Texte intégral
France Inter - mardi 11 février 1997
A. Ardisson : Le Sommet sur l'emploi des jeunes a tout de même débouché sur quelque chose de concret comme les stages de première expérience professionnelle qui seront sous contrôle universitaire avec l'engagement pris par le patronat de prendre 400 000 jeunes en formation en alternance. Alors, c'est toujours pareil, c'est la bouteille à moitié vide ou à moitié pleine. Les jeunes qui étaient présents trouvent que l'on ne s'est pas suffisamment préoccupé de l'embauche, qu'en pensez-vous ?
M. Aubry : Je pense qu'effectivement, c'est une bouteille vide si l'on parle emploi et c'est une bouteille à moitié pleine si l’on parle insertion. Je crois que ce n'est pas dans un Sommet pour les jeunes à Matignon que l'on crée des emplois. On crée des emplois si l'on souhaite relancer la consommation, si l'on souhaite faire une grande réforme fiscale qui pénalisera moins les salaires, si on donne des priorités dans la dépense publique dans les secteurs créateurs d'emplois, bref des choses que le Gouvernement ne fait pas ! Donc, hier, on a parlé insertion des jeunes. Cela ne veut pas dire pour cela que c'est totalement négatif !
A. Ardisson : On en a bien parlé ?
M. Aubry : Je crois que sur le problème des anciens stages diplômants, on est enfin revenu à ce qu'étaient véritablement ces stages, à savoir la possibilité donnée à des étudiants d'avoir une première expérience professionnelle sous contrôle de l'université, c'est-à-dire que ce n'est pas un travail sous-payé mais c'est bien un plus donné à leur formation et qui sera validé en tant qu'expérience professionnelle. Je crois que c'est une bonne chose que l’on ait enfin appelé un chat un chat à avoir un stage. Le Premier ministre avait voulu faire croire qu'il s'agissait d'emplois mais les étudiants ne s'y sont pas trompés et même, ils ont été inquiets. Je crois qu'hier, on est revenu a ce qui est en fait, à savoir une expérience professionnelle donnée sous la forme d'un stage. Et cela, je crois que c'est une bonne chose. »
A. Ardisson : On a l'impression que la clientèle à laquelle on s'est adressé hier est une clientèle relativement privilégiée même si ces jeunes ont des angoisses quant à leur futur, car il s'agit de gens qui ont déjà un bagage. Ce ne sont pas les mêmes que ceux dont vous vous occupez, n'est-ce pas ?
M. Aubry : Évidemment, ce ne sont pas ces jeunes-là à savoir ceux qui sont dans les quartiers et qui parfois sont sortis en état d'échec scolaire. Je rappelle qu'il y en a 80 000 en France chaque année, dont la moitié ont du mal à posséder les acquis de base comme la lecture, l'écriture, même les quatre opérations. Pour ces jeunes-là, évidemment, il faut d'autres solutions. Par exemple, l'apprentissage mais pas seulement l'apprentissage. D'ailleurs, à cet égard, je voudrais dire que les chiffres que l'on a annoncés hier, de 400 000, on ne peut que s'en réjouir mais ce n'est que 40 000 de plus que les 360 000 que l’on réalise aujourd'hui ! Donc, on voit bien que tout ça n'est pas à la hauteur du problème des 800 000 jeunes qui sont aujourd'hui au chômage et dont beaucoup désespèrent de cette société et dont les parents aussi désespèrent. Et
comme ils désespèrent, ils ne consomment pas, ils épargnent, ils ont peur de l'avenir et donc, c'est très mauvais pour la société. Il faut donc faire véritablement une priorité mais une priorité dans l'emploi et pas seulement dans l'insertion et dans la formation. »
A. Ardisson : On a vu récemment quelque chose d'assez étonnant au Havre, à savoir un accord avec les dockers qui donne la priorité d'embauche à leurs enfants. Cela rejoins aussi un peu les accords sur la préretraite moyennant l'embauche des jeunes. On a l'impression qu'il y a là vraiment une attente des adultes qui sont prêts à se retirer du marché du travail pour que leurs enfants trouvent du travail.
M. Aubry : C'est une réponse que je qualifierais de proximité, laquelle chacun se prépare aujourd'hui. Moi, je crois que la vraie réponse au problème de l'emploi est surtout une volonté de remettre l'emploi au cœur de notre politique. Sans réforme fiscale, sans relance des salaires et de la consommation, sans une réduction générale de la durée du travail dont les modalités seraient négociées entreprise par entreprise, on ne fait finalement que mettre des cautères sur des jambes de bois ! Et ce qui s'est passé hier, même si tout n'est pas négatif, n'est pas à la hauteur du problème. Et je pense que beaucoup de jeunes vont être déçus une fois de plus de voir que l'emploi n'est pas véritablement au cœur des priorités du Gouvernement. "
A. Ardisson : Vous ne croyez pas à l'efficacité du milliard de francs confié aux préfets pour soutenir les initiatives locales ?
