Interview de M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, à France Inter, le 25 septembre 1997, sur les prévisions de croissance économique et l'évolution du système fiscal.

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Circonstance : Adoption par le conseil des ministres du projet de loi de finances le 24 septembre 1997.

Média : Emission Journal de 8h - France Inter

Texte intégral

France Inter : Sommes-nous décidément marqués par le signe des 3 % ? Pour réussir l’euro et donc pour faire l’Europe, chaque membre de l’Union se doit de ne pas dépasser 3 % de déficit de son PIB. Le budget 1998, présenté hier par le ministre de l’économie et des finances, devrait permettre de ne pas dépasser ces 3 %. Objectif jugé irréalisable sous le gouvernement Juppé. Comment, en quelques mois, ce qui était impossible – nombre d’experts, et parmi les meilleurs, annonçaient pour 1998 un déficit de plus de 4 % – est-il devenu un objectif concevable ? La reprise de la croissance est-elle le vrai moteur du budget 1998 ? Et de quel ordre cette croissance ? 3 % ! Décidément !

Je ne veux pas parler de divine surprise de la croissance, mais êtes-vous sûr de cette croissance ?

Dominique Strauss-Kahn : Je vais vous répondre. Mais avant, je voudrais corriger quelque chose que j’ai entendu sur plusieurs antennes ce matin : il est inexact de dire que le taux de prélèvements obligatoires va battre des records en 1998. En 1998, le taux de prélèvements obligatoires en France sera inférieur à celui de 1997. Bien sûr, certains impôts peuvent augmenter parce que nous corrigeons des injustices sociales. Quand on corrige des injustices, cela rapporte un peu d’argent. Mais au total, la pression fiscale baisse en 1998 par rapport à 1997. Il ne faudrait pas que des informations erronées soient diffusées et risquent d’inquiéter nos concitoyens.

France Inter : Sur ce point, qui est important : je vous ai vu sursauter en écoutant les titres du journal de 8 heures de Denis Astagneau, mais il y a également les titres de tous les quotidiens. Les Échos : « Budget 1998 : le retour des hausses d’impôts. » Il y a même un éditorial assez malicieux de Nicolas Beytout, « Magic Bercy » : on a des hausses d’impôts mais on paiera moins.

Dominique Strauss-Kahn : C’est ça. Voyez-vous, chaque année, la croissance économique, puis l’inflation aussi – car même si elle a baissé, elle existe encore un peu – fait que le gâteau à partager augmente. L’État va donc augmenter un peu aussi sa part de gâteau. Mais au total, il en prendra moins que l’augmentation. Donc, la pression baisse. C’est un peu comme si vous étiez dans une piscine avec de l’eau jusqu’au-dessus des yeux, en train de vous noyer. On met un peu plus d’eau, mais on agrandit la piscine. Peut-être bien que le niveau va baisser. C’est ce qui se passe chez nous : le niveau baisse et les Français garderont la tête hors de l’eau. Donc, il y a plus de recettes, c’est vrai.

France Inter : Quand on est en train de se noyer, on réfléchit moins bien.

Dominique Strauss-Kahn : On réfléchit moins bien, mais on apprécie d’avoir de l’air. Là, c’est vrai : la croissance économique fait que l’État va encaisser quelque argent en plus. Mais dans une certaine mesure, tant mieux ! Imaginez que la consommation double l’année prochaine, il y aura plus de TVA. Qui va s’en plaindre ? C’est parce qu’il y aura eu plus de consommation. Donc, qu’il y ait plus de recettes qui tombent dans les caisses de l’État, c’est vrai. Mais comme cette recette nouvelle dans les caisses de l’État va moins vite que la croissance, au total, la pression fiscale baisse, et c’est quand même ça qui est important.

France Inter : Revenons au moteur. Vous faites un budget sur des hypothèses. Êtes-vous sûr que le dollar va rester haut ? Êtes-vous sûr que les patrons d’entreprise vont investir ? Êtes-vous sûr que les Français vont avoir confiance et consommer ?

Dominique Strauss-Kahn : On n’est jamais sûr, et donc vous avez raison : quand on fait un budget pour l’année qui vient, il y a des prévisions tout le temps. Mais ça, c’est vrai depuis l’aube des temps. Ces prévisions sont-elles solides ? Oui, je le crois : d’abord, sur la consommation, nous commençons d’avoir les premiers chiffres. Vous avez vu les chiffres tombés pour juillet et août : en juillet et août réunis, la consommation a augmenté de 3 %. Il y a des hauts et des bas selon les mois mais, grosso modo, on voit que cette consommation repart. L’investissement vient derrière : c’est donc moins sûr, vous avez raison. La consommation, c’est à peu près sûr, alors que l’investissement l’est un peu moins.

France Inter : La consommation, c’est aussi la confiance.

