Texte intégral
Le Nouvel Observateur : Alain Madelin, qu’est-ce qu’être libéral aujourd’hui ?
Alain Madelin : C’est avoir plus que jamais confiance dans l’homme, dans sa capacité d’initiative, sa liberté et sa responsabilité. Le XXe siècle a été celui de la montée en puissance des États et du pouvoir des bureaucraties. À la civilisation de l’usine succède aujourd’hui celle du savoir. C’est pour cela qu’il avoir plus confiance en l’homme qu’en l’État.
Le Nouvel Observateur : Dominique Strauss-Kahn, votre définition de la social-démocratie aujourd’hui ?
Dominique Strauss-Kahn : Ce qui a marqué un progrès dans l’organisation de la société humaine depuis la révolution industrielle, c’est l’idée qu’il fallait forger une alliance entre initiatives individuelles et ambitions collectives. La social-démocratie a été, à un moment de l’histoire, une forme de cette alliance, si puissante d’ailleurs qu’elle l’a emporté sur à peu près tous les discours. Aujourd’hui, il y a d’autres modalités à trouver. L’homme doit bien évidemment développer sa capacité de création, mais il doit pouvoir le faire dans un environnement qui le sécurise et pas dans un monde où, une épée dans les reins, il essaie de survivre.
A. Madelin : Moi aussi, je veux conjuguer sécurité et liberté. Mais les sécurités d’hier sont devenues les insécurités d’aujourd’hui. L’étatisme a accumulé des rigidités qui font penser aux cuirasses des chevaliers d’Azincourt. On croyait qu’elles les protégeaient des flèches, mais ce sont les archers qui l’ont emporté. Le besoin de sécurité, je le partage et je ressens les drames sociaux qui naissent de l’extrême précarité. Les libéraux ont toujours associé la liberté au besoin de sécurité. Au XIXe siècle, ils ont été à l’origine des premières institutions de solidarité : les caisses d’épargne, les bourses du travail, les assurances maladies… Voilà mon héritage.
Dominique Strauss-Kahn : Il y a toujours eu des phases de libéralisme et de longues périodes où les formes d’organisations collectives l’ont emporté. Tous les vingt, trente ans, ces formes d’organisation ont besoin de se renouveler, et le temps de se mettre en place, il y a une phase de désorganisation sociale qu’on appelle le libéralisme. Dans cette période-là, c’est le règne de l’individualisme. Ce qu’il faut changer, ce sont les modes d’organisation, mais pas le principe de l’organisation collective.
A. Madelin : Le conflit n’est pas entre la liberté et l’organisation. Il est entre l’organisation étatique et l’organisation contractuelle. Prenez les retraites. Ce formidable système a été élaboré à une période d’inflation où l’épargne était grugée, et à un moment de forte dynamique démographique. Aujourd’hui, l’inflation est derrière nous, le problème démographique devant nous. Ne pas dire la vérité sur les retraites, c’est préparer des lendemains difficiles. Nous nous sommes engagés dans la voie des fonds de pension, mais le dossier reste ouvert.
Oui, il y a des périodes de remise en ordre et des périodes de remise en cause de l’ordre ancien, où il s’agit d’inventer quelque chose de nouveau. Nous sommes aujourd’hui dans une telle période. Il faut trouver de nouvelles formes d’organisation, mais qui viennent d’en bas, et non imposées d’en haut.
Dominique Strauss-Kahn : Vous confondez organisation étatique et organisation contractuelle ! La Sécurité sociale, c’est du contractuel. Ce que critique Alain Madelin, c’est l’organisation tout court.
A. Madelin : Je suis opposé au système américain, dominé par des assurances privées, tout comme au système étatiste à l’anglaise. Je suis partisan d’un paritarisme rénové, plutôt à l’exemple des Allemands. Dans cette affaire, je suis plus proche de Marc Blondel que de Nicole Notat ! Vous, vous préférez des bureaucrates qui dépensent à la place des gens, parce qu’ils prétendent savoir mieux le faire.
Dominique Strauss-Kahn : Pas du tout ! Nous voulons résoudre par la collectivité et la solidarité un certain nombre de problèmes, qu’il s’agisse de la santé, des retraites. Ce que vous voulez, vous, c’est que chacun doive résoudre, tout seul, son problème.
