Interviews de M. Jean-Marc Ayrault, président du groupe parlementaire socialiste à l'Assemblée nationale, à France-Info et RTL les 3 et 4 décembre 1998, sur le travail parlementaire, l'ordre du jour surchargé de l'Assemblée, l'obstruction de la droite notamment lors du débat sur le PACS, la politique de réforme de la majorité, l'image du Président de la République et la cohabitation.

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Média : France Info

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France Info - jeudi 3 décembre 1998

Q - Alors ça va mal à l'Assemblée : Pacs, audiovisuel, justice, tout à l'air de s'embourber. L'opposition dit : vos textes sont mal ficelés, donc ça patine. L'écueil est-il technique ou politique ?

– « Je crois qu'il faut quand même admettre que le programme de cette fin d'année, sur le plan législatif, est très, très chargé. Donc c'est un peu toujours comme ça en période budgétaire. Il faut quand même, la Constitution nous y oblige, terminer la loi de finances, la loi de financement de la sécurité sociale, le collectif budgétaire. Et puis il y a, en plus, la réforme constitutionnelle pour Amsterdam. Et puis, aussi, il y a la Nouvelle-Calédonie. Donc il y a des navettes. Donc, en plus, il y avait d'autres textes, et c'était peut-être là, qu'il fallait prendre un peu de champ. C'est d'ailleurs la décision, très sage, qui a été prise par le gouvernement, de retarder notamment l'examen du projet de loi sur l'audiovisuel. »

Q - Mais il est clair que sur beaucoup de réformes, L. Jospin bute sur des obstacles parlementaires. Que dit le président du principal groupe ?

– « Vous savez, pour bien légiférer, il faut des lois pas trop nombreuses ; et puis qui ne soient pas trop chargées, avec trop d'articles. Parce qu'il ne suffit pas que le texte soit examiné en Conseil des ministres ; il faut ensuite passer en commission, et la commission n'examine pas seulement les articles ; elle auditionne, elle reçoit les représentants de la société française. »

Q - Vous êtes en train de nous dire que le gouvernement veut trop en faire ?

– « Non, non. Je pense qu'il faut peut-être prendre un peu de temps pour bien légiférer, et puis trouver un équilibre entre la loi et le contrôle, parce que les parlements modernes, de plus en plus, auront un rôle de contrôle – contrôle de l'action de l'exécutif, contrôle, aussi, de l'exécution des lois votées. Et dans les mois qui viennent, le gouvernement s'est engagé à faire travailler les députés trois jours par semaine. C'est l'esprit de la réforme Séguin – la cession unique. Ceci, pour qu'ils soient en même temps, aussi, dans leur circonscription. Dans leur circonscription pour écouter les Français, traiter des problèmes concrets, faire remonter les préoccupations des Français, et puis, aussi, venir expliquer la loi pour qu'elle soit comprise et surtout appliquée. »

Q - Mais enfin, c'est quoi la session unique avec vous ? Aujourd'hui comme hier, par exemple, on termine à 7 heures du matin. C'est clair que la session unique avec vous ce n'est pas les 35 heures.

– « Avec nous, vous voulez dire avec le travail d'obstruction de l'opposition. Parce que vous avez parlé du Pacs ; c'est clair que l'opposition avait décidé de faire un coup sur ce projet, et que le blocage est systématique. Parce qu'on n'a pas besoin de passer des nuits entières, comme on vient de le faire. Je crois qu'on ridiculise le travail parlementaire et surtout ne permet pas d'aller au fond des questions. La question du Pacs, par exemple, est une question qui méritait plus de sérénité dans le débat, plus que la caricature dont Mme Boutin, est, je crois, le symbole. »

Q - Vous savez de qui elle a reçu des fleurs ?

– « Non. »

Q - Selon nos informations à France Info, c'est le président de la République. »

– « Eh bien écoutez, M. Chirac avait une réputation de galant homme et on ne peut pas dire que cette réputation soit démentie. »

Q - Donc la répartition de la tâche dans les deux têtes de l'exécutif, c'est que le premier ministre fait pleurer Mme Boutin et le président lui envoie des fleurs ?