Dominique Strauss-Kahn : Oui, mais les indicateurs dont on dispose – vous les consultez comme moi – montrent que la confiance des Français est plutôt revenue. Pourquoi ? Pour une raison simple : au-delà de tout ce discours sur les hausses d’impôts, nous allons avoir l’année prochaine une croissance de pouvoir d’achat de l’ordre de 2 %. Et contrairement à ce qui s’est passé en 1995 ou en 1996, il n’y a pas des augmentations de TVA qui vont rafler plus de 100 milliards. Rappelez-vous la hausse de TVA, rappelez-vous les mesures Juppé contre lesquelles les Français se sont tous élevés : c’était plus de 100 milliards qui ont été prélevés. Là, on parle de 4 milliards sur les ménages. Alors, évidemment, on peut toujours dire, comme le fait l’opposition « 4 milliards, c’est de la hausse. » D’accord ! Mais 4 milliards, comparés à 100 milliards, c’est tout différent. Donc, la confiance, on la sent dans les différentes enquêtes que nous avons. C’est pour cela que la consommation repart et que je suis à peu près assuré que l’investissement suivra. Nous aurons les 3 % de croissance que j’ai prévus.

France Inter : Si on explique bien les choses aux contribuables, ils seront peut-être prêts à faire des efforts. Mais vous, en faites-vous ? Est-ce que l’État en fait ? Réduisez-vous un peu votre train de vie ?

Dominique Strauss-Kahn : L’État cette année, ou plutôt en 1998, aura une croissance zéro en termes réels de ses dépenses. Ce n’est jamais arrivé. Le train de vie de l’État est bloqué. C’est la première fois depuis vingt ans que cela arrive. Cela a entraîné des efforts considérables : quand ça croît à zéro, ça veut dire que, si on a des priorités qu’on veut quand même financer – la culture, la justice, l’éducation – il y en a d’autres qui doivent être en-dessous. Il y en a qui baissent. Et c’est la première fois depuis vingt ans que l’État aura une croissance zéro. En effet, il faut que les efforts soient partagés, vous avez raison. C’est d’ailleurs parce que nous avons réussi à faire en sorte que les dépenses n’augmentent pas que le budget se boucle. Vous demandiez comment c’était devenu possible. C’est devenu possible parce que le train de vie de l’État a été réduit comme cela n’a jamais été le cas dans le passé. Cela ne veut pas dire que les priorités politiques n’ont pas été financées. Il y a des efforts importants en direction de l’éducation ou de la justice. Mais cela veut dire que d’autres choses sont devenues moins prioritaires et que donc, on a accepté, en effet, de prendre là des ressources pour qu’au total, la dépense de l’État n’augmente pas.

France Inter : Néanmoins, la réalité, c’est que le taux de prélèvements obligatoires dans notre pays reste encore l’un des plus élevés du monde.

Dominique Strauss-Kahn : C’est juste.

France Inter : Dites-vous que si la croissance est telle que vous l’annoncez – 3 % l’année prochaine – cela finira bien par baisser et dans pas trop longtemps ?

Dominique Strauss-Kahn : Il faut que cela baisse. De même qu’il faut que les déficits baissent parce que sinon nous aurons une dette que nous laisserons à nos enfants, qui deviendra insupportable, de la même manière, il faut que le taux de prélèvements obligatoires baisse parce qu’il n’y a pas de raison que l’État ou les organismes de Sécurité sociale, l’ensemble des comptes publics prélève toujours un peu plus. Dès cette année, il baisse un petit peu, de 46 à 45,9 %. Vous me direz que ce n’est pas beaucoup, mais c’est un début. Il continuera de baisser dans les années qui viennent, Lionel Jospin s’y est engagé dans son discours de politique générale, pas après pas. Mais cette année où tout le monde disait – vous le rappeliez vous-même – que le budget était impossible à boucler, le fait qu’il baisse, même un tout petit peu, c’est déjà un effort considérable. Pour qu’il arrive à baisser un tout petit peu avec un budget qui était pratiquement impossible à boucler, il fallait effectivement faire les économies que je rappelais tout à l’heure.

France Inter : Vous parlez de la dette : la réduction de la dette, c’est du long terme ? Est-ce l’objectif après Maastricht ? Au fond, la dette, c’est ce qu’on laisse aux enfants.

Dominique Strauss-Kahn : Exactement. Il faut que le poids de la dette finisse par baisser. Ça ne se fait pas en cinq minutes. Quand un ménage est endetté, quand une entreprise est endettée et qu’elle veut réduire cela, ça prend plusieurs années.

France Inter : Là encore, vous comptez sur la croissance : il n’y a pas de réduction de dette si la croissance ne dure pas.

Dominique Strauss-Kahn : Je compte sur la croissance et je compte sur les efforts de l’État, exactement comme cette année. Les efforts de l’État, nous les avons faits. La croissance, elle sera là. Il faudra que l’année prochaine, ça aille dans le même sens. Si c’est le cas, les calculs que nous avons faits, c’est qu’à partir de l’an 2000 – ce n’est pas si loin, l’an 2000 : c’est juste dans trois ans, même pas – le poids de la dette publique de notre pays pourra commencer à baisser, ce qui n’est jamais arrivé. Si ça continue comme ça, nous laisserons effectivement à nos enfants une dette moins lourde que celle que nous avons reçue.

