Texte intégral
J.-L. Hees. - Ph. Meyer vient plus de dresser un portrait de la justice E. Guigou. Qu'est-ce que vous en pensez ?
- « Je crois qu'on peut être humoriste, et en quelques mots, pointer quelques-uns des principaux problèmes que la justice a à affronter. »
J.-L. Hees. - Vous êtes au carrefour de tout ce qui compte finalement dans la marche de notre République, la justice. Bien sûr, mais aussi la manière dont vit la société. Ça va du texte de loi sur la présomption d'innocence, au Pacs, en passant par le procès du sang contaminé, et puis (...) la Corse. Une première question toute chaude sur la démission de la Commission européenne dans son entier. Je vous lis le titre de Libé : « La Commission coule avec Cresson.» Le nom de notre ancien Premier ministre semble avoir pesé lourd dans les événements. Là aussi, vous me direz, présomption d'innocence. Mais, au-delà des problèmes de la Commission, est-ce que c'est aussi un début de bonne justice au sein d'une institution qui s'appelle l'Europe ? A savoir que, quand quelque chose va mal, on s'en occupe assez vite. Et ce n'est pas tout à fait le cas dans toutes les institutions. Je pense à une bonne institution française qui s'appelle le Conseil constitutionnel.
- « Je ne crois pas que ce soit une question de justice, mais c'est une question de responsabilité politique. Je crois que la Commission a bien fait de démissionner, si elle ne l'avait pas fait, elle aurait certainement été censurée la semaine prochaine par le Parlement européen. Je pense qu'elle a bien fait de démissionner collectivement parce que c'est la seule attitude qui soit conforme au Traité qui n'admet pas la responsabilité individuelle des commissaires. Elle l'a fait pour tirer les leçons d'un rapport qui est sévère, qui dit qu'il n'y a pas eu d'enrichissement personnel ou de fraudes individuelles, mais qui pointe un certain nombre de dysfonctionnements graves dont le rapport estime que la Commission aurait dû s'occuper avant et beaucoup plus activement Je crois que c'est sans doute une des premières manifestations aussi de l'Europe politique. Moi, j'espère que ce sera une crise salutaire. Je pense que c'est toujours bon, quand la responsabilité politique est assumée. Evidemment, il va falloir pouvoir réagir, j'espère sans trop tarder, parce que nous avons besoin d'une Commission qui fonctionne et qui fonctionne bien. N'oublions pas que la Commission au sein des institutions européennes doit être l'organe qui propose - c'est le Conseil des ministres qui décide bien entendu, ce n'est pas la Commission qui décide à la place des Etats-membres ; c'est elle qui propose et, à ce titre, elle a un rôle d'initiative extrêmement important Et puis c'est elle qui est chargée d'appliquer les décisions. Je pense que, aussi, cette Commission a finalement toujours été critiquée par le Parlement européen. »
J.-L. Hees. - Mais là, il y a des raisons tout de même assez précises !
- « Plus profondes aussi, qui remontent à plus loin : c'est que cette Commission ne fonctionnait pas de façon collégiale. Chaque commissaire était dans son coin, si on peut dire. Et je pense que beaucoup d'européens convaincus ont le sentiment qu'il a manqué une force d'entraînement indispensable. »
S. Paoli. - D'emblée Madame, vous distinguez les enjeux de la justice et ceux de la responsabilité politique. S'agissant du président du Conseil constitutionnel - ce qui vous pose aussi la question de la présomption d'innocence - comment résoudre cette équation difficile ? Parce que la justice a besoin de la responsabilité politique. Mais en même temps, la fonction qu'exerce R. Dumas pose une question aussi à la politique et à la justice malgré sa présomption d'innocence.
- « Moi, je réagis dans les fonctions que j'occupe aujourd'hui : Garde des sceaux. Je pense que je suis aussi responsable du bon fonctionnement des institutions, et je constate que le Conseil constitutionnel est chargé de contrôler les actes de l'exécutif. Rien, dans nos institutions, ne prévoit que quiconque - même pas le Président de la République - peut démissionner le président du Conseil constitutionnel. Et par conséquent, ce que je dis, c'est que, en dehors effectivement de la présomption d'innocence - qu'il faut veiller à préserver car les instructions judiciaires ne sont pas terminées -, eh bien, du point de vue de la responsabilité, je dirais, politique ou morale, c'est au président du Conseil constitutionnel et ou aux membres du Conseil constitutionnel de savoir ce qu'ils doivent faire. »
J.-L. Hees. - C'est difficile de temps en temps d'être dans votre situation, à savoir cet absolu devoir de réserve qui fait qu'on ne peut pas s'exprimer sur ce genre de sujet alors que tout le monde a une idée sur cette question. Et ça fait un certain temps déjà que ça pollue pas mal le débat politique, notamment dans la majorité.
