Interview de M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur, à RTL le 15 novembre 1999, sur l'aide de l'Etat aux départements touchés par les inondations, le respect de la présomption d'innocence et du secret de l'instruction et la déontologie des journalistes.

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Circonstance : Parution du livre de M. Chevènement "La République contre les bien-pensants" chez Plon

Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral

RTL : Votre livre, « La République contre les bien-pensants », est un rappel constant au respect de la règle. Concernant les inondations dans le Midi de la France, avez-vous le sentiment que la règle – urbanisme ou autres – n'a pas été respectée à un moment donné ?

Jean-Pierre Chevènement : On se tromperait en cherchant dans cette direction l'origine de cette catastrophe qui résulte de deux phénomènes exceptionnels. L'un : une pluviométrie tout à fait extraordinaire. Il est tombé dans certaines communes 500 à 600 millimètres d'eau en espace de vingt-quatre heures, c'est-à-dire presque autant qu'en une année, et cela, bien entendu, échappe à la prévision. Il y a bien sûr ce que l'on appelle les crues centennales. Deuxième phénomène : un vent d'Est très fort sur le golfe du Lion qui a conduit à un relèvement de plus d'un mètre le niveau de la mer, ce qui a provoqué d'ailleurs l'échouage de trois cargos – c'est assez impressionnant, vu d'hélicoptère – et qui a empêché surtout l'écoulement des eaux des fleuves côtiers, l'Agly notamment. Ces deux phénomènes ont joué. Aujourd'hui, la région la plus frappée est le bas cours de l'Aude, la région de Cuxac. C'est le résultat de ces pluies torrentielles, comme on n'en avait jamais vu, même en 1940.

RTL : Pas d'urbanisme en cause ?

Jean-Pierre Chevènement : L'urbanisme n'est pas un facteur d'explication. C'est un facteur de sensibilité, c'est-à-dire que là où l'on a construit, par exemple pas très loin de l'Agly, effectivement un lotissement a été, je ne dirais pas submergé par les eaux parce que cela ne serait pas exact, mais là où l'on a construit, il y a des risques. Mais l'on ne peut pas expliquer ces crues par le béton, par l'urbanisation sauvage.

RTL : Quand l'état de catastrophe naturelle qui permet des indemnisations rapides va-t-il être décrété ?

Jean-Pierre Chevènement : Dans la semaine. Je veux quand même répondre à votre question. Il y a trois séries de documents qui doivent être élaborées. Il y a, au niveau des communes, le plan de prévention des risques ; au niveau des bassins d'une rivière, un schéma d'aménagement et de gestion des eaux ; et enfin, au niveau d'un département, un schéma départemental de couverture et d'analyse des risques, ce qu'on appelle le SDACR, qui résulte de la loi de 1996 et qui est de ma compétence. Dans ce domaine, plus de la moitié des SDACR ont déjà été approuvés. Mais, encore une fois, il ne faut pas chercher des boucs-émissaires dans cette affaire. Je tiens au contraire à dire que j'ai vu des populations courageuses, des sauveteurs très déterminés, très efficaces, même si le bilan est extrêmement lourd.

RTL : Autre actualité : vous avez vu dans la démission de Dominique Strauss-Kahn la confirmation de ce que vous écriviez déjà dans votre livre, c'est-à-dire que les tribunaux ont tendance à fonctionner maintenant comme des piloris, ce qui n'est pas la règle. Il n'y a plus de présomption d'innocence ; il n'y a pas de respect du secret de l'instruction. Faut-il revoir la réforme de la justice telle qu'elle est envisagée par Élisabeth Guigou ?

Jean-Pierre Chevènement : Déjà, on peut se mettre d'accord sur ce fait que chacun peut constater qu'il n'y a plus de secret de l'instruction. Toutes les pièces d'un dossier se retrouvent, avant même une mise en examen quelquefois, sur la place publique. Et quand je dis : « toutes les pièces d'un dossier », peut-être aussi des informations qui n'ont pas grand-chose à voir avec la réalité. Donc, tout est possible et tout est prêt, avant même que la justice ait pu commencer à être rendue, pour la fusillade médiatique. Je suis choqué par cela. À partir du moment où il n'y a plus de présomption d'innocence, ni secret de l'instruction, il faut repenser notre système, qui mérite de l'être, à mon avis, sous plusieurs aspects. D'abord, se pose le problème d'une fenêtre qui permettrait d'introduire, comme on dit, un peu d'accusatoire dans notre système inquisitoire.