M. Aubry : Ce qui manque aujourd'hui à la création d'emplois dans notre pays ? et je pense aux centaines de milliers d'emplois de proximité que l’on pourrait créer comme les gardiens d'immeuble mais aussi les gardiens à domicile de personnes âgées, les emplois dans la culture, dans l'insertion, dans l'environnement ? c'est une baisse des charges sociales sur les bas salaires. Il faut une vraie réforme et des moyens développés par le budget de l’État. Aujourd'hui, on va prendre un milliard qui est donné à la formation des jeunes et on va le reporter sur des emplois au niveau local. Ce n'est pas à la hauteur du problème, surtout lorsque l’on vient de réduire sur le revenu de 25 milliards pour les catégories les plus favorisées en France comme l'a fait le Gouvernement. On voit bien quelles sont les priorités, d'un côté 25 milliards et de l'autre un milliard prélevé sur des fonds existants et que l'on redonne pour des emplois locaux. On n'est pas encore à la hauteur du problème. »
A. Ardisson : Comment expliquez-vous que le projet du PS de créer 360 000 emplois collectifs pour les jeunes ou les moins jeunes ne passe pas ? Cela a donné lieu à des quolibets de la part de la majorité et on a franchement le sentiment que les Français eux-mêmes croient que ce sont des promesses démagogiques ?
M. Aubry : Je crois qu'il faut replacer cette proposition du Parti socialiste dans ce que nous proposons, à savoir un nouveau modèle de développement. Nous voyons que si nous continuons dans le système actuel, cela créera sans cesse plus de chômage, plus d'exclusion et que ce qu'il faut, c'est bien trouver un autre modèle de développement, à savoir un État qui donne la priorité dans les secteurs qui développent les emplois. Il y a d'immenses besoins dans notre pays en matière de logements, en matière de santé, d'éducation, de sécurité. Ce sont des besoins traditionnels mais il y a des nouveaux secteurs où, tous les experts le disent, on pourrait créer des centaines de milliers d'emplois comme les services aux personnes, le travail sur l'environnement. »
A. Ardisson : Où trouvez-vous les sous ?
M. Aubry : Nous proposons une grande réforme fiscale qui permettra de prélever 80 milliards de plus sous diverses modalités que nous avons précisées et qui permettra effectivement de réduire le coût du travail pour ces services et de donner la priorité aux jeunes. Il s'agit là véritablement d'embauches et de créations d'emplois et pas de stages ou de mesures d'insertion qui peuvent être utiles par ailleurs mais qui ne répondent pas à la question du chômage des jeunes. »
A. Ardisson : Revenons sur Vitrolles et la victoire du Front national. Hier, on a assisté au spectacle un peu ridicule de deux partis, deux fractions françaises qui se renvoyaient la balle en disant que c'était la faute à l'autre. Est-ce que ce n'est pas plutôt des torts partagés ?
M. Aubry : Je crois que quand le Front national augmente et gagne comme cela a été le cas à Vitrolles, c'est d'abord une horreur car cela fait honte à notre pays. De plus, chacun doit s'interroger sur ses responsabilités. Du côté du Parti socialiste, il faut dire très simplement que la rénovation qu’a engagée L. Jospin n’est, à l'évidence, pas en marche partout et à la même vitesse dans notre pays. L. Jospin l'a dit d'ailleurs samedi devant la convention du Parti socialiste. Il faut donc en fixer les conséquences et activer encore ce processus qu’il a lancé avec succès pratiquement partout dans le Parti socialiste. Mais je voudrais dire aussi que de la part de la droite, c'est trop facile de rejeter la responsabilité sur l’autre. Rappelons quand même que le candidat qu'était censé soutenir le Gouvernement, M. Guichard, n'a fait que 16 % au premier tour. Donc la responsabilité du Gouvernement est aussi de ne pas répondre aux problèmes concrets de gens comme le chômage, l’insécurité. Il faut dire que beaucoup de femmes et d'hommes de droite ont voté pour le Front national dès le premier tour. Il faut dire aussi que, contrairement à ce qui s'est passé à Dreux ou la gauche, sans hésiter un instant, a appelé à faire voter pour le candidat de droite contre le Front national, 1à, la plupart des intervenants politiques de droite, de la région au national, n'ont pas été clairs. »
A. Ardisson : Je vous arrête. Le Parisien public un sondage de l'institut CSA disant que 57 % des Français pensent que l’élection de Vitrolles a une signification nationale, est-ce que c'est aussi votre point de rue ?
