Texte intégral
Date : 26 avril 1996
Source : L’Humanité
Offensive contre le service public, pouvoir d’achat malmené, réforme de l’État, mise à l’évidence, le besoin de ripostes larges et unitaires se fait fortement sentir. Les contradictions s’aiguisent en bien des domaines. En France ou en Europe, l’écart grandit entre les discours et les actes, et le syndicalisme est à nouveau placé devant de lourdes échéances. Prenant à contre-pied tous les chantres de la résignation, le mouvement de novembre-décembre a fait surgir sur le devant de la scène les aspirations fortes d’un monde de travail qui n’accepte plus le recul social qu’on lui impose au nom de la modernité ou de la mondialisation.
Quatre mois après, nombre de ceux et de celles qui ont fait le mouvement ou l’ont soutenu vivent mal le fait que la pression du capital, loin de s’atténuer, se fait plus pressante et que, jour après jour, le gouvernement persiste sur ses objectifs les plus significatifs : ceux qui portent en germe un véritable bouleversement de la société française. Sans doute a-t-il dû lâcher du lest en chemin, et pas seulement des broutilles, sur les régimes spéciaux, sur le nombre d’annuités ouvrant droit à la retraite dans le secteur public, sur le contrat de plan SNCF, l’abandon de la création d’une caisse autonome de retraites pour les fonctionnaires, mais avec l’entêtement de celui qui fait semblant de croire qu’il n’y a pas d’autres choix possibles. Le gouvernement agit comme si le mouvement social n’avait pas eu lieu et fait tout pour le faire oublier, aidé en cela par de nombreux complices. En clair, « ça passe ou ça casse ».
Les ordonnances confirment que le démantèlement de la protection sociale, telle qu’elle fut conçue à la Libération, est en route, tandis qu’une vraie réforme reste à faire. De ce point de vue, la prévision d’un déficit record pour cette année est un véritable camouflet pour tous ceux qui ont organisé ou soutenu le complot consistant à faire croire que le seul mal dont souffrait la protection sociale c’était trop de dépenses, pour masquer les vraies raisons des difficultés qui s’appellent chômage, précarité, bas salaires et politiques d’austérité. Comme nous l’avons dénoncé, ce qu’annoncent les ordonnances va très vite prendre l’allure de rationnement des soins imposés aux médecins, de dégradation de l’hôpital, d’étatisation de la protection sociale, sans qu’aucun des problèmes de financement ne soit résolu puisque hauts revenus, grandes entreprises, revenus financiers du capital sont à l’abri de toute sollicitation.
La déstructuration du secteur public, sur fond de déréglementation et de dérégulation européenne, dont le changement du statut de France Télécom est une première phase, s’accompagne d’une réforme annoncée de l’État lourde de menaces pour l’emploi, la citoyenneté, la démocratie. Parallèlement, le CNPF accentue sa pression pour pressurer les retraites complémentaires et changer le terrain des négociations dans le secteur privé en cherchant le moyen de privilégier la négociation à l’entreprise, qu’il y ait ou non présence syndicale, évitant les négociations de branches où les possibilités pour les salariés de se faire entendre efficacement sont plus grandes. Et tout cela sur fond de chômage qui s’accroît, malgré l’explosion d’emplois précaires.
Décidément, les critères de convergence sont lourds à porter et l’Europe qui se construit à bien du mal à ressembler à l’Europe dont on parle.
Sans doute cette accumulation de situations et le côté « rouleau compresseur » du comportement gouvernemental et patronal suscitent ici ou là doutes, interrogations, hésitations, devant le niveau des ripostes à conduire mais, à trop tirer sur la corde, on risque d’attiser l’exaspération déjà bien présente dans de nombreux secteurs. Car le ciel social est loin d’être serein, l’aspiration à d’autres choix, d’autres solutions, reste très forte. Au fil des jours, et malgré les difficultés, actions, grèves, manifestations, témoignent d’une réelle volonté de ne pas s’en laisser conter. Les efforts déployés par la CGT, ses organisations, pour construire avec ténacité un vaste courant d’actions autour du thème du « plein-emploi solidaire », portent leurs fruits.