RTL : C'est un débat contradictoire ?

Jean-Pierre Chevènement : Oui.

RTL : Public ?

Jean-Pierre Chevènement : Bien entendu, de façon à ce qu'il puisse y avoir une défense équilibrée, et non pas des mises en cause injustifiées sur la base de simples soupçons ou d'éléments erronés. Deuxièmement, les décideurs publics, dans la mesure où de plus en plus ils sont frappés par la pénalisation, ont le droit que leur dossier soit d'abord examiné par des procureurs qui prennent des réquisitoires sans toujours savoir de quoi il est question. J'observe que 60 % des fonctionnaires d'autorité du ministère de l'intérieur, qui sont mis en examen, bénéficient à la fin d'un non-lieu. Je dis bien : « 60 % ». Donc, il y a la nécessité d'un éclairage. Je ne demande pas de privilège de juridiction. Je demande simplement que, si le procureur le décide, il puisse en quelque sorte obtenir, d'une commission composée de magistrats administratifs ou de décideurs publics désignés par leur pairs, un avis, un simple avis pour éclairer la marche de la justice.

RTL : Dans votre livre, vous critiquez aussi la sacro-sainte liberté d'informer, qui est devenue souvent, dites-vous, en quelque sorte, la loi du plus fort. Vous voulez la museler, cette liberté d'informer ?

Jean-Pierre Chevènement : Non, je n'entends pas la museler. J'entends au contraire qu'elle puisse s'exercer dans des conditions de plus grande impartialité. Et, à mon sens, cela passe par la déontologie des journalistes. Permettez-moi de vous le dire, cela passe peut-être aussi par une meilleure connaissance de ce qu'est notre système de médias. Ce n'est pas, je dirais, proférer une insanité que de rappeler que quatre ou cinq grands groupes, industriels ou financiers, possèdent l'essentiel des médias français.

RTL : Et vous voulez régler tout ça ?

Jean-Pierre Chevènement : Je pense que cette liberté n'est guère équilibrée.

RTL : Vous pensez que les journalistes sont soumis aux groupes qui les possèdent ?

Jean-Pierre Chevènement : Je pense qu'ils n'ont pas besoin de recevoir des directives. Ils s'adaptent.

RTL : On s'adapte ? Nous ployons l'échine, alors ?

Jean-Pierre Chevènement : Inconsciemment.

RTL : Vous dites aussi : si les magistrats étaient totalement indépendants, ils seraient soumis à toutes les influences – comme les journalistes donc, si je comprends bien –, mais croyez-vous vraiment que l'État est vertueux ? L'État est souvent autoritaire, voire totalitaire. Ce n'est pas en Chine qu'on entendrait la presse dénoncer les scandales, par exemple ?

Jean-Pierre Chevènement : Entendez-moi bien : les hommes sont les hommes ; les journalistes, les juges, les fonctionnaires. Il n'en est pas de parfait. La vertu est un idéal. Mais je pense que, dans une société très individualiste comme la nôtre, il est bon de rappeler qu'il y a un intérêt général supérieur aux intérêts particuliers. C'est le rôle de l'État qui doit garantir le long terme, la cohésion sociale et qui doit justement mettre un barrage à ce déferlement d'individualismes. Cela ne va pas toujours sans un petit mascaret. Il est bien clair que le contrôle de l'État, aujourd'hui, est très difficile à tenir. Il faut beaucoup de courage, beaucoup d'abnégation non seulement pour remplir les fonctions qui vous sont confiées, mais je dirais qu'au niveau du citoyen, on ne peut pas être un bon citoyen sans un peu d'abnégation. D'ailleurs, vous en montrez tous les jours. Parce que la pente que je décrivais tout à l'heure, sur laquelle vous pouvez vous laisser glisser inconsciemment, néanmoins dans la mesure où vous avez une certaine conscience, vous la remontez.

