Interview de Mme Elisabeth Guigou, ministre de la justice, à Europe 1 le 11 octobre 1999, sur les conditions du rétablissement de l'Etat de droit en Corse, le refus du gouvernement de négocier avec les mouvements nationalistes sous la menace de la violence, le projet de loi sur le PACS, sur la construction de l'espace judiciaire européen et la lutte contre la criminalité organisée au sommaire du conseil européen de Tampere.

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Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach
Vous revenez de Corse. Est-ce que vous pouvez dire que la politique Jospin est en train de réussir ?

Elisabeth Guigou
- "D'abord, je crois qu'il faut voir quel est le mal qui mine la Corse. Je pense qu'il y a deux choses. Il y a la violence, certainement. Si l'économie de l'ile ne se développe pas c'est parce qu'il y a du racket ; les investissements privés n'y sont pas, il est très difficile d'obtenir des prêts des banques, par exemple."

J.-P. Elkabbach
Du racket, toujours ?

Elisabeth Guigou
- "Du racket, toujours ! Les banques hésitent à prêter. Les assurances soit ne veulent pas assurer, soit assurent de façon plus ferme. Donc, l'activité privée a du mal à se développer. Je pense qu'il est artificiel de dissocier le problème du développement économique de l'ile du problème de la violence. C'est la raison pour laquelle il est très important de dire : "Nous devons développer économiquement la Corse." Parce que les Corses ont droit à avoir le même niveau de développement économique que le reste du territoire national. Mais, encore faut-il que le racket, la corruption ... Sur tout ceci, nous avançons."

J.-P. Elkabbach
Est-ce que pouvez dire que c'est en train de réussir ?

Elisabeth Guigou
- "On tirera un bilan après. Ce que je Sais, c'est que les procédures judiciaires par exemple, aujourd'hui depuis deux ans et demi, ne sont plus entravées s'agissant de la délinquance économique et financière. J'ai mis des moyens à la disposition des magistrats, j'ai créé un pôle économique et financier à Bastia. Donc, maintenant, les dossiers économiques et financiers sont traités par des spécialistes."

J.-P. Elkabbach
Qu'est-ce que vous avez demandé aux magistrats, au nom de la loi, quand vous y êtes allée ?

Elisabeth Guigou
- "Mais, je n'ai pas à leur demander ! Je leur ai dit : "Vous appliquez la loi, je vous soutiens ; c'est votre rôle, et je mets les moyens à votre disposition." D'autre part, sur la criminalité, on commence à obtenir des résultats. Le meurtre de M. Garelli - un jeune qui a été tué l'été 98 -, parce qu'ont été utilisés des moyens d'investigation scientifiques, nous avons maintenant un certain nombre de résultats qui commencent à être engrangés. Evidemment, il reste encore beaucoup à faire."

J.-P. Elkabbach
Madame la ministre de la Justice, même si l'on ne veut pas additionner les attentats ou même si l'on ne veut pas les entendre - il y en a eu quand vous êtes arrivée, pendant votre séjour -, il y a quand même une recrudescence de la violence et des attentats.

Elisabeth Guigou
- "Bien entendu ! Mais il ne s'agit pas de ne pas les entendre. Il s'agit de ne pas leur faire une place disproportionnée par rapport à ce qu'est la réalité de la vie en Corse. Quand j'étais en Corse, jeudi et vendredi, d'abord je me suis promenée à pied, j'ai vu des Corses qui sont venus au-devant de moi - je ne m'y attendais pas, franchement -et qui m'ont dit : "Vraiment, c'est bien ce que vous faites. Continuez ! On en a assez de la violence." "

J.-P. Elkabbach
Vous leur avez demandé d'apporter leur témoignage et leur concours ?

Elisabeth Guigou
- "Oui !"

J.-P. Elkabbach
Cela veut dire qu'ils ne le font pas ?

Elisabeth Guigou
- "C'est difficile et ce n'était pas dans les habitudes. Je leur ai dit : "Il faut que cela change, parce que la justice ne peut pas travailler toute seule."