Mais les enjeux sont tels que le besoin d’être plus forts pour se faire entendre s’exprime maintenant dans nombre de débats, en référence à ce « tous ensemble » qui n’en n’a pas fini de donner des idées. Les formes que peut revêtir l’action revendicative ne se décrètent pas. La CGT s’efforce de saisir ou de construire toutes les opportunités permettant de donner de l’élan aux luttes sociales. Mais une chose est sûre : il est urgent que les salariés se fassent entendre avec force, ténacité, unité. Chaque jour apporte sa dose d’exemples qui montrent que rien n’est vraiment joué, que la combattivité est toujours présente, que ni le gouvernement ni le patronat ne peuvent sous-estimer le rapport de forces, que la deuxième victoire des traminots marseillais n’est pas un accident de parcours, pas plus que le puissant mouvement à la Banque de France, que les efforts déployés sur le lieu de travail, dans les localités, les départements, pour élargir le front unitaire, ne sont pas sans effet, que les signes de confiance envers la CGT ne s’arrêtent pas, aux seuls cheminots, bref, que les prochaines semaines n’en ont pas fini avec la mobilisation sociale.
Le 1er Mai s’annonce donc comme une échéance forte d’avancées possibles sur le plan de la combattivité, de l’unité, de la convergence d’intérêts à faire mesurer, face à un ensemble de mesures suffisamment cohérent pour ne pas en minimiser la portée. Un 1er Mai puissant, des mots d’ordre offensifs, une participation préparée, voilà qui doit nous aider à en assurer le succès. Nous en avons besoin. Les luttes engagées dans le secteur de la santé, de l’hôpital, vont se développer. Dans la foulée, les personnels d’EDF-GDF, des Télécoms, vont, dès la première semaine de mai, intensifier leur mobilisation face aux projets dangereux pour lesquels n’existe ni champ de réelle négociation ni « grain à moudre ». On ne négocie pas la braderie du patrimoine national, on la combat.
D’autres rendez-vous pointent à l’horizon. L’exigence de la réduction de la durée du travail à 35 heures sans perte de salaire, codifiée dans une loi-cadre, mettant toutes les branches sur un pied d’égalité et non d’uniformité, peut donner lieu à de puissantes actions unitaires avec la CFDT et, pourquoi pas ? Toutes les organisations ensemble dans nombre de départements.
Pouvoir d’achat, protection sociale, défense et amélioration du service public, emploi, seront de tous ces rendez-vous et de bien d’autres, comme celui du G7 à Lyon le 25 juin où se prépare déjà une puissante manifestation.
Décidément, ce n’est pas la résignation qui sonne aujourd’hui à l’horloge de l’Histoire.
Date : vendredi 3 mai 1996
Source : RMC
Q. : Vous avez été reçu par le Président de la République, comment ça s’est passé ?
R. : Comme se passent toujours les rencontres entre gens courtois qui n'ont pas du tout la même opinion sur la situation, les problèmes et les réponses qu'il faut y apporter.
Q. : Vous lui avez parlé carrément ?
R. : Je crois que son personnage ne craint pas le langage direct et personnellement, quand je vais voir le Président de la République en tant que secrétaire général de la CGT, je ne vais pas faire des ronds de jambes. Donc, j'y suis allé au moment où il venait d'annoncer sa décision d'inciter le gouvernement à ponctionner des dépenses publiques utiles. Je lui ai dit les raisons pour lesquelles nous n'étions pas d'accord, compte tenu des conséquences qu'une telle décision va avoir alors que nous sommes dans une situation qui, normalement, devrait conduire à ce qu'on stimule au contraire les dépenses utiles pour relancer l'activité économique, à ce qu'on stimule le pouvoir d'achat, les investissements, sans quoi il ne pourra pas y avoir de dynamique de création d'emplois.
Q. : La réponse alors ?
R. : Très franchement, elle est décevante parce que sur toutes les questions que nous avons abordées en disant : il faut véritablement donner un sursaut à l'économie française pour qu'on se dégage de la situation dans laquelle on est, le mot qui est revenu le plus souvent, c'est inévitable et incontournable. C'est-à-dire, une sorte de sentiment d'impuissance. Et ça c'est un désaccord de fond parce que je pense que nous sommes dans une situation qui résulte bien sûr d'un certain nombre de pressions internationales avec maintenant une économie mondialisée qui est essentiellement entre les mains des grandes multinationales. Mais si le gouvernement, si le Président de la République veulent essayer de nous convaincre qu'ils ne peuvent rien faire d'autre que se couler dans Je moule de cette économie mondialisée, nous ne le croyons pas, il y a des choses à faire.
