Interviews de M. Jacques Toubon, garde des Sceaux, ministre de la justice, dans "Libération" le 3 octobre 1995, "Le Bien public - Les Dépêches" du 19, et dans "Valeurs actuelles" du 21, sur les projets pour limiter la détention provisoire, prévenir la récidive des criminels sexuels, et réformer les cours d'assises, et sur la lutte contre le trafic de drogue et son opposition à la dépénalisation.

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Intervenant(s) : 

Média : Libération - Les dépêches - Valeurs actuelles

Texte intégral

Toubon veut limiter la détention provisoire

Le garde des Sceaux entend la réduire dans le temps et élargir sa procédure de contestation.

C'est un Jacques Toubon extrêmement tendu qui nous a reçus pour détailler ses projets sur la justice. Prenant vite la mouche, le garde des Sceaux, plutôt bien accueilli à son arrivée, semble loin de la tranquille assurance qu'il affichait il y a deux mois.

Libération : N'avez-vous pas l'impression d'avoir usé d'un coup votre crédit auprès des magistrats dans l'affaire du SCPC (sur le loyer du fils Juppé, ndlr) ?

Jacques Toubon : J'ai dit ce que je pensais être mon devoir. Je l'ai même écrit. Cela suffit.

Libération : Vous aviez dit qu'il était inutile de modifier le statut du parquet, puisque vous n'interviendriez pas dans les affaires. Or là, vous êtes intervenu publiquement…

Jacques Toubon : Il est trop facile de penser que je suis un homme politique et qu'à ce titre on peut dire sur moi tout et n'importe quoi. Et de l'autre côté considérer que je suis un ange dont les ailes sont coupées et qui n'a pas le droit de s'exprimer. Je me suis exprimé en réaction à un article du Canard enchaîné. Pour le reste, je ne suis pas intervenu sur le parquet saisi, ni de manière directe, ni de manière indirecte, pour demande qu'une procédure ne soit pas entreprise ou qu'elle soit classée. Mon comportement est plus légitime que celui de tous les ministres de la Justice précédents, qui se sont ingérés constamment dans les affaires. Il est de mon devoir de garde des Sceaux de dénoncer le dévoiement d'un service administratif à des fins politiciennes, quel qu'en soit le prix médiatique.

Libération : Êtes-vous pour une réforme de l'antiterrorisme ?

Jacques Toubon : Je ne compte pas modifier l'organisation de la lutte antiterroriste. Il faut simplement que les meilleurs soient à leur place et disposent des moyens de travailler, un magistrat, deux greffiers de plus et 700 000 francs. Cela me paraît plus efficace qu'une réforme.

Libération : Vos projets en matière de détention provisoire ?

Jacques Toubon : Je vais présenter prochainement un texte pour diminuer la faculté de mettre ou de maintenir en détention provisoire. Le principe est de restreindre le critère de trouble à l'ordre public, qui est trop vaste. Il faut également fixer une limite de temps à la détention provisoire en fonction de la peine encourue. Enfin, il faut compléter le dispositif du "référé liberté", qui prévoit un recours rapide contre une mise en détention devant la chambre d'accusation. Ce dispositif est très peu utilisé pour l'instant parce que la chambre d'accusation ne peut que dire oui ou non à la suspension de la détention. Je voudrais lui offrir un troisième choix, qui serait de placer la personne sous contrôle judiciaire.

Libération : Et la réforme de la cour d'assises ?

Jacques Toubon : Le projet de réforme de la cour d'assises, qui permet de créer une instance d'appel, est en consultation auprès des professionnels jusqu'au 20 octobre. Le texte évoluera probablement. Le débat sur la place du président et celle des avocats –faut-il un peu ou beaucoup d'accusatoire à l'audience ? – aura lieu. Il fallait d'abord mettre en place un double degré de juridiction avec un tribunal criminel départemental et une cour d'assises en appel. On ne supprime pas les jurés puisque les deux parties peuvent aller devant le jury si elles le souhaitent. Et il n'y a rien au-dessus des jurés. Sauf la Cour de cassation, en droit uniquement, comme aujourd'hui.

Libération : Quelles sont vos propositions pour les mineurs ?

Jacques Toubon : Nous sommes actuellement en arbitrage interministériel à Matignon. Notons qu'il s'agit plus souvent de jeunes majeurs que de mineurs. Nos propositions sont triples :

1. Un rappel de la loi plus précoce et plus fort en développant la loi actuelle et en conservant les principes de l'ordonnance de 1945 sur l'action éducative.