A. Madelin : Entre les deux, il y a l’assurance obligatoire.
Dominique Strauss-Kahn : Vous êtes pour ?
A. Madelin : Bien entendu. D’ailleurs, si je n’obligeais pas les gens à s’assurer, ils représenteraient un jour une charge d’assistance pour l’État. C’est ce qui fonde l’obligation libérale d’assurance…
Dominique Strauss-Kahn : Seriez-vous devenu social-démocrate ?
A. Madelin : … au sein d’un système obligatoire. Mais il y a plusieurs façons de gérer un système d’assurance obligatoire. Soit gérer un monopole, soit favoriser des caisses concurrentes entre elles, comme en Allemagne, et donner la possibilité aux salariés de choisir la caisse la mieux gérée.
Le Nouvel Observateur : restons sur le terrain de l’État-providence, mais parlons de l’emploi.
Dominique Strauss-Kahn : Prenons la liberté d’embaucher prônée par Alain Madelin. Elle n’a jamais créé d’emplois. Jamais elle n’a été aussi grande : 80 % des salariés sont aujourd’hui embauchés sous contrat à durée déterminée. Ce qui conduit une entreprise à embaucher, c’est qu’elle a une demande à satisfaire. Quand vous réclamez la liberté d’embauche, c’est la liberté de licencier que vous voulez. Mais celle-là aussi vous l’avez.
Autre exemple, celui des taux d’intérêt. Pendant des années, on nous a dit qu’ils devaient baisser pour que les entreprises investissent. Les taux ont baissé, elles n’investissent toujours pas. Parce que, je le répète, il n’y a pas de demande. Aujourd’hui, nous devons trouver de nouveaux systèmes collectifs pour donner à chacun la sécurité face aux mutations technologiques, et devant ce grand projet qu’est la construction de l’Europe. Dans les deux cas, c’est à la collectivité nationale de fournir la réponse.
Le Nouvel Observateur : Comment ?
Dominique Strauss-Kahn : Lorsqu’un chômeur trouve un emploi à l’autre bout du pays, ou en Europe, il faut qu’il puisse partir sans tout perdre, par exemple la maison qu’il a achetée. Des mécanismes bancaires doivent être développés pour cela. Cela a un coût, et c’est la collectivité qui doit l’assumer.
A. Madelin : Mais non !
Dominique Strauss-Kahn : Forcément, vous pensez que le marché seul permet la mobilité. Aux États-Unis, cela marche comme ça. Mais la contrepartie, c’est la précarité et la pauvreté pour des millions de gens.
A. Madelin : La précarité, nous l’avons en France, mais nous n’avons pas la mobilité. Pour la favoriser, il faut baisser les droits de mutation et développer un marché des prêts hypothécaires. Dominique Strauss-Kahn pense que l’augmentation de la demande résoudra nos problèmes économiques. Il a profondément tort. C’est une vision archaïque, une prolongation des idées keynésiennes. Aujourd’hui, le problème vient de l’absence d’innovation, il vient de l’offre. Le progrès, aujourd’hui, vient de la créativité, de la matière grise, de l’invention de nouveaux produits, d’une nouvelle façon de faire. La clé de la réussite, c’est l’innovation, qu’elle vienne d’un tout petit entrepreneur ou d’un grand. Il faut donc favoriser ce risque. Mais laissez les entrepreneurs le prendre. Il faut de la souplesse dans l’embauche.
Le Nouvel Observateur : Mais vous l’avez !
A. Madelin : Non ! Nous avons le choix entre un contrat à durée déterminée ou un contrat à durée indéterminée, le choix entre l’extrême précarité et l’extrême rigidité.
Dominique Strauss-Kahn : Tout le monde, bien entendu, veut soutenir l’innovation !
A. Madelin : Pas soutenir, monsieur Strauss-Kahn, libérer !
Dominique Strauss-Kahn : C’est une vision franco-française de croire qu’il suffit d’avoir la meilleure technologie pour avoir de nouveaux marchés. Concorde était une merveille technologique, ce fut un fiasco parce qu’il n’y avait pas de marché. L’innovation n’a de résultats, en termes d’emplois, que lorsqu’elle est capable de répondre à une demande ou de créer une nouvelle demande.