– « Oui, mais attendez, soyons vraiment précis. Les idées de Mme Boutin, j'espère vraiment qu'elles sont marginales. Car c'est quand même une personne qui, certes, a trouvé son créneau ; qui a un grand sens de la mise en scène ; qui va jusqu'à simuler les pleurs en séance, après avoir fait quelques gestes en direction du Premier ministre. Et surtout, elle défend des idées très conservatrices. Elle est très représentative de ce qu'on appelle « l'intégrisme », en France, et donc très réactionnaire. Et moi je pense qu'elle est marginale, même à droite. Et que ça n'est pas l'intérêt de personnalités comme M. Douste-Blazy, M. Bayrou, qui se disent centristes, de coller à Mme Boutin. Pourtant, on la laisse parler comme si elle était le porte-parole d'un parti dont est issue, par exemple S. Veil. »

Q - Vous avez bien dit que « Mme Boutin est simulatrice » ? Vous avez employé le terme...

– « Elle est peut-être, parfois, sensible à la tension et à l'émotion, comme toute personne, dans des circonstances particulières. Mais je pense qu'elle a trouvé un créneau, personnel, et elle se fait sa publicité. Mais c'est une publicité ultra-conservatrice, et peut-être un clin d'oeil à l'extrême-droite. Mais je ne vois pas trop l'intérêt d'hommes ou de femmes, qui se disent réformateurs, qui sont du même parti que S. Veil, dont on sait le combat courageux qu'elle a mené. Et je pense que c'est bien, aussi, de rappeler que ces idées sont heureusement marginales dans la société française. »

Q - Vous avez retiré le projet Trautmann, prévu à la mi-décembre. Ça dégage à peu près trois jours à l'Assemblée. Qu'allez-vous en faire ?

– « D'abord il faut voter le Pacs, parce que... »

Q - C'est mercredi prochain.

– « Oui, ça sera le cas. »

Q - Alors le temps libre libéré par Mme Trautmann ?

– « Nous allons d'abord terminer des navettes, parce qu'il y a notamment la réforme du mode de scrutin sur les régionales. Et puis il y a, aussi, la parité que nous allons voter. Et puis nous allons avancer, aussi, le texte sur la Nouvelle-Calédonie. Parce qu'il faut bien, aussi, que cette réforme, qui pacifie les rapports en Nouvelle-Calédonie, soit votée. »

Q - P. Devedjian proposait, hier, à ce micro, que ce temps libre soit consacré, par exemple, au débat sur l'indépendance du parquet. Ce qui permettrait de convoquer bientôt le Congrès pour ratifier la réforme du CSM...

– « M. Devedjian veut nous faire retomber dans les mêmes travers : légiférer dans la hâte. Vous savez que la réforme de la justice c'est un programme très ambitieux. Et le Gouvernement a lancé cinq grands chantiers. Il y en a un qui a déjà été engagé, qui est celui de l'accès au droit, pour tour, une justice plus facile pour les Français, plus simple. Et puis, aussi, la réforme du Conseil supérieur de la magistrature. C'est-à-dire rendre la justice plus indépendante. Les magistrats moins soumis au pouvoir politique quant à leur nomination. Cette réforme est votée par l'Assemblée nationale et le Sénat. Et donc pour qu'elle devienne réalité, il faut que le Congrès se réunisse. »

Q - On a compris.

– « Bien sûr, mais ça, c'est à J. Chirac de... »

Q - Le président dit : je voudrais voir, aussi, ce qui se passe sur l'indépendance du parquet, c'est un tout.

– « "C'est un tout"... Si on attend que le programme de L. Jospin, sur la réforme de la justice – qui est prévue pour la législature –, soit voté, on ne va rien faire. Donc si J. Chirac, qui a souhaité la réforme de la justice – il l'a souhaitée, il a dit qu'il était d'accord avec la réforme de nomination des magistrats, du parquet –, s'il le veut vraiment, c'est à lui maintenant de jouer. »

Q - Le président de la République, précisément, a franchi, il y a 15 jours, la mi-temps de son septennat. Doit-on comprendre que le débat politique, aujourd'hui, en France, tend à se présidentialiser ?

– « Je crois que c'est un peu prématuré. On essaie de dire qu'il y a des problèmes de cohabitation. Vous savez, la cohabitation c'est toujours une sorte de dialogue permanent au niveau des institutions. Mais je pense que chacun doit faire son travail, et notamment, dans certain cas, le faire ensemble. Et très récemment, le Premier ministre et le président de la République étaient à Potsdam, en Allemagne, pour donner un nouveau souffle à l'entente franco-allemande, et à la relance de la construction européenne, notamment : l'Europe sociale, l'Europe pour la croissance et l'emploi. Et ils ont parlé d'une même voix. »

Q - Donc vous ne diriez pas, comme le disent déjà certaines gazettes, que le président Chirac est déjà en campagne ?