Q. : Vous lui avez dit : « Nous ne sommes pas d'accord avec vous » ou, « À la CGT, on luttera contre votre projet ?
R. : Ce n'est pas un scoop. La CGT montre tous les jours qu'elle est décidée à tout faire pour contribuer à ce que les salariés expriment leurs revendications.
Q. : Ça n'a pas l'air de marcher tellement ?
R. : Le propre de la culture, qu'elle soit sociale, agricole, c'est qu'il y a toujours un temps de décalage entre les efforts qu'on fait pour semer et récolter. Après le mouvement de décembre, qui a quand même montré que, dans le cadre du rapport de force, il a été possible de faire reculer le Gouvernement...
Q. : On a l'impression que c'est loin ?
R. : Mais le deuxième constat qui s'en dégage, c'est incontestablement pour modifier les choix d'une façon encore plus décisive, il faut un rapport de force encore plus important.
Or, ça contribue à faire discuter, à faire hésiter et on ne bâtit pas un mouvement social au coup de sifflet du jour au lendemain. L'effort que nous faisons, il vise à aller au débat avec les salariés, à construire les objectifs revendicatifs avec eux. C'est une force qui n'a pas fini de laisser des traces, quelles que soient les impatiences des journalistes qui disent : « Mais vous n'en faites pas assez ! »
Q. : Mais vous espérez, ou vous croyez, que le mouvement va continuer ?
R. : La remarque que vous faites, ça fait des années que je l'entends. On est en permanence devant cette forme d'approche de la situation sociale : les syndicats ne sont pas suivis. Il y a un travail quotidien ingrat mais qui produit ses effets. Je suis incapable de prévoir dans quelles conditions Je mouvement social va se développer. Mais sur Je fond des mesures qui sont prises, de la façon dont les gens les perçoivent, forcément, il va y avoir des réactions très fortes.
Q. : Pour le 1er mai, les syndicats étaient très désunis et il y avait peu de monde dans les défilés ?
R. : Si ça n'avait tenu qu'à la CGT, je crois qu'il aurait été stimulant que toutes les organisations syndicales se retrouvent pour le 1er mai mais autour d'objectifs revendicatifs, ce qu'ont fait les Allemands, qui sont confrontés à un plan social aussi dur que celui mis en place par le gouvernement Juppé ; or ils ont réussi une forte mobilisation. Ne sous-estimons pas ce qui s'est passé en France cependant parce que nous avons eu un 1er mai plus unitaire que l'an dernier. Globalement, les informations montrent que les manifestations ont été pour le moins aussi importantes que l'an dernier. Le 1er mai 1995, personne ne parlait de la perspective d'un mouvement social en décembre.
Q. : Votre réflexion sur ce qu'a dit J.-M. LE PEN le 1er mai, appelant les électeurs du FN à mettre les dirigeants dehors avec un ton très dur ?
R. : Ce n'est pas forcément ça le plus nauséabond. Ce qui m'a frappé, dans la manifestation du FN, ce sont les slogans qui ont résonné dans les rues de Paris : « Il faut nettoyer la France », « La France aux Français », des slogans de haine, des slogans de violence, des slogans qui attisent la confrontation civile.
Q. : Sur le plan syndical, le FN réussit des percées ?
R. : Je crois qu'il faut s'entendre entre les opérations conduites par LE PEN pour essayer d'installer des antennes de faux syndicats dans certains secteurs comme la police, la RATP, d'autres services publics...
Q. : Pourquoi « faux syndicats » ? Ils ont des voix !
R. : En tant que syndicat, ils n'ont pas le droit de se présenter. Sur cette question, il faut informer avec beaucoup de sérieux parce que le fait même que LE PEN veuille implanter des antennes dans tous ces secteurs-là, c'est quelque chose de sérieux et de grave qui doit inciter toutes les organisations syndicales à prendre la mesure de la bataille qu'il faut conduire. Sérieux et grave parce que ça met le gouvernement devant ses responsabilités.
Q. : Vous en avez parlez au Président de la République ?
R. : Bien sûr et sur ce terrain-là, le Président de la République nous a dit qu'il était à la fois lucide et très préoccupé de cette évolution, surtout qu'il rentrait d'Amiens où il a visité un certain nombre de quartiers dans lesquels le FN a une activité importante.