A. Madelin : Je ne peux consommer que si j’ai d’abord produit quelque chose. L’acte de l’offre est fondamental, le travail est primordial.
Dominique Strauss-Kahn : Cela n’a pas beaucoup de sens d’opposer l’offre et la demande. Il faut les deux. Quant aux risques, je suis convaincu qu’on n’en prend qu’une fois que l’on a assuré ses arrières. Un automobiliste prendra peut-être des risques, s’il a un Airbag et une ceinture de sécurité. Sinon, il n’en prendra pas. Pour la société, c’est pareil. Ensuite, il y a un certain nombre de domaines où la prise de risques ne se fait pas. Nous avons aujourd’hui en Europe une entreprise qui fait des composants électroniques. C’est SGS-Thomson.
A. Madelin : C’est moi qui l’ai créée, quand j’étais ministre de l’Industrie.
Dominique Strauss-Kahn : Peut-être, mais quand je vous ai succédé, si je ne m’étais pas battu pour apporter à cette entreprise des milliards de capitaux publics, parce que les capitaux privés ne voulaient pas prendre de risques, cette entreprise aurait disparu. Aujourd’hui, c’est un formidable succès. Lorsque le capitalisme ne permet pas le développement, il faut que l’État s’y substitue.
A. Madelin : Moi, je cherche d’abord à réparer le système pour qu’il fonctionne.
Dominique Strauss-Kahn : Ça fait un siècle et demi que les libéraux disent ça. Et heureusement, cela fait un siècle et demi que les sociétés ont fabriqué ce que vous, libéraux, qualifiez de béquilles, mais qui est simplement de l’huile dans la mécanique. Vous ne pouvez pas dire qu’il faut recourir à l’État quand on a épuisé les autres solutions. La France n’a pas assez d’entrepreneurs à même de prendre des risques. Alors, ou bien l’État peut apporter sa pierre et se substituer à un marché défaillant, ou on renonce. Dans les cas où les marchés ne fonctionnent pas, il faut que l’État puisse intervenir.
Le Nouvel Observateur : Alain Madelin, l’État, pour les libéraux, a-t-il encore un rôle à jouer en matière de politique industrielle ?
A. Madelin : Je n’enferme pas l’économie dans une approche comptable. L’économie, pour moi, ce sont des hommes et des femmes d’abord – plus ou moins incités par les règles du jeu, les institutions, la fiscalité, la récompense de l’effort – qui font preuve d’initiative, d’innovation, d’embauche. Il y a peut-être chez vous, monsieur Strauss-Kahn, à Sarcelles, un M. Pierre Durand qui sera le Bill Gates de l’an 2005. Est-ce qu’il va être incité à rester en France ou à partir ? Moi, je voudrais qu’il reste. Dans bien des pays, on résout ce problème par la fiscalité. On permet à des gens qui ont un peu plus d’argent que d’autres de l’apporter pour la création de petites entreprises. C’est beaucoup mieux que de prélever des impôts supplémentaires qui seront redistribués par des bureaucrates à des grandes sociétés publiques, comme le Crédit Lyonnais.
Dominique Strauss-Kahn : D’accord pour des modalités fiscales qui favorisent la création d’entreprises. Mais cela ne résout pas la totalité du problème. Il y a aujourd’hui 500 000 personnes connectées à Internet en France, il y en a 30 millions aux États-Unis. Est-on d’accord pour que l’Éducation nationale bénéficie des fonds nécessaires afin que nos enfants apprennent ces technologies nouvelles ?
A. Madelin : C’est ce que je fais à Redon.
Dominique Strauss-Kahn : Très bien. Alors, vous ne pouvez pas dire qu’il faut diminuer la dépense publique de façon drastique et laisser le marché agir tout seul.
A. Madelin : Bien sûr que non. À chacun son rôle. Celui du marché est de baisser les prix des ordinateurs. Cela étant, j’observe qu’en France la part des dépenses de fonctionnement dans le budget de l’Éducation nationale est trop élevée par rapport à l’investissement.