A. Ardisson : « Je ne crois pas. Je crois qu'il y a eu énormément d'éléments locaux dans ce vote. Ce que je crois, en revanche ? et c'est peut-être cela que veulent dire les Français ? c'est que la réponse contre le Front national est une réponse globale. Tant que l’on n'aura pas été capable de proposer aux Français, c'est ce que nous essayons de faire, un vrai changement de modèle pour remettre l'emploi au cœur de notre dispositif. Tant que nous n'aurons pas dégagé les moyens financiers pour financer l'emploi et mieux vivre dans notre pays pour répondre aux besoins dont je parlais tout à l'heure, eh bien le Front national augmentera. C'est cela que veulent dire les Français et à cet égard, ils ont raison. Et c'est d'ailleurs ce que nous pensons au Parti socialiste. »
RMC - mercredi 12 février 1997
P. Lapousterle : L'élection de C. Mégret à la mairie de Vitrolles crée des remous ce matin. On entend des voix socialistes qui demandent des comptes. J.-L. Mélenchon, le président du Conseil général des Bouches-du-Rhône, demande l'intervention des états-majors parisiens. Vous qui êtes mobilisée sur ce point ? puisque vous avez écrit un livre sur le Front national ? est-ce que le PS, votre parti, n'est pas un peu coupable de légèreté dans cette affaire ?
M. Aubry : Lorsque le Front national augmente, évidemment encore plus quand il gagne, chacun doit regarder de son côté pour voir quelle est sa part de responsabilité. Je pense qu'on peut dire, en ce qui nous concerne, qu'à Vitrolles, la rénovation qu'a engagée L. Jospin dans le PS n'a pas avancé à la même vitesse qu'ailleurs. Je crois qu'il va falloir qu'on en tire toutes les conséquences. Mais c'est aussi un peu facile que la droite nous renvoie la seule responsabilité. Quand le candidat de la droite fait 16 % au premier tour, lui qui est censé soutenir la politique du Gouvernement, on se rend bien compte qu'il y a un problème. Ça veut dire que beaucoup d'électeurs, de Vitrollais, ont voté Front national dès le premier tour. Quand la plupart des dirigeants, sauf le Premier ministre il faut le dire, demandent très mollement des reports de voix et pour certains ne demandent rien du tout, et ne donnent aucune consigne de vote, alors qu'à Dreux la gauche a fait voter pour la droite contre le FN, il ne faut pas s'étonner que le FN passe. »
P. Lapousterle : Mais certains socialistes ont annoncé qu'ils ne votaient pas pour votre candidat. C'était quand même, peut-être, un candidat qu'il ne fallait pas présenter.
M. Aubry : J'ai dit tout à l'heure ce que j'en pensais. Je crois qu'il faut. effectivement, que la rénovation du PS, qui est le gage de la crédibilité de la gauche aujourd'hui, s'effectue partout et à la même vitesse. Il y a encore du travail à faire, c'est vrai. »
P. Lapousterle : Et quand M. Weygand dit que dans « les Bouches-du-Rhône il faut que le PS mette de l'ordre » il a raison ?
M. Aubry : Je crois que dans les Bouches-du-Rhône, il y a des querelles, des oppositions. On a besoin de faire la place sans doute à des jeunes. Il y a des gens de très grande qualité, M. Vauzelle, E. Guigou, pour ne reprendre qu'eux. Effectivement, il faut s'appuyer sur eux, qui se battent sur le terrain, qui, lorsqu'ils sont maires ? comme à Arles, M. Vauzelle ? font un travail qui est reconnu par la population. C'est cette génération-là qui aujourd'hui va monter. »
P. Lapousterle : Vous avez dit que cette élection était « une honte pour noire pays. » Pour l'avenir, puisqu'il y a beaucoup d'élections dans les mois à venir, quelle stratégie voudriez-vous que votre parti mette en place pour éviter » des Vitrolles ?