France Inter : Est-ce que toutes ces contraintes – elles sont nombreuses : la dette, la réduction de la dette, la contrainte de Maastricht, le poids des prélèvements – font qu’il vous est impossible pour l’instant d’engager la grande réforme structurelle fiscale, celle dont les socialistes ont parlé pendant la campagne ?

Dominique Strauss-Kahn : Non, je ne dirais pas cela. Lionel Jospin souhaite que la réforme fiscale se conduise progressivement, à pas sereins. Il ne s’agit pas, en une nuit, de réformer le système fiscal de fond en comble. Déjà, vous voyez, quand on supprime quelques privilèges comme on l’a fait cette année pour quelques milliards, toute la France se lève en disant : « Mais comment ! C’est moi qui suis touché ! » Ce n’est pas vrai : il y a moins de 1 % des Français qui sont touchés. Mais chacun se croit touché par erreur.

France Inter : Peut-être parce que ce n’est pas suffisamment expliqué aussi ?

Dominique Strauss-Kahn : Vous avez raison, on doit avoir des faiblesses dans l’explication, sûrement. Il reste qu’il faut mener cette réforme progressivement. Cette année, nous avons voulu nous attaquer aux injustices les plus flagrantes : celles qui touchent l’impôt sur le revenu et puis l’impôt sur les sociétés. L’année prochaine, nous parlerons de l’impôt sur le patrimoine et puis de la fiscalité locale. Progressivement, nous ferons évoluer notre système fiscal vers un système qui ressemble à celui de nos voisins. C’est-à-dire où il n’y a pas, comme chez nous, un écart trop grand entre la fiscalité du travail et celle du capital parce que c’est injuste, ou un écart trop grand entre la fiscalité directe et la fiscalité indirecte parce que c’est injuste. Vous savez bien que, dans notre pays, la plus grande partie des ressources vient de la TVA. Et la TVA, c’est l’impôt le plus injuste.

France Inter : Vous avez vu l’enquête de l’INSEE, hier ?

Dominique Strauss-Kahn : Absolument.

France Inter : Il n’y a rien de plus injuste que la TVA ?

Dominique Strauss-Kahn : Exactement, l’enquête de l’INSEE vient à point nommé et montre tout à fait cela. Et donc, il faut que cela bouge. Eh bien, dans le projet de budget pour l’année prochaine, cela ne bouge pas beaucoup. Je ne dis pas que cela bouge beaucoup, c’est très difficile à faire bouger, mais cela bouge dans le bon sens et le poids total de la TVA dans la richesse nationale baisse l’année prochaine, notamment grâce à des mesures que nous prenons en direction de la TVA qui touche les travaux dans le bâtiment, la rénovation des appartements et des maisons pour les propriétaires et les locataires qui vont pouvoir déduire cette TVA. Ce qui va sûrement donner du travail en plus à tous les artisans du bâtiment.

France Inter : Sur l’aspect structurel : est-ce qu’un jour, la CSG va remplacer l’impôt ? Déjà cette année, les revenus de la CSG sont plus importants que celui de l’impôt.

Dominique Strauss-Kahn : Oui, c’est parce que, comme chacun le sait, les dépenses d’assurance-maladie augmentent beaucoup et les Français veulent être mieux soignés. On a vu cette enquête sur les hôpitaux et on voit bien combien il est nécessaire de faire encore des efforts. Mais il ne faut pas que la CSG remplace l’impôt parce que l’impôt est progressif. Même si vous rappeliez l’enquête de l’INSEE d’hier, qui montrait que ce n’était pas tellement progressif. Cela l’est un peu quand même. Et donc la justice sociale, c’est quand même que nous ayons au moins un instrument qui soit progressif, c’est l’impôt sur le revenu. C’est pourquoi il ne faut pas le faire disparaître.

France Inter : Il y a un débat dans la presse ce matin – d’ailleurs il est très ciblé – entre Libération et Le Figaro, qui porte sur : qu’est-ce que c’est que la classe moyenne ? Qui est le Français moyen ?

Dominique Strauss-Kahn : C’est une très bonne question. Parce que moi, j’entends l’opposition – vous me direz il faut bien que l’opposition s’oppose – dire : matraquage des classes moyennes. Quand on prend l’exemple des emplois à domicile où, en effet, nous baissons le plafond parce qu’on trouve que 90 000 francs c’est un plafond trop élevé à soustraire de ses impôts et que le ramener à 45 000 francs nous paraît suffisant. Qu’est-ce qui se passe ? Ceux qui étaient entre 45 000 et 90 000, ils en pâtissent. C’est normal puisque le plafond baisse. Combien cela représente de gens ? Cela représente 0,25 % des familles françaises. 99,75 % des familles ne sont pas touchées. Alors, ces 0,25 %, est-ce que ce sont les classes moyennes dans notre pays ? Non, évidemment pas. Et cette thématique consistant à dire : « ce sont les familles qui trinquent, ce sont les classes moyennes », c’est quelque chose qui n’est pas admissible car la classe moyenne, voyez-vous, dans notre pays, n’est pas à ce niveau de revenu.