– « Vous savez les hommes politiques pensent toujours à faire de la politique. On ne va pas interdire au président de la République d'essayer de rassembler ses amis. Et sur l'histoire que vous avez évoquée, du CSM, c'est plus un problème entre J. Chirac et le RPR, qu'entre J. Chirac et L. Jospin. »

Q - Où en est-on sur l'audiovisuel ? Parce que Mme Trautmann nous dit qu'elle va représenter son projet. Pourquoi s'obstiner puisque vous-même, vous avez sonné l'alarme, en disant : il n'y a pas de majorité ?

– « Je pense qu'il fallait prendre un peu plus de temps pour avoir un bon texte, et un bon texte sur l'audiovisuel public. »

Q - Il n'est pas bon.

– « On sait qu'il fallait le perfectionner. Donc donnons-nous ce temps pour le perfectionner. Et surtout, je crois qu'on pourrait, aussi, ajouter des mesures concernant l'audiovisuel privé, notamment pour éviter des phénomènes de concentration. »

Q - Vous donnez toujours un cadeau d'1 milliard de francs de pub à TF1 ? Vous y tenez ?

– « Non, non. Je ne tiens pas à ça. Je tiens à l'équilibre et je tiens surtout à un service public fort, avec de bons programmes, de qualité. Et en même temps, un système qui évite que se constituent des concentrations, Nous avons encore du travail à faire, et nous allons le faire. »


RTL - Vendredi 4 décembre 1998

Q - Partagez-vous l'avis de J. Chirac, à propos des grèves dans le service public, estimant « qu'il n'est pas acceptable, dans une démocratie moderne, que les services publics aient le triste monopole de grèves » et « qu'un service minimum est nécessaire » ?

– « Je suis quand même surpris que le président de la République, au moment il y a un conflit qui, effectivement, gêne les usagers, sort cette vieille lune qui, au fond, est une atteinte au droit de grève. Alors que ces propos risquent de mettre de l'huile sur le feu ; je pense qu'il faut être clair sur ce point. Il n'est pas question de mettre en cause, en France, le droit de grève. Et les Français ne le souhaitent pas ; et ils ont raison. Mais je pense qu'en même temps, il faut que nos services publics fonctionnent de façon efficace et que les personnels y trouvent pleinement leur place et donnent le meilleur d'eux-mêmes. Je pense qu'il y a une opportunité qui se présente, qui est de négocier – à travers l'application de la loi sur les 35 heures –, une amélioration du service public, qui permet, à la fois, une bonne gestion des emplois et, aussi, qui permet de donner une place aux salariés, qui tiennent compte, aussi, de certaines contraintes dans les conditions de travail. Ça, c'est la voie ; ce n'est pas la voie autoritaire que préconise finalement J. Chirac. »

Q - Mais si vous avez entendu le président de la République, il a dit très clairement « qu'il ne remettait pas en cause le droit de grève ». Il a dit simplement « que les grèves actuelles sont le symptôme de défaillance de notre dialogue social » …

– « Oui, j'ai entendu. "Le dialogue social" c'est quelque chose qui se mène tous les jours. Et je ne pense pas que J. Chirac soit, de ce point de vue, le mieux placé pour en parler. Et dans l'histoire, on a bien vu que son ancien premier ministre, n'avait pas non plus été exemplaire. Et donc, aujourd'hui, c'est clair que le service public doit se moderniser ; il doit tenir compte, aussi, de contraintes – technologiques – et cela s'adapte. Mais ça peut se faire que, dans la négociation, en trouvant les bonnes réponses. Alors il a été annoncé une négociation sur les 35 heures à la SNCF, je souhaite qu'elle s'engage très vite ; c'est la bonne réponse. Regardez l'exemple de la RATP, votre consoeur l'a évoqué ; avant on engageait la grève ; les syndicats disent : voilà, il y a tel et tel problème, on aimerait en discuter avec la direction ; on essaie de trouver une solution. Je crois que c'est une bonne pratique du dialogue social et en même temps, c'est la défense du service public. »

Q - Quelle analyse faites-vous de ce discours de J. Chirac ?