S. Paoli. - Et pardon d'ajouter : l'image de la justice.
- « Ce n'est pas parce que je ne m'exprime pas que je ne pense rien. J'ai mon opinion, mais c'est une opinion personnelle. Et j'estime que, dans les fonctions que j'exerce aujourd'hui, je n'ai pas à exprimer des opinions personnelles sur quelque chose qui regarde une des institutions-clés de notre République avec la place qu'elle a dans nos institutions. »
P. Le Marc. - Je reviens au problème de la Commission. La responsabilité d'E. Cresson, on a été lourdement mise en cause dans cette affaire. Est-ce que vous pensez que c'est une cabale en raison du comportement un peu rugueux de l'ancien ministre et du commissaire, ou bien, est-ce qu'il y a vraiment un dossier qu'on peut lui reprocher dam cette affaire ?
- « Je pense qu'il y a eu un phénomène de bouc émissaire, oui. Que ça tient sans doute à beaucoup de choses : au fait qu'E. Cresson était très en vue dans cette Commission ; elle est ancien Premier ministre ; ensuite, c'est vrai qu'elle a probablement commis des maladresses. Elle estimait qu'elle n'avait rien à se reprocher, donc elle ne s'est pas expliquée volontiers devant le Parlement européen. Et ça, ce n'est pas très bien vu. En même temps, à regarder rapidement le rapport - moi je l'ai parcouru hier soir -, on a le sentiment que oui, il y a eu des irrégularités, des problèmes de gestion, mais pas au-delà, et que d'autres commissaires sont aussi coupables. D'où la démission collective d'ailleurs. »
J.-L. Hees. - Ce n'est peut-être pas très galant ce que je vais vous dire, mais, ça ne tombe pas mal cette focalisation sur E. Cresson en plein débat sur la parité ?
- « Je constate qu'on est toujours plus sévère avec les femmes, et on a toujours plus tendance à leur en demander davantage. Alors, je viens de vous le dire, E. Cresson a sans doute commis des maladresses. Et dans ce rapport, elle est désignée avec d'autres commissaires - il n'y en a que sept sur les vingt qui sont exemptés de reproches -, pour ne pas avoir suffisamment contrôlé ses services. Finalement, ce que dit le rapport, c'est que la Commission n'a pas su contrôler l'administration, n'a pas su mettre les procédures en place pour contrôler le bon usage des fonds qui lui étaient confiés pour avoir des procédures de contrôle interne qui soient suffisantes. C'est là-dessus qu'il va falloir certainement remettre de l'ordre et en priorité pour la nouvelle Commission, pour regagner une crédibilité. »
S. Paoli : On ne va pas préjuger bien sûr de cette affaire européenne, mais elle nous renvoie tout de même à cette question qui s'est beaucoup posée ces derniers temps : qui doit juger qui ? Au fond, y-a-t-il une justice pour la politique et y-a-t-il une autre justice pour les citoyens ? Fallait-il, pour le procès du sang contaminé une Cour de justice de la République qui devait distinguer entre la responsabilité politique et la responsabilité pénale, ou au fond, fallait-il se poser la question de la même justice pour tout le monde ?