2. Les services de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) doivent conserver leurs attributions éducatives et non pas s'occuper uniquement des délinquants, comme le suggèrent certains, mais travailler plus étroitement en partenariat avec les collectivités locales, surtout pour les "cas lourds", c'est-à-dire les mineurs multirécidivistes.

3. L'éloignement. Le placement extérieur est déjà pratiqué en famille d'accueil ou en établissement. Il faudrait diversifier les structures d'accueil en privilégiant des unités à "éducation renforcée" pour des jeunes particulièrement difficiles. Ce serait des structures où des éducateurs compétents monteraient avec le jeune un projet collectif de réinsertion. L'action de base est l'éducation et non la coercition.

Libération : Qu'envisagez-vous pour le secret de l'instruction et la procédure pénale ?

Jacques Toubon : Je vais nommer ce mois-ci une personnalité chargée d'une mission d'ensemble sur la procédure pénale. Elle aura quinze mois pour faire des propositions. Notre procédure pénale pèche par l'insuffisance de la protection des droits individuels et de la présomption d'innocence. Le problème ne se réglera pas simplement. Alors que, dans une réflexion d'ensemble, on peut envisager de faire évoluer la frontière du secret et de la protection des droits de la personne. D'autre part, notre procédure doit mêler au mieux accusatoire et contradictoire. Si on veut que le juge d'instruction, que je ne remets pas en cause, dispose de tous les éléments à charge et à décharge, il faut aller au-delà de la loi actuelle. Je ne pense pas qu'on bride la justice lorsqu'on renforce les droits des justiciables.

Libération : Que proposez-vous en matière d'alternatives à la détention ?

Jacques Toubon : Il est possible d'envisager de nouvelles peines et de nouvelles manières d'exécuter les peines. On peut imaginer par exemple une assignation à domicile sous surveillance électronique, ce qu'on appelle "le bracelet électronique". On peut aussi revivifier toutes les alternatives à la détention. Revoir et clarifier le statut des comités de probation, le rôle des juges d'application des peines, des associations, etc. C'est un système qui est trop souvent considéré comme accessoire par rapport à la prison.

Libération : Les grâces médicales des défenses sont des procédures longues. Est-il nécessaire de garder des personnes en phase avancée du sida en prison ?

Jacques Toubon : Prendre le problème en disant : il y a sida, donc il n'y a pas détention ou il y a régime spécial, c'est mettre le doigt dans un système de discrimination dont on subirait ensuite les effets pervers. Les délais d'instruction des grâces médicales sont de trois ou quatre mois. J'ai vu une quinzaine de dossiers depuis que je suis arrivé. Il n'y a pas de raison de mettre le sida à part. Je me bats pour qu'au 1er janvier 1996 il y ait des conventions pour toutes les prisons avec un hôpital départemental.

Libération : Était-ce la bonne année pour accorder aux surveillants de prison une bonification d'un cinquième pour leur retraite, alors que les rémunérations des fonctionnaires sont bloquées ?

Jacques Toubon : Ce n'est pas une mesure si chère que cela. En dix ans, elle coûte 100 millions de francs. Et l'année prochaine 2,5 millions. Les surveillants demandent cette parité avec les forces de police depuis trente-huit ans. La parité signifie la reconnaissance d'un métier et d'une mission. Cette mission va évoluer et s'insérer dans le programme d'exécution des peines qui va introduire des changements dans la formation, les horaires, les tâches.

Libération : Les amendes ?

Jacques Toubon : J'ai proposé aux Finances d'améliorer le taux de recouvrement des amendes. Actuellement, un tiers des amendes sont payées au bout d'un an et deux tiers au bout de trois ans. Si on faisait passer le taux de recouvrement de la première année de 30 à 50 %, cela rapporterait plus de 1 milliard à l'État. Par exemple, lorsque vous changez de carte grise, il vous faut un certificat de non-gage, mais personne ne s'assure que vous avez bien payé toutes les amendes du véhicule. De la même manière, la forfaitisation le timbre-amende en vigueur à Paris, est un système qui favorise l'évasion. Il faut modifier cela.

Recueilli par C.-R. I. et D. D.

 

17 octobre 1995
Les Dépêches

Le bien public

N° 1 – Le 4 octobre, devant tous vos collègues du gouvernement, vous avez présenté une communication sur la diversification des mesures pénales et le développement de l'exécution des peines ne milieu ouvert. Ces "nouvelles sanctions" visent-elles simplement à réduire l'importance population carcérale ou bien à mettre en place un instrument efficace de lutte contre la délinquance et de prévention de la récidive ?

Il serait très réducteur de ramener l'action que j'ai engagée dans ce domaine à cette seule préoccupation "utilitaire" de limitation du nombre des détenus.