M. Aubry : La réponse au Front national n’est pas une réponse électorale trois jours avant. La vraie réponse au FN, c'est de donner aux Français des nouvelles pistes pour l'emploi, c'est-à-dire de changer cette société qui, aujourd'hui, crée de l'exclusion ; d'être capables, dans notre pays qui est riche de trouver les ressources pour créer, et c'est possible, des centaines de milliers d'emplois là où il y a des besoins. »
P. Lapousterle : Est-ce que ça peut aller assez rapidement ?
M. Aubry : Je crois que ce qui peut aller très rapidement c'est de redonner de l'espoir aux Français, de leur montrer qu'il y a une autre société possible qu'une société libérale qui exclut, qui entraîne le chômage. On est un pays riche, nous avons des ressources,mettons-les là où il y a des créations d'emplois, là où l’on répond aux besoins. Ça va des services traditionnels, le logement, la santé, jusqu'aux nouveaux services, ceux aux personnes, l'environnement, à la qualité de vie. Je crois que ça, c'est un élément essentiel. Faisons la grande révolution du temps, pour qu'à la fois les gens travaillent moins et se répartissent le travail, mais aussi pour qu’ils utilisent ce temps à s'enrichir personnellement, c'est-à-dire à se former, avoir accès à la culture, à participer la vie associative entre autres. Tout cela est créateur d'emplois et c'est bien ce modèle-là qu'on doit mettre en place. Donc pour moi, la réponse au Front national, c'est la réponse aux problèmes des Français : chômage, exclusion, sécurité. »
P. Lapousterle : Tout ça s'appelle « les grands travaux » et ça existe depuis longtemps.
M. Aubry : Faire de la politique, c'est apporter une réponse aux Français. Si on ne leur apporte pas de réponse, ils vont dans des mauvaises voies évidemment. »
P. Lapousterle : Conférence nationale pour l'emploi des jeunes. Est-ce que la tenue d'une telle Conférence ? premièrement la présence des intéressés et puis les premières mesures annoncées ? va dans la bonne direction ? Une sorte de prise de conscience ?
M. Aubry : Non, je crois que la prise de conscience existe. Quand on a 3,3 millions de chômeurs, quand on a 25 % des jeunes au chômage, la prise de conscience est là tous les jours. Mais si le Gouvernement voulait vraiment s'attaquer au problème de l'emploi, il faudrait relancer la consommation, il faudrait faire une réforme fiscale pour moins taxer les salaires, i1 faudrait engager le grand débat sur la durée du travail, il faudrait financer les besoins dont je partais tout à l'heure. Ce n'est pas dans un forum, même avec des gens extrêmement importants comme ceux qui étaient là, que l’on crée des emplois. c'est par une volonté politique. »
P. Lapousterle : C'est un premier pas peut-être. Est-ce que ce n'est pas bon de réunir tous ceux qui offrent des emplois, tous ceux qui les financent, et tous ceux qui en ont besoin ?
M. Aubry : Je crois que ce Sommet avait un intérêt, c'est de voir comment on pouvait mieux insérer les jeunes par la formation en alternance. Mais ce n'est pas nouveau. E. Cresson l'avait lancé, et d'ailleurs c'est à ce moment-là qu'ont monté l'apprentissage et les contrats de qualification dans notre pays. Créer ces stages, ces premières expériences professionnelles en entreprise pour les étudiants, je trouve que c'est une bonne chose. Ça permettra de mieux rapprocher l'enseignement et l'entreprise et de donner une première expérience aux jeunes. Mais tout ça, ce n'est pas de l'emploi. Il faut appeler les choses comme elles sont. Les stages ce sont les stages, les formations ce sont des formations. Les emplois, c'est bien autre chose ; c'est une volonté, effectivement, de remettre l'emploi au cœur de notre société. Et aujourd'hui, malheureusement, ce n'est pas ce que fait le Gouvernement. »
P. Lapousterle : Mais n'êtes-vous pas un peu plus royaliste que le roi ? J'entendais N. Notat qui assistait à cette réunion, dire : « des décisions et des engagements ont été pris. Le bébé ne se présente pas trop mal et il y a du grain à moudre ».
M. Aubry : C'est ce que je viens de dire. Pour l'insertion des jeunes, on a avancé sur les problèmes de stages. Le patronat s'est engagé à faire 400 000 formations en alternance ? je rappelle qu'il y en a déjà 360 000 aujourd'hui ? tant mieux, c'est un petit effort de plus. Tout ça c'est très bien mais ce ne sont pas des emplois. Pour crier des emplois, il faut une politique générale, qui soit conforme à ce qui est attendu ? je l'ai dit ? sur la consommation, la réforme fiscale, la durée du travail, le financement des nouveaux besoins, et sur tout cela, il n'y a rien ! »
P. Lapousterle : Vous, si vous étiez au pouvoir demain et au poste qui était le votre, vous pourriez changer les choses plus vite ?