- « Je ne pose pas les questions dans cet ordre. Je pense que la première question fondamentale à se poser est de savoir comment distinguer la responsabilité politique, la responsabilité pénale, la responsabilité civile et la responsabilité administrative. Je pense que c'est la question fondamentale, et qu'ensuite seulement, si on arrive à clarifier, alors, à ce moment-là, il faut se poser la question de savoir quelles sont les institutions - tribunaux, judiciaire, administratif, Parlement, institutions politiques -, qui peuvent mettre en jeu ces différents types de responsabilité. C'est pour ça que je dis qu'il faut effectivement tirer toutes les leçons de ce qui s'est passé à l'occasion du procès du sang contaminé. Je pense que c'est une occasion de réfléchir sur cet important sujet, qui d'ailleurs dépasse le problème du jugement des ministres. Parce que la question de la pénalisation, de la criminalisation de l'ensemble des fautes, c'est un problème qui atteint aujourd'hui des maires, des médecins, des chefs d'entreprise, des enseignants. C'est une tendance lourde de notre société. C'est une déviation à l'américaine. Je ne sais pas si nous avons intérêt en France à avoir une société qui évolue dans ce sens-là. En même temps, il faut que la responsabilité puisse être mise en jeu. Et donc je pense que la première réflexion est là. Quel type de responsabilité ? Comment la mettre en oeuvre ? Je crois qu'il nous faut essayer de réfléchir, pas dans la bête, pas dans la fébrilité, pas dans la précipitation. Je pense qu'il faut se poser les bonnes questions pour avoir les bonnes réponses et dans le bon ordre. »
J.-L. Hees. – Je voudrais qu'on consacre un peu de temps à un dossier délicat et important, c'est celui de votre projet sur la présomption d'innocence. Ce texte devrait faire l'unanimité – tout le monde est pour une meilleure justice -, mais on a l'impression que ça dérange autant de gens à droite qu'à gauche. C'est aussi votre sentiment ? Certains mauvais esprits peuvent même penser – de temps en temps, je suis mauvais esprit – que le renforcement du secret de l'instruction, par exemple, peut renforcer aussi l'opacité de certaines affaires, ou faire patienter l'opinion publique assez longtemps pour savoir ce qui se passe dans certains dossiers qui sont délicats et mal vécus par les Français.
- « L'autre jour, en allant devant la Commission des lois à l'Assemblée - où il y a, comme vous le savez, des parlementaires de gauche et de droite, parmi ceux qui sont les plus au courant, qui ont travaillé le texte -, tous, absolument tous, sans exception, ont dit que c'était un texte qui faisait un grand progrès. Un grand progrès sur les droits des justiciables, et un grand progrès pour les droits des victimes. Si vous permettez, j'en parle une seconde parce qu'on les oublie toujours. C'est très nouveau que, dans notre droit, nous ayons des dispositions particulières pour les victimes. J'ai fait ça la première fois, ça ne s'était jamais fait, dans la loi sur la délinquance sexuelle de juin 1998 où j'ai prévu, pour la première fois, des dispositions pour protéger les enfants victimes de violences sexuelles. Et ici, nous avons tout un chapitre de cette loi pour que les victimes soient mieux entendues, qu'elles soient mieux protégées - y compris si elles ne peuvent pas se déplacer pour aller au procès -, et d'autre part à ce qu'elles soient mieux indemnisées.
Par ailleurs, c'est un texte qui renforce évidemment les droits de la défense. C'est-à-dire les droits de tout justiciable. D'abord protéger sa présomption d'innocence tant qu'il n'est pas jugé, et puis d'autre part, qui fait en sorte qu'il puisse y avoir un système de contre-pouvoir. Parce que je pense que dans tout système démocratique, on a droit à avoir des explications, des motivations du pourquoi des choses, et des contre-pouvoirs. Alors évidemment, comme c'est un texte d'équilibre, qui se veut un équilibre entre la protection de la défense, mais aussi l'efficacité de l'enquête, moi je ne veux pas désarmer la répression. On a des affaires graves de terrorisme, de trafic de stupéfiants, de criminalité organisée. Ce n'est pas de la plaisanterie tout ça.
Ensuite, un équilibre entre la liberté d'expression, bien entendu, pour la presse et la protection de la dignité des personnes... »
J.-L. Hees. – On pourra continuer à faire notre métier ?
- « Bien sûr. Donc, je refuse les amendements qui vont dans le sens d'une restriction de la liberté d'expression.
Et enfin, un équilibre entre les droits des personnes mises en cause et les droits des victimes.
Comme c'est un texte d'équilibre, vous avez des gens qui disent que ça va trop loin et d'autres qui disent que ça ne va pas assez loin. Alors il faut regarder précisément pour voir de quoi il s'agit et dépasser, si vous voulez, un peu ces expressions génériques. »
C. Bidner. – L'un des aspects de cette loi qui est mis en cause, c'est la création d'un juge de la détention provisoire. On craint que ça provoque un conflit avec le juge d'instruction et que ça retarde encore une justice qui est très lente. Par exemple, on a vu des gens jugés 16 ans après leur crime. On sait que, par exemple à Bobigny, qui est un département où il y a la plus forte criminalité, un juge d'instruction a 140 affaires dont il doit s'occuper. C'est énorme, 12 juges d'instruction pour ce département. Qu'avez-vous à répondre à tout cela ?