Une telle limitation, d'ailleurs, ne saurait jamais être un objectif en soi ! La question c'est de donner aux juges la possibilité d'un vrai choix entre la prison qui doit être prononcée quand elle est nécessaire – et les autres formes de sanction qui doivent être préférées quand elles on utiles, pour l'individu comme pour la société.

Or, jusqu'ici, en dépit des incantations, on n'a jamais fait ce qu'il fallait pour que ces sanctions en milieu ouvert fussent suffisamment crédibles en tant que peines : en raison des conditions juridiques et pratiques dans lesquelles elles sont conçues et appliquées, elle n'apparaissent pas, bien souvent, aux yeux de l'opinion, des magistrats et des délinquants eux-mêmes comme des peines à part entière ; on les assimile trop souvent à une absence de sanction ou on les réduit à une seule dimension d'assassinat.

C'est ce que je veux changer en profondeur en prouvant que, correctement utilisées, avec l'esprit et les moyens supplémentaires qui conviennent, ces formules modernes peuvent se révéler des instruments très efficaces à l'égard de certaines catégories de délinquants, et être perçues comme tout aussi "répressives" que la prison, mais sans en présenter le coût ni certains effets négatifs, tout en apportant, le cas échéant, une aide matérielle et surtout psychologique, qui peut susciter chez les condamnés les conditions de leur réinsertion.

C'est une petite révolution "culturelle", car, jusqu'ici, on a eu tendance à vouloir opposer milieu fermé et milieu ouvert ; je veux, au contraire, réaliser une plus grande complémentarité et ainsi punir mieux, éviter la récidive en adaptant le plus possible la peine à chaque délinquant, chaque victime et chaque infraction…

N° 2 – La libération conditionnelle des délinquants condamnés à de lourdes peines dont la dangerosité est avérée ne risque-t-elle pas, en cas de "récidive" généralement médiatisé, de renvoyer la responsabilité de la décision sur les experts consultés auparavant ? Est-ce là leur véritable rôle et une réforme est-elle envisagée ?

La libération conditionnelle est une mesure essentiellement destinée à favoriser la réinsertion des condamnés et par là même à prévenir la récidive. Son octroi est, (illisible) subordonné aux gages de réinsertion manifestés par le détenu et à son évolution personnelle pendant l'exécution de la peine. Dans ce cadre, l'avis d'experts, psychiatre ou psychologue doit être recueilli.

En ce qui concerne les auteurs d'infractions à caractère sexuel commises à l'encontre de mineurs de 15 ans, c'est-à-dire les infractions de meurtres ou assassinat, ou accompagné d'un viol, de tortures ou d'actes de barbarie, de viol simple ou aggravé, d'agression sexuelle simple ou aggravée, la loi impose, lors de l'instruction du dossier que soit faite une expertise psychiatrique. Cette expertise devra être effectuée par 3 experts dans les cas de viol, meurtre ou assassinat.

Quelle que soit l'hypothèse envisagée, l'expertise n'est qu'un des moyens des éléments pris en compte dans l'appréciation générale qui est faite tant de la dangerosité que de l'évolution du condamné. Le Ministre de la Justice qui prend, après avis d'un comité (illisible) la décision lorsque la durée totale de la détention à subir est supérieure à 5 ans, (illisible) la responsabilité de la libération anticipée.

Depuis la loi du 1er février 1994, la libération conditionnelle des personnes condamnées pour des crimes ou des délits connexes ne peut intervenir sans un examen psychiatrique préalable. La décision de libération n'est toutefois par pas prise par les experts, mais par le juge d‘application des peines ou le ministère de la Justice, selon la gravité de la peine. Cette réforme constitue un incontestable progrès par rapport aux textes antérieurs, car il est évidemment souhaitable de disposer de tous les renseignements utiles sur la personnalité d'un condamné pour apprécier les risques de récidive. Il demeure que la question de la récidive des grands criminels reste problématique. Une réflexion est actuellement en cours à la Chancellerie afin de limiter ces risques de récidive. Une des pistes étudiées consiste dans l'institution d'un suivi "post-pénal" de ces condamnés, tout particulièrement s'agissant des délinquants sexuels pour lesquels des mesures de suivi postérieures à leur libération pourraient venir compléter l'action engagée en milieu fermé.

N° 3 – On a beaucoup parlé à une époque de la réforme des cours d'assises. Constitue-t-elle toujours une priorité et si oui à quelle échéance ?

La réforme de la cour d'assises constitue effectivement l'une de mes priorités.

J'ai annoncé le 5 juin 1995, à la presse l'ouverture d'un chantier judiciaire visant à créer en matière criminelle un double degré de juridiction.