M. Aubry : Maintenant, j'en suis absolument convaincue. Pourquoi nous sommes-nous trompés, nous aussi ? Parce que nous avons continue à corriger les effets néfastes d'un système qui broie les gens et qui crée du chômage. Aujourd'hui, il faut mettre en place une autre société, qui fonctionne mieux, qui finance les besoins là où ils sont et qui donc puisse être créatrice d'emplois. C'est bien ce projet-là que nous sommes en train de peaufiner, si je puis dire, pour le présenter aux Français. C'est bien une autre société qu'il faut construire. Les Français comprennent bien aujourd'hui que le libéralisme tous crins, ça crée de l'exclusion, du chômage, il y a de moins en moins de gens sur les rails, de plus en plus sur les bords. Ça va finir par exploser ou par entraîner des ghettos comme aux États-Unis. Ni la France et ni l'Europe ne veulent de ce modèle. Il faut en proposer un autre, qui fait sa part aux marchés mais qui fait aussi sa part à l’État, et qui redistribue les ressources dans notre pays. »
P. Lapousterle : Quand vous entendez parler d'une idée qui semble avoir la faveur des Français, c'est-à-dire un quota pour l'emploi des jeunes, que parmi les emplois qui se créent, un certain nombre soient réservés à des jeunes, c'est une bonne idée ?
M. Aubry : Je crois qu'il faut le faire sans le dire. On ne va pas faire voter une loi pour fixer un quota mais il faut faire, comme fait le PS, c’est-à-dire donner une priorité à l'emploi des jeunes dans les emplois que nous souhaitons créer,aussi bien emplois publics ou parapublics, associatifs ou autres, que des emplois dans le secteur privé. »
P. Lapousterle : Et quand on entend dire que le PS promet 750 000 emplois, ce n'est pas du vent ?
M. Aubry : Non,ce n'est pas du vent. On crée aujourd'hui quatre millions d'emplois par an. En créer 10 % de plus et les réserver aux jeunes, si on met en place tout ce que j'ai c'est-à-dire effectivement les grands outils économiques qui permettent de changer le mode de fonctionnement de cette société, c'est tout à fait possible mais ça demande un changement profond, dans des tas de domaines, nous l’ayons dit tout à l'heure, chose qui n’est pas faite aujourd'hui. »
P. Lapousterle : Les réalisateurs de cinéma appellent les Français « à désobéir aux lois interdisant d'héberger des étrangers en situation irrégulière », après la condamnation du 4 février dernier, parlant de loi inhumaine. Vous approuvez cet appel des réalisateurs ?
M. Aubry : Oui, c'est une loi inéquitable, injuste, inhumaine, qui n’est pas digne de la France. J'ai retrouvé récemment une phrase où, sous Vichy, on demandait aux gens qui accueillaient les juifs, d'aller se déclarer à la préfecture, et c'est quasiment la même phrase. Moi, je ne veux pas d'un pays qui porte la haine sur ceux qui sont différents. Nous savons pertinemment qu'on ne va pas aujourd'hui ouvrir les frontières et régulariser tout le monde. Mais nous devons continuer à traiter correctement les gens qui sont dans notre pays depuis longtemps. Je pense à ceux qui sont la depuis 10-15 ans, qui sont les parents d'enfants français, qui y ont fait leur vie, que souvent l’on a fait venir. Et aujourd'hui, ces lois sont iniques car elles montrent ces étrangers comme boucs émissaires de tous nos problèmes. Je ne peux pas adhérer des signatures qui portent atteinte à la loi mais je ferais tout pour que cette loi change. C'est ce qu'a déjà dit le PS. Et je me réjouis qu’il y ait des intellectuels, des artistes qui, aujourd'hui, s'opposent à une loi qui est totalement inique. »
RTL - vendredi 21 février
O. Mazerolle : Dans votre livre, vous écrivez que l'immigration n’est pas le problème numéro un de la France et pourtant, c'est l'un des sujets auxquels vous consacrez le plus de place ?