- « D'abord, que ma réforme va instaurer des limites précises à la durée de la détention provisoire : deux ans ou trois ans. C'est-à-dire qu'on ne pourra plus être détenu indéfiniment – en matière criminelle, par exemple, comme c'est le cas aujourd'hui - par le jeu des renouvellements successifs. Deuxièmement, en créant le juge de la détention provisoire. Je permets deux choses : d'abord, qu'il y ait un dialogue entre le juge d'instruction qui propose la mise en détention provisoire et le juge de la détention qui la décide. Je préfère qu'il y ait deux regards plutôt qu'un seul sur la décision la plus grave, parce qu'elle prive de liberté quelqu'un qui n'est pas encore jugé et pas encore condamné. Donc, deux regards au lieu d'un. Ça c'est le premier progrès, à mon avis.
Le deuxième, c'est que ça va permettre au juge d'instruction de se concentrer sur sa tâche principale - puisqu'il ne sera plus chargé de décider de la détention provisoire - qui est d'établir la vérité et d'instruire à charge et à décharge. Je remets le juge d'instruction en position d'arbitre. C'est le sens de notre procédure inquisitoire à la française qui donne à un magistrat la responsabilité de pouvoir instruire à charge et à décharge.
D'autre part, je dis aussi qu'il faut que les juges d'instructions ou les procureurs, qui sont chargés d'enquêtes préliminaires, puissent donner des délais. Qu'au départ d'une instruction ils disent : "Voilà, j'estime à tant..." Mais des délais indicatifs, parce qu'on ne sait jamais : des dossiers complexes de délinquance économique et financière peuvent avoir des développements inattendus au départ. Si au terme de ce délai indiqué par le juge d'instruction il n'a pas fini, à ce moment-là, il dit pourquoi. Si la ou les personnes mises en cause le contestent, elles peuvent aller devant la chambre d'accusation, donc ce n'est pas un délai impératif. Parce qu'un délai impératif - qui a été demandé par certains députés, mais que je refuse - ce serait étouffer les instructions. Mais il y a une motivation, un contrôle, de sorte qu'on puisse voir s'il y a de bonnes raisons pour augmenter les délais.
Enfin, troisième mesure que je prends - j'ai des moyens, c'est la première fois que nous avons deux budgets consécutifs avec une augmentation de moyens aussi importante - : création cette année de 140 postes de magistrats, un record depuis 15 ans. L'année dernière, j'en avais créé 70, moitié moins, c'était un record depuis dix ans. Je donne aux juges d'instruction des moyens de travailler. Par exemple, pour ceux qui sont chargés des gros dossiers économiques et financiers, j'ai créé des pôles économiques et financiers pour qu'ils aient des équipes autour d'eux, de spécialistes, des spécialistes de la comptabilité, des douanes, de la fiscalité qui les aident à justement contrôler tout cela. Et je leur donne des locaux, notamment à Paris, qui sont flambants neufs, avec des logiciels pour faire des instructions assistées par ordinateur. »
J.-L. Hees. – Formidable.
- « Non. Ça ne résout pas tous les problèmes, mais c'est un début. »
J.-L. Hees. – Ça va passer comme une lettre à la poste, alors, ce projet.
S. Paoli. – Vous avez entendu le papier de F. Herriot dans le journal de 8 heures sur l'incroyable charge de travail qui pèse sur ces juges de la détention. On a entendu des chiffres ahurissants : 100 tonnes de procédures. Comment gérer cela quand on est un seul homme, comment gérer une telle masse de travail ? Alors, malgré tout ce que vous mettez en oeuvre, vous n'arriverez pas à attraper tout ce retard ?
- « Je crois que cette réforme de la détention provisoire, il faut la faire intelligemment. Les premiers présidents - c'est le rapport qui était cité - ont raison de dire que, si on met un juge de la détention dans chacun des 187 tribunaux de grande instance, ça va être du gâchis. Pourquoi ? Parce que sur 100 de ces 187 tribunaux, il y a moins de 30 mandats de dépôt par an. Donc, on ne va pas mettre un juge de la détention pour rester là à attendre de voir passer les trente. Donc, on ne va pas faire ça bêtement. On va tâcher d'être intelligent. On n'est pas obligé de mettre un juge de la détention dans chacun des tribunaux de grande instance. D'autre part, pour les plus petits tribunaux, dans les cours d'appel où il n'y a que des petits tribunaux, on peut très bien mettre le juge de la détention placé auprès du premier président de la cour d'appel.