Depuis lors, un avant-projet de loi a été rédigé par mes services : il prévoit de confirmer le jugement des crimes à des tribunaux criminels départementaux, composé de trois magistrats professionnels et de deux citoyens assesseurs. Ces juridictions rendraient (illisible) décisions motivées qui pourrait être frappées d'appel devant une cour d'assises située dans le siège de la cour d'appel et composée, comme elle l'est actuellement, de trois magistrats professionnels et de neuf jurés tirés au sort.

Actuellement, cet avant-projet fait l'objet d'une large consultation auprès des juridictions, des avocats, des organisations professionnelles représentatives des professionnels judiciaires et juridiques et d'universitaires spécialisés en matière de procédure pénale et de droit pénal, qui ont jusqu'à la fin du mois pour faire part de leur avis sur ce texte.

Compte tenu des observations qui auront été ainsi formulées, le projet de loi définitif devrait être soumis au Parlement avant la fin de l'année, discuté au printemps et, s'il est adopté, mis en application à automne 1996.

N° 4 – Il semble que vous souhaitiez réformer le régime de la détention provisoire ? Pouvez-vous apporter quelques précisions sur les moyens que vous comptez mettre en œuvre pour y parvenir ?

Je souhaite en effet proposer au Parlement, avant la fin de l'année, une réforme de la détention provisoire, qui porterait principalement sur trois points. En premier lieu il serait proposé de mieux définir la notion de "trouble à l'ordre public", qui peut justifier le placement en détention. En second lieu, serait améliorer le mécanisme du "référé-liberté", qui est actuellement trop peu utilisé. Enfin, plusieurs dispositions viendraient limiter la durée des détentions provisoires, afin de respecter les exigences posées par la Convention européenne des Droits de l'Homme.

N° 5 – Dans l'affaire de l'appartement du fils de Juppé, vous n'avez pas suivi l'avis rendu par le Service central de prévention de la corruption qui pouvait mettre en difficulté le Premier Ministre. Seul avenir imaginez-vous pour ce service mi-administratif, mi-judiciaire, que le Conseil constitutionnel a rendu manchot en lui supprimant tout pouvoir d'investigation ?

Je crois avoir assez clair sur ce sujet, qui ne mérite pas au demeurant l'écho qui lui a été donné. Je me contenterai donc de rappeler qu'il était évidemment exclu qu'en ma qualité de Garde des Sceaux, garant à ce titre du bon fonctionnement de l'autorité judiciaire, je laisse rendre sans réagir par un simple service administratif un avis illégal dont manifestement la seule finalité était de venir contredire une décision du parquet, à la demande d'un groupe d'élus socialistes plus enclin aux jouets politiciennes qu'aux réflexions strictement juridiques.

Quant au mode de fonctionnement de ce service, j'ai également dit sans ambiguïté qu'il me paraissait susceptible de s'inscrire dans le cadre plus général de l'action de la chancellerie dans le domaine de la lutte contre la corruption, menée par la direction des affaires criminelles et des grâces, dès lors que ce service n'outrepassait pas ses pouvoirs tels que le Conseil Constitutionnel les a en particulier définis en amont de la phase judiciaire. Ce peut être une sorte de "bureau d'études".

N° 6 – Avec l'internationalisation des marchés économiques et culturels, les professions juridiques sont-elles formées et armées pour affronter des conceptions parfois contradictoires du Droit ?

Aujourd'hui, il n'est pas concevable d'ignorer les grandes évolutions du monde, et au premier chef celles de l'Europe, qui se traduisent notamment par une explosion des rapports entre les États comme entre les individus, tout t particulièrement sur le plan juridique.

Pour autant, et pour prendre les termes de votre question, je ne pense pas que, face à ce phénomène incontestable d'ouverture, il convienne de parler de conceptions contradictoires du droit, même si le choc des cultures juridiques et judicaires est parfois rude.

Il faut se garder en effet d'adopter une démarche négative consistant justement à considérer qu'il y a affrontement entre des conceptions juridiques opposées et que, par voie de conséquence, une logique doit obligatoirement l'emporter sur l'autre. Cette conception conduit en général à se replier sur soi et à considérer que "l'adversaire", pour nous Français, est incarné par ce que l'on nomme globalement le système anglo-saxon.

Je crois en ce qui me concerne qu'il est bien plus constructif, et donc efficace, de prendre une part active et volontaire aux ajustements que nous imposent la conjoncture, tant sous l'angle strict de la règle de droit que de celui du statut de nos professionnels, sous la seule réserve, mais elle est d'importance, que ce qui fait l'essence même de notre système juridique ne soit pas remis en cause.