J.-P. Elkabbach
Ne faut-il pas une formule politique pour en sortir, et ne plus mettre de conditions ? Est-ce qu'il ne faut pas engager des discussions politiques sans délais et sans conditions avec tous, y compris avec les nationalistes ?
 
Elisabeth Guigou
- "Mais, c'est toujours possible ! Sauf que, des discussions politiques sous la menace de la violence ça ne peut pas déboucher ! Nous sommes dans un pays démocratique, nous ne sommes pas une République bananière ! Donc, les discussions politiques, cela se fait sereinement, autour d'une table et sans l'usage de la ... "

J.-P. Elkabbach
Dans l'idéal ! Mais la -violence est aussi un résultat. Est-ce que le meilleur moyen de l'arrêter, de la déminer, ça n'est peut-être pas de dire : "On discute" ?

Elisabeth Guigou
- "C'est quand même simple de dire aux élus qui sont démocratiquement élus : "Vous devez condamner la violence." Si vous venez vous asseoir autour d'une table en étant complices de la violence, ça n'est pas possible. Alors, à partir de ce moment-là, ça ne veut pas dire que la violence s'arrêtera du lendemain. Il peut toujours y avoir des groupes sporadiques - qui d'ailleurs sont très émietté. Ce sont des gens peu nombreux, qui sont concurrents entre eux, qui se font de la surenchère et qui empoisonnent la vie des Corses en menant leurs actions personnelles. Mais ce sont de tout petits groupes. Donc, il suffirait que les élus nationalistes disent : "Nous sommes élus dans une assemblée démocratique, nous condamnons ce type d'actions", et à ce moment-là, tout est possible, toutes les discussions sont possibles."

J.-P. Elkabbach
Dans Le Figaro de ce matin, C. Pasqua vous propose d'organiser un référendum. Quelle est votre réponse ?

Elisabeth Guigou
- "M. Pasqua propose toujours des référendums. Je ne sais pas si vous avez remarqué !"

J.-P. Elkabbach
Oui, il le reconnait lui-même, il a l'habitude, il aime bien.

Elisabeth Guigou
- "Oui, eh bien d'accord, c'est son obsession les référendums. Ce n'est pas cela qui va résoudre le problème."

J.-P. Elkabbach
C'est donc une réponse. L'enquête de la justice progresse sur l'affaire des paillotes pour laquelle une reconstitution est prévue pour demain. Est-ce que vous estimez que le procès du préfet Bonnet pourra avoir lieu, le moment venu, avec les meilleures garanties, en Corse ?

Elisabeth Guigou
- "Ce n'est pas à moi d'estimer quoi que ce soit là-dessus. Il y a une loi en France qui dit que, tout avocat peut demander le dépaysement du procès de son client Apparemment cela a été fait C'est au procureur général, en dix jours, de prendre position - ce qu'il va faire. Et il y a une possibilité de recours devant la chambre de cassation. C'est cela la loi en France pour tout le monde. Un justiciable ne peut pas choisir son juge."

J.-P. Elkabbach
Le Pacs revient à l'Assemblée. C'est la cinquième ou sixième lecture ...

Elisabeth Guigou
- "Septième ! et, dernière."

J.-P. Elkabbach
La loi devrait être votée. Le retard vous a-t-il gênée ?

Elisabeth Guigou
- "Non, pas vraiment Cela a été long, mais je ne le regrette pas, parce que cela a été un vrai débat. Je pense que l'obstruction faite par la droite ne lui a pas porté chance puisque même ses jeunes ont fini par dire : "Ecoutez, cela suffit vraiment d'être ringards à ce point!" ... "

J.-P. Elkabbach
La droite évolue sur ce point. Elle aura une hostilité plus nuancée.

Elisabeth Guigou
- "Je n'en sais rien. Nous verrons bien. Je le souhaite, parce que c'est quand même un grand texte de société. Je pense que c'est un texte qui ouvre des droits à des gens qui ne veulent pas ou qui ne peuvent pas se marier, et que c'est bien dans notre société qu'il n'y ait pas des groupes qui soient à l'écart de la loi et des droits."

J.-P. Elkabbach
Au moment où la passion retombe, est-ce que vous irez plus loin ? Par exemple, les couples homosexuels pourront-ils avoir les mêmes droits que les autres en matière d'adoption ?