Le Nouvel Observateur : Vous voulez réduire à forte dose le nombre d’enseignants ?
A. Madelin : Non, il faut globalement réduire le nombre de fonctionnaires, comme le font tous les pays. « Moins de fonctionnaires, mais mieux payés », disait Pierre Bérégovoy. Tout dépend des secteurs. Au surplus, il ne s’agit que de recruter moins vite qu’il n’y a de départs à la retraite. Il faut créer un statut de mobilité interne à la fonction publique. D’une façon générale, je préfère l’approche par la réforme, plutôt que par la hache budgétaire.
Dominique Strauss-Kahn : Vous pensez à la pratique d’Alain Juppé ?
A. Madelin : Ce qui compte, c’est moins la dépense publique que sa part dans la richesse nationale. J’ai un véhicule dont la carrosserie est trop lourde. Je peux soit couper dans la carrosserie, soit augmenter la taille et le régime du moteur. Mon objectif est d’augmenter la taille du moteur.
Dominique Strauss-Kahn : Tout ce qui est public n’est pas par définition une charge morte. On ne peut pas affirmer qu’une économie avec beaucoup de dépenses publiques est inefficace. L’important est de savoir si les services rendus le sont à moindre coût.
A. Madelin : Fournir des services au moindre coût, cela s’appelle la concurrence.
Dominique Strauss-Kahn : Ce n’est pas exact. Il y a des services qui ne sont pas fournis par le secteur privé. Depuis un siècle et demi, nos économies se sont formidablement développées car on a offert des services collectifs : les routes, l’électricité.
A. Madelin : En France, c’est très curieux, on a confié les routes au privé. Et l’État construit des voitures…
Dominique Strauss-Kahn : Les pays en voie de développement ont un niveau faible de services collectifs. En revanche, la révolution industrielle s’est faite avec une part croissante de dépenses publiques. Il ne s’agit pas de les augmenter sans limite. Regardons leur efficacité, au lieu d’affirmer de manière dogmatique que le salut viendra de leur baisse.
A. Madelin : D’accord. Seulement, nous sommes le pays où leur part est la plus élevée de toutes les grandes nations industrielles. Elles représentent 56 % de l’activité. Et nous avons le chômage, la précarité et même la pauvreté. Si vous êtes satisfaits, bravo ! C’est justement ce que je veux changer.
Dominique Strauss-Kahn : Il ne faut pas confondre dépenses publiques et redistribution. Les prélèvements fiscaux et sociaux représentent 45% du produit intérieur brut. Mais sur ce total que pèsent les dépenses publiques ? Pas plus de 25%, dont 18% sont destinés à l’État et 7% aux collectivités locales. Le reste, c’est la redistribution et notamment la Sécurité sociale.
A. Madelin : Ce qui est sûr, c’est que l’on peut changer le périmètre de l’État. Je ne me satisfais pas d’une situation où le total des dépenses pour la sécurité et la police est égal à la facture annuelle du Crédit lyonnais, plus le Gan et le Crédit foncier. Oui, il y a eu une mauvaise utilisation de l’argent des Français.
Dominique Strauss-Kahn : La pensée libérale est une pensée trop simple, qui compare le prix de l’État et la façon dont la ménagère gère son budget. Vous dites : l’État ne fonctionne pas bien, il n’y a qu’à réduire sa part, au lieu de vous demander comment on le fait mieux fonctionner.
A. Madelin : Au risque d’être simple, je dirais que l’État pas plus qu’un ménage ne peut dépenser davantage que ce qu’il gagne. Les écologistes ont raison de parler du droit des générations futures. Les dettes d’aujourd’hui sont les impôts des générations futures.
Dominique Strauss-Kahn : Êtes-vous d’accord au moins avec l’idée que le déficit budgétaire, financé par emprunt, est fondé s’il sert à l’investissement ?
A. Madelin : L’État est dans la situation d’un ménage qui a 250 000 francs de dettes, 10 000 francs de dépenses annuelles et 8 000 francs de revenus. J’ai donc du mal à défendre l’endettement public. Mais je vous accorde que, dans certains cas, il faut distinguer les dépenses d’investissement et celles de fonctionnement.