À cet égard, je suis convaincu que les professions judiciaires et juridiques françaises disposent vis-à-vis de nos partenaires de réels atouts, liés tout à la fois à leur enracinement dans notre histoire ainsi qu'à leur faculté d'adaptation Je leur apporterai, face aux nouveaux défis qui nous sont ainsi lancés, et que nous saurons relever ensemble dans l'esprit que je viens de souligner, mon entier soutien.

 

19 octobre 1995
Les Dépêches

Le Garde des Sceaux, ministre de la Justice, aujourd'hui à Beaune

Le Garde des Sceaux, ministre de la Justice, Jacques Toubon, présidera cet après-midi, la séance solennelle d'ouverture du congrès de l'association française des avocats conseils d'entreprise qui se tiendra au palais des Congrès de Beaune. La profession d'avocat conseils traverse aujourd'hui une crise dont la solution passe par la conquête de nouveaux pans de droit dans les domaines de l'informatique, l'environnement et les nouvelles technologies. C'est pourquoi ce congrès a été placé sous le thème des "marchés émergents du Droit".

Les Dépêches : Le 4 octobre, devant tous vos collègues du gouvernement, vous avez présenté une communication sur la diversification des mesures pénales et le développement de l'exécution des peines en milieu ouvert. Ces "nouvelles sanctions" visent-elles simplement à réduire l'importance population carcérale ou bien à mettre en place un instrument efficace de lutte contre la délinquance et de prévention de la récidive ?

Jacques Toubon : Il serait très réducteur de ramener l'action que j'ai engagée dans ce domaine à cette seule préoccupation "utilitaire"de limitation du nombre des détenus. Une telle limitation d'ailleurs, ne saurait jamais être un objectif en soi ! La question c'est de donner aux juges la possibilité d'un vrai choix entre la prison – qui doit être prononcée quand elle est nécessaire – et les autres formes de sanction qui doivent être préférées quand elles sont utiles, pour l'individu comme pour la société. Or, jusqu'ici, en dépit des incantations, on n'a jamais fait ce qu'il fallait pour que ces sanctions en milieu ouvert fussent suffisamment crédibles en tant que peines : en raison des conditions juridiques et pratiques dans lesquelles elles sont conçues et appliquées, elles n'apparaissent pas, bien souvent, aux yeux de l'opinion, des magistrats et des délinquants eux-mêmes , comme des peines à part entière, on les assimile trop souvent à une absence de sanction ou on les réduit à une seule dimension d'assistanat". C'est ce que je veux changer en profondeur en prouvant que, correctement utilisées, avec l'esprit et les moyens supplémentaires qui conviennent, ces formules modernes peuvent se révéler des instruments très efficaces  à l'égard de certaines catégories de délinquants, et être perçues comme tout aussi "répressives" que la prison, mais sans en présenter le coût ni certains effets négatifs, tout en apportant, le cas échéant, une aide matérielle et surtout psychologique qui peut susciter chez les condamnés les conditions et leur réinsertion. C'est une petite révolution "culturelle" car, jusqu'ici, on a eu tendance à vouloir opposer milieu fermé et milieu ouvert ; je veux, au contraire, réaliser une plus grande complémentarité et ainsi punir mieux, éviter la récidive en adaptant le plus possible la peine à chaque délinquant, chaque victime et chaque infraction…

Les Dépêches : La libération conditionnelle des délinquants condamnés à de lourdes peines, dont la dangerosité est avérée ne risque-t-elle pas, en cas de "récidive", généralement fort médiatisée, de renvoyer la responsabilité de la décision sur les experts consultés auparavant ? Est-ce là leur véritable rôle et une réforme est-elle envisagée ?