M. Aubry : Je ne crois pas. Si j'en consacre, c'est pour expliquer que pour moi, l'immigration doit être traitée comme les autres problèmes. Nous avons eu besoin d'immigrés dans notre pays, nous en faisons encore entrer parce que nous avons des emplois à remplir. Alors, même si aujourd'hui il n'est pas temps d'ouvrir les frontières à tous vents dans la situation économique de notre pays, je crois qu'il est important de redire que l'immigration n'est pas le problème numéro un et que notre problème c'est le chômage, l'exclusion, c'est la dislocation sociale. Et il est important de mettre en place une politique de l'immigration qui tient compte de notre situation économique mais surtout et aussi du respect des hommes qui sont aujourd'hui sur notre territoire, que l'on a fait venir, très souvent, et qui ont apporté aussi beaucoup de richesses dans notre pays. J'essaye de replacer l'immigration dans les valeurs de notre pays et dans ce qu'elle devrait continuer à vivre. »
O. Mazerolle : Dans ce livre, tout de même, vous parlez du rôle du Parlement ? lieu central du débat démocratique, dites-vous ? et pourtant le Parti socialiste s'apprête à manifester demain aux côtés des signataires de pétitions qui appellent à la désobéissance civile, c'est-à-dire qui nient la validité des décisions prises par le Parlement ?
M. Aubry : Le Parlement n'a pas encore voté la loi et je crois que c'est pour cela faut être dans la rue demain pour dire que beaucoup d'hommes et de femmes dans ce pays considèrent qu'aujourd'hui la ligne rouge est dépassée par cette loi qui, une fois de plus, essaye de faire croire aux Français que les étrangers sont responsables de tous leurs maux. Quand, dans cette loi ? et je ne parle pas seulement des certificats d'hébergement parce que, heureusement, le Gouvernement a reculé ? on vous dit que l’on ne renouvellera plus ? c'est la première fois depuis 1945 ? les cartes de dix ans des travailleurs réguliers qui ont fait leur vie en France, que l'on a fait venir, quand on s'apprête à mettre en place un système d'empreintes digitales uniquement vers certains pays : est-ce que c'est vraiment cela la France aujourd'hui ? Est-ce qu'on ne pourrait pas traiter ce problème autrement, en arrêtant de regarder les étrangers comme des boucs émissaires ? Donc, je crois qu’il faut réagir et moi, je comprends que beaucoup d'hommes et de femmes dans ce pays nous disent : "la France n'est pas cela, nous serons dans la rue pour le dire". »
O. Mazerolle : Par rapport à la désobéissance civile ?
M. Aubry : J'ai toujours dit que nous ferons tout pour que cette loi ne soit pas votée, et ensuite, si ce n'était pas le cas, pour la faire annuler par le Conseil constitutionnel, pour l'abroger quand nous serons au pouvoir. Et j'ai toujours dit que, lorsqu'une loi est votée, en tant qu'élue, je l'appliquerai même si, en tant que personne, je continuerai à aider, comme je l'ai toujours fait, des gens qui sont malheureux, qui sont dans une situation dramatique dans notre pays. »
O. Mazerolle : Position schizophrénique ?
M. Aubry : Non pas du tout. Je crois qu'en tant qu'élue, j'appliquerai la loi ; en tant que personne, je ne laisserai pas quelqu'un crever devant ma porte. »
O. Mazerolle : Dans ce livre, vous parlez aussi beaucoup des personnes qui sont amenées à voter Front national et vous manifestez de la compréhension sur le fait que l’on puisse être amené à voter Front national. Est-ce que vous êtes amenée, vous, de temps en temps, à vous dire : « si je vivais dans les conditions dans lesquelles vivent ces personnes, dans leur situation, peut-être que moi aussi je voterais Front national » ?
M. Aubry : Non, très franchement non, parce que, pour moi, le Front national c'est tout ce que je n'aime pas. C'est-à-dire que c'est porteur de haine. Moi, ce que je souhaite c'est qu'aujourd'hui les politiques ne s'appuient pas sur le repli sur eux des gens, sur les peurs des Français, mais au contraire sur ce qu'ils ont en eux de générosité, et de solidarité. Ceci dit, il faut bien voir les choses : nous sommes un pays riche ? c'est ce que ressentent profondément les Français ? dans lequel les richesses sont mal utilisées, mal partagées et c'est un paradoxe incroyable : une société riche qui crée de plus en plus de chômage, d'exclusion, d'insécurité. II ne faut pas s'étonner que des hommes et des femmes touchés par l'insécurité économique, et donc financière, qui craignent ? donc toujours un problème d'insécurité ? pour l'avenir de leurs enfants, qui ne peuvent pas faire de projets, se replient sur eux et aujourd'hui écoutent les sirènes de slogans, honteux certes pour notre pays mais qui leur apparaissent être la seule alternative. Ma réponse, ce n'est pas d'attaquer le Front national, c'est de s'attaquer à ces problèmes-là et la politique aujourd'hui, c'est de proposer une alternative aux gens. »
O. Mazerolle : Votre titre, c'est : Il est grand temps. Grand temps de refaire la politique, mais refaire la politique, c'est quoi ?