– « J. Chirac, vous savez, gère une image ; et     il essaie de nous refaire le coup de la fracture sociale de sa campagne aux élections présidentielles. Et au fond, il parle du dialogue social ; il parle de la lutte contre les exclusions un jour ; l'autre jour ; il faut faire la réforme du mode de scrutin aux régions ; et puis il faut faire de la décentralisation. Il en parle, mais la gauche, la majorité plurielle, le fait. Et souvent ses amis, c'est un peu le bât qui blesse. C'est que ses amis, à l'Assemblée nationale et surtout an Sénat, contrent la plupart des projets de réforme qu'il semble vouloir soutenir – je pense à la réforme de la justice. Et donc il y a une espèce de double langage ; gestion d'image d'un côté, et puis, ensuite, un discours de président de la République – on va dans les régions ; on s'adresse à des publics différents. Il y en a un peu pour tout le monde. Ça rappelle un peu les discours des présidents de la IVe République. En tout cas, la majorité travaille, Et je puis vous dire que sur un des thèmes que le président de la République a évoqué, qui est l'aménagement du territoire – le rôle de la région, et la décentralisation –, c'est à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale, à partir du 18 janvier ; on va examiner le texte de D. Voynet puis le texte de J.-P. Chevènement qui vont nous faire franchir une nouvelle étape. À l'heure européenne, je crois que c'est important Tant la décentralisation – et là je vous parle de Nantes, je sais ce que ça veut dire la décentralisation – c'est plus efficace. Et pour mettre en oeuvre des politiques, même quand elles sont décidées par l'État, pour assurer la cohésion nationale et sociale. Et elles sont souvent plus efficacement mises en oeuvre quand elles sont faites de façon contractuelle, en s'appuyant sur les collectivités locales et la décentralisation. Un dernier mot : je rappelle quand même qu'en 1981-82-85, il y a eu les lois de décentralisation évoquées par J. Chirac ; et J. Chirac avait voté contre, avec tous ses amis du RPR. Il était contre la décentralisation, et aujourd'hui il voudrait en être le champion ! »

Q - Vous dites que la gauche plurielle fait des réformes, mais on a l'impression que ça patine un peu quand même côté réformes depuis quelques semaines ?

– « Je ne crois pas que ça patine. C'est parce qu'il y a beaucoup d'obstructions de la droite, surtout à l'Assemblée nationale ; et puis il y a le Sénat aussi qui bloque presque tous les projets, je l'ai dit Et donc c'est vrai que ça demande plus de temps. C'est clair qu'il ne faut pas surcharger l'ordre du jour de l'Assemblée nationale. Le gouvernement a pris des dispositions, à mon avis, sages à ce sujet. Et lorsque cette année 98 va être terminée, après les fêtes, on reprendra, avec le Congrès pour le vote de la réforme constitutionnelle pour ratifier Amsterdam. Et puis surtout, l'Assemblée nationale se réunira pour justement engager – trois jours par semaine, pour permettre aux parlementaires d'être, aussi, sur le terrain –, les deux grandes lois dont je viens de vous parler ; l'aménagement du territoire, la décentralisation. Et ça, c'est concret, c'est lisible, et ça donnera beaucoup de cohérence et de clarté à notre action. »

Q - Sur la réaction et l'indignation de C. Boutin, qui souhaite que L. Jospin lui présente ses excuses, lors des prochaines questions au gouvernement. Est-ce un geste que le premier ministre pourrait faire, pour clore l'incident ?

– « Il n'y a pas... Il ne faut pas exagérer l'incident ! L. Jospin a dit que Mme Boutin défendait des idées marginales. Est-ce que les idées de Mme Boutin sont majoritaires, même à droite ? Je ne le pense pas. Donc il ne s'agit pas d'une insulte et je ne vois pas pourquoi L. Jospin lui aurait à regretter son analyse ; C'est une analyse de bon sens. Mme Boutin a choisi un rôle ; je pense qu'elle a maintenant montré ses talents d'acteur ; Et je pense qu'il ne faut pas exagérer. Je pense que Mme Boutin est représentative d'une France ultra-conservatrice, réactionnaire et intégriste, qui ne correspond pas à ce que pensent et ce que souhaitent la grande majorité des Français. Donc je ne vois pas l'intérêt de M. Douste-Blazy qui est le président de son groupe, à coller d'aussi près aux idées de Mme Boutin, en oubliant que le parti dont il est membre, a été, aussi celui de S. Veil, dont, on sait le combat courageux qu'elle avait mené en faveur du droit des femmes, comme L. Neuwirth au RPR, avait mené le combat pour la contraception. Donc je pense que la France n'a rien à gagner à toujours se laisser dans des psychodrames. Et Mme Boutin tend un piège et il n'est pas question de tomber dedans. »