Jacques Toubon : La libération conditionnelle est une mesure essentiellement destinée à favoriser la réinsertion des condamnés et, par là même, à prévenir la récidive. Son octroi est, notamment subordonné aux gages de réinsertion manifestés par le détenu et à son évolution personnelle pendant l'exécution d la peine. Dans ce cadre, l'avis d'experts, psychiatres ou psychologues peut être recueilli. En ce qui concerne les auteurs d'infractions à caractère sexuel commises à l'encontre de mineurs de 15 ans, c'est-à-dire les infractions de meurtre ou assassinat précédé ou accompagné d'un viol, de tortures ou d'actes de barbarie, de viol simple ou aggravé, d'agression sexuelle simple ou aggravée et d'atteinte sexuelle sans violence contrainte, menace ni surprise, simple ou aggravée, la loi impose, lors de l'instruction du dossier, que soit réalisée une expertise psychiatrique. Cette expertise devra être effectuée par trois experts dans les cas de viol, meurtre ou assassinat. Quelle que soit l'hypothèse envisagée, l'expertise n'est qu'un des multiples éléments pris en compte dans l'appréciation générale qui est faite tant de la dangerosité que de l'évolution du condamné. Le ministre de la Justice, qui prend, après avis d'un comité consultatif, la décision lorsque la durée totale de la détention à subir est supérieure à cinq ans, assume la responsabilité de la libération anticipée. Depuis la loi du 1er février 1994, la libéralisation conditionnelle des personnes condamnées pour des crimes ou des délits connexes ne peut intervenir sans un examen psychiatrique préalable. La décision de libération n'est toutefois pas prise par les experts, mais par le juge d'application des peines ou le ministère de la Justice, selon la gravité de la peine. Cette réforme constitue un incontestable progrès par rapport aux textes antérieurs, car il est évidemment souhaitable de disposer de tous les renseignements utiles sur la personnalité d'un condamné pour apprécier les risques de récidive. Il demeure que la question de la récidive des grands criminels reste problématique. Une réflexion est actuellement en cours à la chancellerie afin de limiter ces risques de récidive. Une des pistes étudiées consiste dans l'institution d'un suivi "post pénal" de ces condamnés, tout particulièrement s'agissant des délinquants sexuels, pour lesquels des mesures de suivi postérieures à leur libération pourraient venir compléter l'action engagée en milieu fermé.

Les Dépêches : On a beaucoup parlé à une époque de la réforme des cours d'assises. Constituent-elles toujours une priorité et si oui à quelle échéance ?

Jacques Toubon : La réforme de la cour d'assises constitue effectivement l'une des priorités. J'ai annoncé, le 5 juin 1995, à la presse l'ouverture d'un chantier judiciaire visant à créer en matière criminelle un double degré de juridiction. Depuis lors, un avant-projet de loi a été rédigé par mes services : il prévoit de confier le jugement des crimes à des tribunaux criminels départementaux, composés de trois magistrats professionnels et de deux citoyens assesseurs. Ces juridictions rendraient des décisions motivées qui pourraient être frappées d'appel devant une cour d'assises située au siège de la cour d'appel et composée, comme elle l'est actuellement, de trois magistrats professionnels et de neuf jurés tirés au sort. Actuellement, cet avant-projet fait l'objet d'une large consultation auprès des juridictions, des avocats, des organisations professionnelles représentatives des professions judiciaires et juridiques et d‘universitaires spécialisés en matière de procédure pénale et de droit pénal, qui ont jusqu'à la fin du mois pour faire part de leur avis sur ce texte. Compte tenu des observations qui auront été ainsi formulées, le projet de loi définitif devrait être soumis au Parlement avant la fin de l'année, discuté au printemps et, s'il est adopté, mis en application à l'automne 1996.

Les Dépêches : Il semble que vous souhaitiez réformer le régime de la détention provisoire ? Pouvez-vous apporter quelques précisions sur les moyens que vous comptez mettre en œuvre pour y parvenir ?

Jacques Toubon : Je souhaite en effet proposer au Parlement, avant la fin de l'année, une réforme de la détention provisoire qui porterait principalement sur trois points. En premier lieu, il serait proposé de mieux définir la notion de "trouble à l'ordre public", qui peut justifier le placement en détention. En second lieu, serait amélioré le mécanisme du "référé-liberté", qui est actuellement trop peu utilisé. Enfin, plusieurs dispositions viendraient limiter la durée des détentions provisoires, afin de respecter les exigences posées par la Convention européenne des droits de l'homme.

Les Dépêches : Dans l'affaire de l'appartement du fils de M. Juppé, vous n'avez pas suivi l'avis rendu par le Service central de prévention de la corruption qui pouvait mettre en difficulté le Premier ministre. Quel avenir imaginez-vous pour ce service mi-administratif mi-judiciaire que le conseil constitutionnel a rendu manchot en lui supprimant tout pouvoir d'investigation ?

Jacques Toubon : je crois avoir été assez clair sur ce sujet qui ne mérite pas, au demeurant, l'écho qui lui a été donné. Je me contenterai donc de rappeler qu'il était évidemment exclu qu'en ma qualité de garde des Sceaux, garant à ce titre du bon fonctionnement de l'autorité judiciaire, je laisse rendre sans réagir, par un simple service administratif, un avis illégal dont, manifestement, la seule finalité était de venir contredire une décision du parquet, à la demande d'un groupe d'élus socialistes plus enclins aux joutes politiciennes qu'aux réflexions strictement juridiques.

