentralisation que j'évoquais il y a un instant, pas sans relation non plus avec celui des banlieues et du cadre de vie. Compte tenu de notre souci d'équilibrer le territoire, de la nécessité à la fois de revitaliser nos zones rurales et de restructurer nos villes, compte tenu aussi de l'imminence des nouveaux contrats de plan régionaux, je souhaite qu'on parvienne à préserver des outils d'action aussi importants.
Voici, Mesdames et Messieurs, quelques réflexions que je souhaitais partager avec vous ce matin. Elles nous mènent vers l’avenir, un avenir qu'il nous appartient d'organiser ensemble pour préparer le département à la donne du siècle qui vient. Vous allez rentrer dans le XXIe siècle à la tête des exécutifs départementaux. Le législateur est évidemment concerné par le succès de votre action. C'est notre responsabilité commune. Créativité et solidarité, tels sont deux mots clés de votre action. Le défi est suffisamment important pour que nous mobilisions toutes nos énergies ensemble. Merci.