Elisabeth Guigou
- "Mais, il n'y a pas de différence aujourd'hui dans notre droit. Les couples non-mariés ne peuvent pas adopter qu'ils soient hétérosexuels ou homosexuels. J'ai dit très clairement, dans le débat, qu'il ne pouvait pas être question d'accorder aux homosexuels le droit d'adopter et le droit de recourir à la procréation médicalement assistée. Donc, il n'y a pas de raison de changer. Le vote de la loi s'est fait sur ces bases."

J.-P. Elkabbach
Dans quatre jours s'ouvre en Finlande, à Tampere, un sommet européen, le premier du genre, consacré à la justice et à la police. Vous l'avez préparé pour la France parce que le Président de la République et le Premier ministre y seront. Que va-t-on faire pour mieux poursuivre tous les grands bandits et les maffieux ?

Elisabeth Guigou
- "Il est très important que ce premier sommet des chefs d'Etat et de gouvernement, consacré à l'espace judiciaire européen, ait mis comme sujet la lutte contre la criminalité organisée. Parce que, pour la première fois, nous allons peut-être pouvoir nous attaquer en Europe, et au niveau européen, à ce qui fait le coeur de la criminalité organisée : c'est-à-dire l'argent sale. Pour cela, il faut des décisions concrètes. Est-ce qu'on est prêt à lever le secret bancaire automatiquement chaque fois qu'il y a une procédure judiciaire ? ... "

J.-P. Elkabbach
La réponse ?

Elisabeth Guigou
- "J'espère ! On le verra à Tampere. C'est ce que la France propose, en tout cas. Deuxièmement, est-ce que nous sommes prêts, au niveau européen, à soutenir une réglementation minimum des paradis fiscaux ? Pas une réglementation excessive, mais pour faire en sorte que l'on puisse savoir d'où vient l'argent. Troisièmement, est-ce que nous sommes prêts à nous pencher sur ces instruments juridiques par exemple les sociétés écrans, par exemple les fiduciaires, par exemple les trusts qui favorisent l'anonymat de l'argent ? Parce que, le problème c'est la traçabilité : savoir d'où vient l'argent. Une fois que l'argent s'est blanchi dans des circuits propres, ensuite c'est fini ! D'autre part, il faut qu'entre pays européens, on arrive à avoir un vrai espace judiciaire. Les Européens vivent, travaillent, ils se marient ailleurs que chez eux. Donc, il faut pouvoir régler le problème des enfants des familles de couples binationaux divorcés. Cela avance bien. Deuxièmement, pour les entreprises qui travaillent partout en Europe, il faut pouvoir avoir une reconnaissance mutuelle du système juridique, des décisions juridiques de l'autre pays. Sinon, nous avons des entreprises qui sont gênées et qui, quelquefois meurent de cela : ne pas avoir une reconnaissance des droits qu'ils ont. Et puis un titre exécutoire européen pour faire exécuter partout sur le territoire de l'Union européenne les décisions de justice rendues dans un des pays d'Europe quelconque."

J.-P. Elkabbach
Vous êtes optimiste sur les résultats de ce sommet ?

Elisabeth Guigou
- "Je ne sais pas, mais je pense que nous l'avons bien préparé."

J.-P. Elkabbach
Vous avez demandé un rapport écrit au procureur Montgolfier, sur le mauvais fonctionnement de la justice qu'il dénonce à Nice, dans les Alpes-Maritimes.

Elisabeth Guigou
- "Il m'en a déjà envoyé un au mois de juin, mais qui n'apportait pas de conclusions nettes ..."

J.-P. Elkabbach
Vous l'encouragez ?

Elisabeth Guigou
- "C'est moi qui ait nommé le procureur Montgolfier à Nice parce que je pense, en effet, que dans cette juridiction où il y a trop de rumeurs depuis des années, il faut que la justice fonctionne de façon normale. Non pas sur des rumeurs, justement, mais sur des faits précis. Donc, ce que j'ai demandé au procureur Montgolfier, c'est de me faire un rapport avec des faits précis et des propositions pour remédier à ces dysfonctionnements, s'ils existent."