Quant au mode de fonctionnement de ce service, j'ai également dit sans ambiguïté qu'il me paraissait susceptible de s'inscrire dans le cadre plus général de l'action de la chancellerie dans le domaine de la lutte contre la corruption, menées par la Direction des affaires criminelles et des grâce, dès lors que ce service n'outrepassait pas ses pouvoirs tels que le conseil constitutionnel les a en particulier définis en amont de la phase judiciaire. Ce peut être une sorte de "bureau d'études".

Les Dépêches : Avec l'internationalisation des marchés économiques et culturels, les professions juridiques sont-elles formées et armées pour affronter des conceptions parfois contradictoires du droit ?

Jacques Toubon : Aujourd'hui, il n'est pas concevable d'ignorer les grandes évolutions du monde et, au premier chef, celles de l'Europe qui se traduisent notamment par une explosion des rapports entre les États comme entre les individus, tout particulièrement sur le plan juridique.

Pour autant, et pour reprendre les termes de votre question, je ne pense pas que, face à ce phénomène incontestable d'ouverture, il convienne de parler de conceptions contradictoires du droit, même si le choc des cultures juridiques et judiciaires est parfois rude.

Il faut se garder, en effet, d'adopter une démarche négative consistant justement à considérer qu'il y a affrontement entre des conceptions juridiques opposées et que, par voie de conséquence, une logique doit obligatoirement l'emporter sur l'autre. Cette conception conduit en général à se replier sur soi et considérer que "l'adversaire", pour nous Français, est incarné par ce que l'on nomme globalement le système anglo-saxon.

Je crois, en ce qui me concerne, qu'il est bien plus constructif, et donc efficace, de prendre une part active et volontaire aux ajustements que nous impose la conjoncture, tant sous l'angle strict de la règle de droit que de celui du statut de nos professionnels, sous la seule réserve, mais elle est d'importance, que ce qui fait l'essence même de notre système juridique ne soit pas remis en cause.

À cet égard, je suis convaincu que les professions judiciaires et juridiques françaises disposent, vis-à-vis de nos partenaires, de réels atouts, liés tout à la fois à leur enracinement dans notre histoire ainsi qu'à leur faculté d'adaptation. Je leur apporterai, face aux nouveau défis qui nous sont ainsi lancés et que nous saurons relever ensemble dans l'esprit que je viens de souligner, mon entier soutien.

 

21 octobre 1995
Valeurs Actuelles

Grandes enquêtes

Priorité à la politique de substitution

"Pas de dépénalisation"

Les saisies records effectuées grâce à Vigipirate prouvent que le trafic ne cesse jamais. La dépénalisation entraînerait une multiplication des arrivages de stupéfiants.

Entretien avec Jacques Toubon

Le garde des Sceaux le rappelle : la toxicomanie ne doit pas être considérée comme un phénomène de société.

Mais comme un mal social que l'État se doit de combattre.

Valeurs Actuelles : Nous savons aujourd'hui qu'une économie parallèle, fondée sur la drogue, s'est développée dans certaines cités de banlieue, et qu'elle est au centre du financement du terrorisme. La réponse judiciaire à ce trafic est-elle vraiment adaptée ?

Jacques Toubon : Le principal élément avec lequel nous devons travailler est le rapport du groupe Devedjian transmis en juin 1994 au Conseil national des villes. Ses conclusions sont formelles. Il est difficile d'apprécier l'importance économique du trafic, mais il est un fait que ce trafic est devenu un modèle d'insertion sociale pour beaucoup de jeunes et très jeunes gens.

À ma demande, un projet de loi relatif à la lutte contre le trafic de stupéfiants comprenant deux nouvelles incriminations sera examiné dès ce mois par le Sénat. Il s'agit d'une part de punir le fait de ne pouvoir justifier de ses ressources et de son train de vie alors qu'on est en rapport avec des trafiquants, cela étant claqué sur le modèle de la répression du proxénétisme. D'autre part, de réprimer l'incitation des mineurs à participer au trafic de stupéfiants.

Valeurs Actuelles : On arrête de petits trafiquants, mais il semble que, depuis le démantèlement de la "French Connection", il y a des années, les gros bonnets restent impunis…

Jacques Toubon : Ce n'est pas entièrement faux. La "livraison surveillée" nous permet de réaliser quelques belles prises, mais il est exact que, malgré cette méthode de travail en faveur de laquelle j'avais milité comme parlementaire, les gros bonnets passent trop souvent encore entre les mailles du filet.