M. Aubry : Refaire la politique, c'est montrer que nous ne sommes pas impuissants, arrêter de dire que c'est la faute de la crise internationale ou de la mondialisation ; refaire de la politique, c'est proposer une société qui fonctionne mieux, qui parte des besoins des gens. Nous pouvons aujourd'hui créer des centaines de milliers d'emplois en répondant aux besoins : logement, santé, éducation, en rentrant dans le XXIe siècle dans une société de services ? services aux personnes, culture, formation, environnement, qualité de vie. Les Allemands ont commencé dans certains domaines, nous devons créer ces centaines de milliers d'emplois et le faire en le finançant. Je crois que la politique, aujourd'hui, ce n'est pas seulement faire rêver, c'est dire comment on va faire. »
O. Mazerolle : Justement, dans ce livre, vous utilisez souvent la formule : « je rêve de ceci, je rêve de cela ». Le rêve, cela fait partie de la politique ?
M. Aubry : Le rêve, cela fait partie de la politique. Je rêve surtout d'un pays qui soit plus ouvert et qui arrête de se replier sur lui-même et sur ses corporatismes. Pour cela, c'est à nous les politiques de redonner l'espoir et de fixer cette perspective. Un nouveau modèle de développement qui s'appuie là-dessus et qui s'appuie à la fois sur une grande réforme fiscale qui donnera la possibilité... »
O. Mazerolle : Là, vous êtes carrément provocatrice. Il y a un chapitre qui s'intitule : vive l'impôt ! On peut se présenter devant les électeurs en disant : vive l’impôt ?
M. Aubry : Oui, moi je comprends que lion refuse de payer l'impôt quand on a l'impression que ses enfants ne sont pas pris en charge, que les personnes âgées ne sont pas prises en charge, qu'il y a de l'insécurité, qu'on n'a plus de services publics dans les quartiers. Mais si la priorité, demain pour l’État, est justement de faire ce qu'il sait faire et que le marché ne sait pas faire, c'est-à-dire donner à chacun les droits, l'accès aux soins ? de plus en plus difficile dans notre pays ? à l'éducation, une sécurité plus forte et plus inciter par la baisse du coin du travail à ce qu'il y ait des services au plus pros des gens, pour s'occuper des enfants après l'école, pour avoir plus de gardiens, d'hommes et de femmes dans les quartiers qui s'occupent de créer du lien social, qui empêchent un jeune de faire une bêtise mais aussi un environnement, un aménagement du territoire qui fait qu'on laissera un autre pays à nos enfants, si l'impôt est fait pour cela, je suis convaincu que les Français accepteront de le payer sans rechigner. Mais pour cela, il faut un "mieux-État", donc il faut que nous fassions des progrès dans la façon dont fonctionne aujourd'hui. »
O. Mazerolle : Vous croyez que le Parti socialiste va aller au combat électoral en disant : notre projet numéro un, c'est la réforme fiscale qui va permettre de tout charpenter ?
M. Aubry : Chacun sait aujourd'hui que notre pays est un des plus injustes : 46 % des revenus du capital ne payent aucun impôt. Nous avons les impôts aujourd'hui qui sons les moins redistributifs. Rappelez-vous quand même ce chiffre : il y a aujourd'hui 5 % des Français qui détiennent 40 % du patrimoine national, alors que 25 % des plus pauvres en détiennent 1 %. Si nous ne remettons pas cela en cause, nous n'arriverons pas à recréer l'énergie et l'initiative. Et pour cela, il faut une grande réforme fiscale qui fasse aussi en sorte que ce ne soit pas le salaire qui paye la protection sociale, qui paye la formation professionnelle, le logement dans notre pays. »
O. Mazerolle : Tout de même, pour les socialistes, arriver en disant : vice les impôts et la réforme fiscale et davantage d’État...
M. Aubry : Pas davantage d’État, un "mieux-État". »
O. Mazerolle : L’État, c'est ce qui étouffe les initiatives.
M. Aubry : Justement, je ne crois pas qu'il faille plus d’État au sens de fonctionnaires mais il faut plus de politique. C'est-à-dire un État qui montre la voie, qui fixe les perspectives, un État qui redonne l'espoir et qui fait bien ce qu'il a à faire et sur lequel les Français l'attendent. Au contraire, je propose dans mon livre l'aide aux PME, d'autres relations entre les entreprises et les associations, une aide aux entreprises d'insertion, c'est-à-dire recréer l'énergie par le bas et non pas un État qui verrouille, qui légifère. »
O. Mazerolle : L’État peut trouver cela en lui-même, cette énergie ?
M. Aubry : L’État peut trouver cela en lui-même si la politique est capable de mobiliser les Français. Aujourd'hui, ils se replient sur eux, ils sauvent leurs corporatismes parce qu'ils ne sentent aucune voie qui leur permet d'espérer. Si nous leur donnons cette voie, je suis sûr qu’ils se mobiliseront positivement. »
Libération - 21 février 1997
Libération : Ce « Il est grand temps », c’est une supplique à l’adresse des dirigeants du PS ?