Dominique Strauss-Kahn : Un exemple de mauvaise dépense : le contrat initiative-emploi, une proposition de la campagne de Jacques Chirac : 20 % seulement des sommes qui lui ont été consacrées ont permis des vraies créations d’emplois. Coût : 18 milliards.
A. Madelin : Bon exemple. J’étais pour un CIE réservé à la création d’activités nouvelles. Vous connaissez cette histoire : qu’est-ce qu’un chameau ? C’est un cheval qui a été dessiné par une commission. Je ne retrouve pas mon cheval ni mon CIE.
Je suis opposé à une baisse indifférenciée des charges sociales. La France n’a pas de problème global du coût du travail. Elle a une des premières productivités au monde. En revanche, nous avons un problème sur un certain nombre d’emplois à faible valeur ajoutée, qui effectivement coûtent plus cher qu’ils ne rapportent. Mais subventionner des emplois ne crée pas d’emplois, cela ne fait que les déplacer.
Dominique Strauss-Kahn : Est-ce que subventionner des emplois de proximité pour les jeunes, comme nous le proposons, vous paraît une bonne idée ?
A. Madelin : Il ne faut pas en faire une proposition générale qui créerait une fonction publique de troisième zone.
Dominique Strauss-Kahn : Ce n’est pas ce que nous disons. À ces 700 000 jeunes qui galèrent aujourd’hui, nous leur proposons du travail pour moitié dans les entreprises. La part du public, ce serait 350 000 emplois dans les collectivités territoriales et l’État, financés par le redéploiement d’aides à l’emploi.
A. Madelin : Vous augmentez ainsi le périmètre de la fonction publique. Et vous ne créerez pas de véritables emplois dans de vraies entreprises.
Dominique Strauss-Kahn : Ce sont de vrais emplois. Vous cherchez l’idéal et vous ne le trouverez pas. Moi je veux résoudre des problèmes concrets.
A. Madelin : Faut-il redéployer l’argent public ? Oui. Mais plutôt que de développer des emplois parapublics, je préfère miser sur la création d’entreprises. Le coût d’un emploi stable généré à travers la création d’entreprise correspond en moyenne à un investissement de 60 000 à 70 000 francs. Je donne même un objectif réaliste : 1 million de nouvelles entreprises d’ici à l’an 2000. On peut investir dans un film à travers les Sofica ou dans un bateau aux Antilles, grâce à la loi Pons, mais pas dans les entreprises. Nous avons besoin d’une fiscalité qui encourage l’investissement et le risque. L’épargne qui s’engage dans la création d’entreprise doit pouvoir le faire en franchise d’impôt.
Dominique Strauss-Kahn : S’il n’y a pas de demande, vous pouvez offrir des gadgets fiscaux, personne n’investit.
A. Madelin : L’investissement ne vient pas de la demande. Je vous livre cette très belle phrase de Nicole Notat : Gutenberg n’a pas attendu qu’il y ait un marché du livre pour inventer l’imprimerie.
Dominique Strauss-Kahn : Certes, mais les imprimeurs qui se sont installés après Gutenberg l’ont fait, car il y avait une demande pour les livres imprimés, et de l’argent pour les acheter.
A. Madelin : L’offre précède la demande. Je ne connais pas à l’avance la demande qu’il y aura pour le livre que je publie, je prends un risque en l’éditant.
Dominique Strauss-Kahn : Non, l’offre ne précède pas la demande. Nous avons aujourd’hui dans notre pays un déficit considérable en matière de demande.
A. Madelin : Je conteste cette vision archaïque des choses. Pour être concret : si je décide de travailler un peu plus et que l’État me confisque 80 % sur ce travail supplémentaire, je serai moins incité à le faire que si l’État me prend seulement 30 %…
Le Nouvel Observateur : Certains pensent qu’il vaut mieux des emplois même mal payés qu’un chômage bien indemnisé.