Valeurs Actuelles : Il semble que la drogue soit au centre des problèmes rencontrés par la réalisation de l'espace Schengen…

Jacques Toubon : C'est une réalité. Schengen est un espace judiciaire et policier que nous avons souhaité. La convention de 1990 impose aux pays signataires de rapprocher leurs législations en matière de lutte contre la toxicomanie. Des décisions très positives ont été prises. Mais il existe un point où la convention est mise en défaut par la politique d'un pays. Il s'agit des Pays-Bas, où l'on considère encore que la drogue est un phénomène social que l'État doit encadrer.

Valeurs Actuelles : Où en sont les négociations ?

Jacques Toubon : Nous avons fait, le 20 septembre, des propositions pour adapter le système néerlandais. Les Pays-Bas semblent conscients du problème, ils nous ont entendus, et devraient prochainement modifier au moins leur philosophie et leur politique. Nous espérons des changements substantiels d'ici à la fin de l'année.

Valeurs Actuelles : Comment jugez-vous les positions du comité d'éthique sur la dépénalisation ?

Jacques Toubon : Ce qui m'étonne le plus est le fait que le débat sur la dépénalisation prenne sa source à partir de considérations qui ne me semblent pas très réalistes. Les "libéraux" pensent que tous les marchés illégaux engendrent le marché noir, et y voient en conséquence une bonne raison pour dépénaliser. Les "hyper libéraux" estiment que la drogue constitue un phénomène de société ne devant pas être spécialement réprimé. D'autres pensent également qu'il convient de dépénaliser parce que la pénalisation n'a, en vingt ans, pas concouru à la baisse du trafic ni à celle de la consommation. Que serait-ce si l'on avait supprimé tout interdit légal ?

Ce n'est pas réaliste dans la mesure où cela fait abstraction de deux fait essentiels : l'effet de la toxicomanie sur l'individu et sur la société, et la notion de la responsabilité collective.

La dépénalisation conduit toujours à la légalisation

La position du gouvernement est claire : pas de dépénalisation. Nous restons sur les bases de la loi de 1970. L'obligation de soins existe. Mon prédécesseur a même indiqué au parquet comment renforcer la mise en œuvre de l'injonction thérapeutique, et classer certaines affaires. Il paraît difficile d'aller au-delà.

Le comité, quant à lui, prône une sorte de troisième voie… La position est intéressante parce que innovante, mais elle présente quatre inconvénients majeurs : la banalisation du phénomène, la suppression de la contrainte aux soins, la renonciation à appréhender les problèmes toxicomaniaques à la source et les entraves ainsi faites aux services de répression sur l'action des filières.

Une chose doit être bien claire : la dépénalisation conduit inéluctablement à la légalisation du trafic des drogues plus ou moins douces. Avec des conséquences incalculables. Parler de dépénalisation, c'est déjà accepter ces conséquences.

Valeurs Actuelles : Quelle est encore la place de la prison dans la lutte contre la toxicomanie ?

Jacques Toubon : Nous parlons de l'usage. Je suis personnellement acquis à l'idée que la toxicomanie ne se soigne pas en prison. Ce ne sont pas les mois passés derrière les barreaux qui peuvent mettre fin à une situation de dépendance. Je suis partisan de la politique de substitution (le plus grand centre français de distribution de méthadone se trouve dans le 13e arrondissement de Paris).

Valeurs Actuelles : Les produits de substitution en pharmacie, est-ce une bonne mesure ?

Jacques Toubon : Cela peut nous permettre de faire face aux problèmes des grands héroïnomanes. Et cela doit être d'abord perçu comme un moyen de réinsertion. Dans un cadre de distribution maîtrisée et un environnement social, ces produits sont des moyens de réinsertion.

Valeurs Actuelles : Si la dépénalisation devait être néanmoins décidée, faudrait-il qu'elle profite aux drogues dites douce ou à celles dites dures ?

Jacques Toubon : Le principal inconvénient de dépénaliser les drogues qualifiées de douces est effectivement de permettre à l'usager ensuite dans le processus toxicomaniaque, à l'encontre de toute politique de prévention. Cela mérite qu'on y réfléchisse.

Valeurs Actuelles : Il semble que le crack soit apparu sur le marché parisien depuis quelques temps…

Jacques Toubon : Ça se dit. Ça s'écrit. Je ne crois pas qu'on puisse l'affirmer ainsi.

Valeurs Actuelles : Y a-t-il une menace nouvelle en matière de toxicomanie ?

Jacques Toubon : Il convient évidemment d'être attentif aux grandes évolutions du monde. À cet égard, il me semble que nous devons être particulièrement vigilants à la fin du statut de Hong Kong.

Valeurs Actuelles : Le tapage autour de l'interpellation de Claude Brasseur pour détention d'une dose cocaïne était-il nécessaire ?

Jacques Toubon : Ça n'en valait pas la peine.

Propos recueillis par Marc Charuel