RTL : M. Douste-Blazy, hier, au Grand Jury RTL-Le Monde se demandait comment vous aviez pu affirmer que les informations publiées dans la presse sur M. Strauss-Kahn étaient erronées. Avez-vous des informations confidentielles d'un dossier de justice, vous, ministre de l'intérieur ?

Jean-Pierre Chevènement : J'ai répondu à l'Assemblée nationale à la même question. J'ai dit qu'effectivement, dans la mesure où les journaux qui avaient titré sur les résultats des enquêtes de la police scientifique avaient eux-mêmes démenti ces informations, je pouvais en effet confirmer leur démenti.

RTL : Ils l'ont fait après votre déclaration.

Jean-Pierre Chevènement : Non, non ! Ils ont fait avant. Ils l'ont fait le mercredi qui a suivi un grand titre en première page du lundi. C'est déjà bien.

RTL : À propos de règles, M. Marion, qui est directeur adjoint de la police judiciaire, a accusé, sous serment devant une commission parlementaire, le responsable des services judiciaires de Corse d'avoir informé Yvan Colonna qu'il était soupçonné du meurtre du préfet Érignac. Et personne ne bouge. Cela fait quatre mois que cela a eu lieu. Est-ce le respect de la règle d'immobilisme ?

Jean-Pierre Chevènement : Non, tout cela est inexact. Quand cette mise en cause a été faite, M. Dragacci n'était plus le directeur du SRPJ de la police judiciaire de Corse. Il avait été muté par moi.

RTL : Une mutation suffit si on prévient un criminel ?

Jean-Pierre Chevènement : Ah non. Je dirais que c'est une réponse qu'a faite, à ma connaissance, M. Marion dans une commission couverte par le secret de l'enquête, dont ni vous, ni moi ne devrions rien savoir. Il n'est pas normal qu'on ait pensé même à utiliser ces déclarations, faites sous la foi du serment, dans le cadre d'une procédure judiciaire. Je dirais que l'arbre ne doit pas cacher la forêt. Il ne suffit pas d'attaquer un homme pour qu'on puisse faire en sorte que le débat se limite à cela. En réalité, chacun voit bien qu'à travers M. Marion, c'est le système des lois antiterroristes, c'est-à-dire la centralisation des enquêtes au parquet de Paris et au niveau du ministère de l'intérieur, à la division nationale antiterroriste, qui est en cause. On attaque un homme pour attaquer un système.

RTL : Dans votre livre, vous voyez un vaste complot libéral-libertaire qui amène à la mondialisation. Ce succès des soixante-huitards – « il est interdit d'interdire » – vous hérisse le poil ?

Jean-Pierre Chevènement : Moi, je vais plutôt contre l'air du temps parce que c'est toujours l'air de la facilité. Je n'ai pas vu Mai 68 avec un oeil défavorable. Je n'étais pas sur cette ligne-là, c'est vrai. Comme fils d'instituteur, je n'aurais jamais proclamé qu'« il est interdit d'interdire ». Mais j'ai pu mesurer, au fil des années et notamment quand j'étais ministre de l'éducation nationale, les ravages de cette maxime, désormais fameuse, et qui est en tout point contraire à la règle que vous évoquiez pour commencer l'émission. Évidemment, quand il est interdit d'interdire, il n'y a plus de règles : c'est l'anarchie. C'est sympathique quand on est à l'école : « Les cahiers au feu et la maîtresse au milieu », c'est rigolo. Mais, quand on arrive à l'organisation de la vie en société, c'est ravageur et ce que je constate, c'est le concours que cette idéologie très facile apporte, en définitive, au libéralisme, c'est-à-dire la loi de la jungle telle qu'on l'a laissé se développer, depuis une quinzaine d'années. Il y a donc une alliance entre les libéraux et les libertaires dont je pense qu'elle correspond à une grande facilité. Donc, je réagis, je tords le bâton dans l'autre sens.