Vous savez, je les réunis souvent les premiers présidents de cour d'appel. Donc, on a regardé, depuis que ce rapport est sorti, qui pointait un peu sur les risques, comment affecter au mieux les moyens. J'ai 100 postes de plus dans le budget pour les juges de la détention provisoire. J'en ai affecté 60 cette année avant même que la réforme soit votée. C'est la première fois qu'on voit ça : des moyens avant que la réforme soit votée. J'en aurai 40 de plus l'année prochaine, c'est-à-dire que c'est la première fois, notamment en matière de détention provisoire, qu'on fait une réforme avec les moyens qui vont avec. Et c'est pour ça que ça va marcher. »
J.-L. Hees. – Le secret de l'instruction : certains sont pour une instruction publique. Je ne voudrais pas dénaturer la pensée de P. Devedjian, mais il me semble bien l'avoir entendu préconiser ce genre de mesure. Vous êtes tout à fait contre cette idée ?
- « 'Il y a un certain nombre de députés, notamment qui sont avocats... »
J.-L. Hees. – Fort lobby à l'Assemblée.
- « et qui aimeraient… pas tous, attention ! Ce n'est pas le cas d'A. Montebourg qui, bien qu'étant avocat, soutient mon projet. Mais il y a un certain nombre de députés avocats qui aimeraient qu'on bascule dans la procédure accusatoire à l'américaine. C'est-à-dire qu'on laisse face à face l'accusation et la défense - on connaît tous les séries, "Votre honneur", etc. -, qu'on supprime le juge d'instruction - ça, ils ne le disent pas évidemment, ça créerait quelques remous, mais c'est que ça veut dire -, et qu'on laisse face à face l'accusation et la défense. Je dis que je ne veux pas, pour notre pays, d'un système comme ça. D'abord parce qu'on voit les dérives non seulement aux Etats-Unis mais même en Angleterre. La presse anglaise est pleine de ces récriminations contre la police qui fait quand même ce qu'elle veut, et pourtant dans un pays qui a l'Habeas Corpus depuis le XIe siècle. Et puis, d'autre part, vous voyez bien que dans un tel système, il faut avoir les moyens de s'offrir les services d'un ou de plusieurs bons avocats pour s'en sortir. Le reste, c'est de la justice à l'abattage. Alors, moi je préfère le juge d'instruction qui est un service public et qui se comporte de la même façon, selon que l'on soit puissant ou misérable. »
P. Le Marc. – Le Pacs vient en discussion au Sénat très prochainement. Le Sénat compte supprimer le Pacs et proposer une sorte de légalisation des couples. Que pouvez-vous retenir dans la proposition du Sénat ?
- « Eh bien, rien ! Parce que le Sénat supprime le Pacs. Le gouvernement a soutenu la proposition de l'Assemblée nationale - c'est une proposition de loi - qui crée le Pacs. Qu'est-ce que c'est le Pacs ? Je crois que c'est 1a bonne solution pour répondre à un problème concret qui est celui de quelque cinq millions de personnes qui, dans notre pays, vivent ensemble sans-être mariés, soit qu'ils ne peuvent pas - c'est le cas des homosexuels - soit qu'ils ne veuillent pas. Donc, je crois qu'il faut répondre à ces problèmes concrets : des problèmes de logement, des problèmes affectifs aussi. Et le Pacs est un contrat qui, en effet, crée une situation intermédiaire entre le mariage - qui est une institution, qui est célébré, qu'il n'est pas question de remettre en cause, parce que c'est vrai que c'est le cadre le plus stable et notamment pour les enfants - et le concubinage qui n'a aucune forme d'engagement, donc, le Pacs, c'est un contrat par lequel des gens disent : eh bien, nous voulons, nous nous engageons à une certaine durée, à une solidarité matérielle et morale ; en contrepartie de quoi, la société nous reconnaît, et nous avons un certain nombre de droits qui sont d'autant plus importants que la durée du Pacs est plus longue. Donc, c'est cette idée d'engagement, de solidarité. C'est fondé sur cette valeur, si vous voulez, de solidarité et de responsabilité.