A. Madelin : Le monde bouge. Cette nouvelle croissance implique de nouvelles formes de contrat de travail et d’emplois. Dans certains cas, lorsqu’il ne s’agit pas d’être présent huit heures par jour pour exécuter des tâches mécaniques, on peut remplacer le contrat salarial traditionnel par un contrat de résultat, c’est-à-dire un contrat commercial. Le contrat de prestation d’un travailleur indépendant en est une des formes. Il permet de répondre à l’évolution de la société. En quelque sorte, c’est l’autogestion de sa vie. Vous proposez de brûler vous proposez de brûler le Code du travail, monsieur Madelin
Dominique Strauss-Kahn : Vous proposez de brûler vous proposez de brûler le Code du travail, monsieur Madelin
A. Madelin : Je propose de remplacer chaque fois qu’on le peut la réglementation par le contrat. Certaines dispositions très rigides datent d’un autre âge. J’ai parlé tout à l’heure de la peur de l’embauche. Il y a aussi une peur du salaire de la part des chefs d’entreprise. Si j’augmente le salaire et que mon carnet de commandes se dégonfle, que puis-je faire ? Il faut développer des formules plus libres d’intéressement et de participation.
Dominique Strauss-Kahn : Abordons la question du temps de travail, car c’est à nos yeux une piste pour résoudre la crise. Si nous avons aujourd’hui un chômage supérieur à celui de nos voisins, c’est notamment – ce n’est pas la seule cause – parce que, depuis une quinzaine d’années, la réduction de travail ne se fait plus.
A. Madelin : C’est totalement faux. On ne peut pas dire qu’on travaille plus en France qu’ailleurs. Si on prend la durée de vie ou la durée annuelle du travail, nous sommes un des pays industriels où la vie active est la plus brève.
Dominique Strauss-Kahn : Le problème n’est pas la durée du travail, mais son évolution. C’est elle qui absorbe les gains de productivité dans un pays où ces gains sont de 2,5 à 3% tous les ans en moyenne et ou la production n’augmente pas beaucoup, il faut remettre en marche la réduction du temps de travail.
A. Madelin : Donc on pourra travailler moins, donner plus de salaire et avoir plus d’emplois, alors que les autres pays font un mouvement inverse ? Je suis admiratif. J’ai hâte de vous voir à l’œuvre.
Dominique Strauss-Kahn : Faux, dans tous les pays, le temps de travail baisse. Il n’y a que chez nous qu’il faille relancer la réduction du temps de travail.
A. Madelin : L’idée abstraite et dogmatique de la réduction hebdomadaire est profondément archaïque. Il faut mettre de la souplesse dans la durée du travail. Si en modifiant l’organisation du travail, je fais travailler un peu plus les machines et un peu moins les hommes, très bien. Organiser le travail sur l’année, très bien. Et, s’il y a un gain collectif, qu’il soit partagé sous forme de salaire supplémentaire ou de réduction du temps de travail. Mais laissez faire la vie.
Dominique Strauss-Kahn : La vie montre qu’il ne se passe rien dans notre pays sur ce sujet.
A. Madelin : Le rôle d’un parti politique, c’est de créer la liberté nécessaire pour laisser les gens régler leurs propres affaires, comme le disait fort justement Henri Tolain, le père du mouvement syndical français.
Le Nouvel Observateur : On ne sait plus s’il y a de vrais libéraux et s’il y a encore de vrais sociaux-démocrates. Alors vous, Alain Madelin, que trouvez-vous acceptable dans la social-démocratie, et vous, Dominique Strauss-Kahn, que retenez-vous des expériences libérales ?
A. Madelin : Donnez-moi pour la France le programme de Tony Blair et du Parti travailliste britannique. Je suis beaucoup plus tempéré qu’eux.
Dominique Strauss-Kahn : Alain Madelin prêt à voter pour les travaillistes en Grande-Bretagne !
A. Madelin : Pas pour les socialistes en France. Le monde entier accepte le paradigme libéral Il ne partage pas la gauche ni la droite, car il y a des étatistes de droite comme de gauche. Le libéralisme, c’est une autre façon de voir les choses
Dominique Strauss-Kahn : Vous n’êtes propriétaire de l’économie de marché. Celle-ci ne se réduit pas au paradigme libéral qui consiste à laisser chacun se débrouiller comme il le peut. La social-démocratie, c’est faire en sorte que la collectivité vienne compenser les faiblesses du marché quand elles existent. Et nous savons tous qu’elles existent.