Il y a certainement des améliorations à apporter à ce texte. Je pense qu'il y a un certain nombre d'imprécisions juridiques. J'ai fait faire un travail de peignage juridique pour être sûre. Sur l'indivision, il fallait être plus précis, sur un certain nombre de questions techniques : l'attribution préférentielle des biens, etc. Je pense aussi qu'il ne faut pas mettre dans le Pacs la question des fratries. Je pense que c'est une vraie question, ces frères et soeurs qui vivent ensemble, qui ont certainement le droit aussi d'être aidés, mais il vaut mieux traiter ce problème en dehors, parce que le Pacs s'adresse à des couples dans lesquels vous avez une présomption de vie commune et de vie charnelle – pas obligatoirement, mais enfin c'est quand même cela. Voilà. Alors, maintenant, que fait le Sénat ? Eh bien, pour masquer en quelque sorte le fait qu'il supprime le Pacs, j'imagine que pour ne pas se voir taxer, une fois de plus... »
P. Le Marc. – D'archaïsme…
- « ... une fois de plus, refuser une réforme tout de même qui est un peu moderne, le Sénat dit : d'abord, on va reconnaître le mariage. Très bien. Le code civil est absolument fondé sur le mariage. Ensuite, nous allons donner une définition du concubinage. Le problème, c'est que la définition du concubinage donnée par le Sénat aboutit, là aussi, à des problèmes juridiques qui peuvent être extrêmement graves. Par exemple, il laisse ouverte la porte de la reconnaissance du concubinage de quelqu'un qui serait marié. Voyez, c'est une rédaction... Alors; quand je vois que le Sénat est si sévère avec le texte de la proposition de loi, je me dis que quand on veut donner des leçons, il vaut mieux s'assurer qu'on propose quelque chose qui tienne la route. Or, là, je pense que le texte proposé par le Sénat d'abord ne remplit pas le but qui, à mon avis, serait louable, qui serait celui de dire que pour les concubins qui ne sont pas "pacsés", il faut qu'on abolisse les discriminations qui frappent les concubins homosexuels, et cela, je pense qu'il faudra le faire, c'est-à-dire qu'il faudra l'ajouter à la loi sur le Pacs. Je suis prête, moi, à accepter un amendement, et s'il n'y a pas d'amendement dans ce sens, à le proposer. »
P. Clark. – Le magazine Transfert adresse, dans son numéro de mars-avril, une lettre ouverte à E. Guigou, à vous-même Madame la ministre. Il vous pose cette question : pourquoi ne pas organiser une formation au web pour tous les magistrats de France ?
- « Bonne idée ! »
P. Clark. – Mais c'est aussi une façon de dire que, dans cette affaire (de la photo d'E. Halliday diffusée sur le web, NDLR), la condamnation de l'hébergeur est à côté de la plaque.
- « Je ne commente jamais les décisions de justice, c'est un principe. Je crois que ce qu'il faudrait faire comprendre et respecter, c'est qu'en effet les hébergeurs, dans la mesure où ils ne sont pas au courant - et cela reste à déterminer - de ce qui passe sur les sites... »
P. Clark. – Il en passe des milliers dessus.
- « ... justement, dans la mesure où ils ne sont pas au courant, à ce moment-là, ils n'ont pas être condamnés. Dans la mesure où ils sont complices de la diffusion de photographies qui n'ont pas à être diffusées, là c'est autre chose. Donc, c'est plutôt les fournisseurs d'accès qui devraient être dans ce cas responsabilisés. Donc, le problème, c'est d'arriver à situer quelle est la responsabilité de celui ou de celle qui a diffusé soit des images qui portent atteinte à la vie privée, ou des images pornographiques ou des images pédophiliques. Je crois qu'il reste à inventer en effet la responsabilité sur le net. C'est une tâche qui est devant nous sur laquelle le gouvernement travaille depuis un certain nombre de mois déjà. Nous sommes dans une période intermédiaire d'ajustement. »
J.-L. Hees. – C'est frappant d'entendre une revue de presse (NDLR : suite à la revue de presse de P. Clark), E. Guigou, parce que tout concerne le ministre de la justice dans ce beau pays de France. Absolument tout.
- « Oui, aujourd'hui. »