M. Aubry : Le sentiment des Français aujourd’hui est clair : notre société ne fonctionne plus. Le chômage, l’exclusion qui entraînent dislocation sociale et repli sur soi, la rongent. L’État, les services publics, la protection sociale sont en crise, l’ascenseur social est en panne. En un mot, on marche sur la tête. Face à cela, les politiques leur semblent impuissants car longtemps ils ont dit que la crise était internationale, qu’il était difficile d’agir dans un contexte de mondialisation tandis que d’autres, encore aujourd’hui, nous proposent une société toujours plus libérale, où ceux qui sont sur les rails s’en sortent toujours mieux alors que les inégalité de patrimoine et de revenus et l’exclusion s’accroissent. Face à cette situation et à un gouvernement qui ne propose aucune perspective, la gauche porte une responsabilité immense. Elle ne peut se contenter de corriger les effets néfastes du libéralisme. Elle doit redonner une volonté collective et une espérance à notre pays en proposant un autre modèle de développement et une société où l’on vive mieux ensemble. Elle le fera en s’appuyant sur ses valeurs, celles de la République et de la démocratie, mai aussi de solidarité et de justice. Elle doit dire ce qu’elle va faire et comment elle veut le faire.
Libération : Toutes choses que le PS ne fait pas encore, selon vous ?
M. Aubry : Il a déjà beaucoup avancé. Sur la lancée de la campagne présidentielle de Lionel Jospin, il a le mérite d’avoir remis au cœur du débat des thèmes essentiels que la droite ignorait la révolution du temps de travail, l’avenir des jeunes, une fiscalité plus juste… On voit bien que, derrière ces propositions, se profile une autre vision de la société. Derrière le temps de travail, c’est l’organisation de la vie de chacun qui est en jeu. Derrière la fiscalité, les priorités pour l’action publique et quelle solidarité pour notre pays. Derrière l’emploi des jeunes, quelle société veut-on construire pour demain pour nos enfants ? Il faut proposer cette alternative. Nous avons un an pour terminer ce travail et le présenter aux Français. Chacun à gauche doit y contribuer. Je le fais, comme d’autres, par ce livre et par le travail sur le terrain et au sein du PS.
Libération : Sur l’immigration, vous avez l’impression que le PS a su présenter une « alternative » à l’occasion de la polémique provoquée par le projet de la loi Debré ?
M. Aubry : La gauche doit avoir le courage de dire que l’immigration n’est pas le problème numéro 1 du pays, qui réside dans le chômage, l’exclusion et la dislocation sociale. C’est en affirmant nos valeurs de solidarité et de respect des droits de l’homme que nous seront crédibles sur l’ensemble de notre projet ? Chacun sait aujourd’hui que l’on ne peut ouvrir les frontières à tous vent, mais, en revanche, les étrangers qui sont sur notre territoire doivent être traités dans le respect de chacun. Le PS fera des propositions en mars sur l’immigration. Je m’en réjouis.
Libération : A Vitrolles, les socialistes se sont-ils donné les moyens de symboliser la rénovation face au FN ?
M. Aubry : A Vitrolles, la rénovation n’était pas en marche, c’est clair. Nous avons une responsabilité collective mais n’oublions pas la responsabilité de la droite, qui, en courant après le Front national, finit par être rattrapée.
Libération : L’appel à la désobéissance civique sur les lois Debré, la gauche devait le soutenir ?
M. Aubry : Quand un gouvernement franchit la ligne rouge, il est sain que, dans notre pays, il y ait des cris pour refuser l’inacceptable. La loi Debré, dans son ensemble, est inique. Nous devons tout faire pour qu’elle ne soit pas votée – c’est le sens de l’appel que nous avons lancé avec un certain nombre d’élus de gauche. Si elle l’était, nous saisirions le Conseil constitutionnel pour la faire annuler , et nous l’abrogerons quand nous reviendrons au pouvoir.
Libération : Le PS, depuis un certain temps, n’a-t-il pas du mal à entendre des « cris » ?
M. Aubry : Je crois au contraire que la leçon de 1993 nous a fait réagir. Les pratiques politiques changent au PS ; nombreux sont les élus qui, aujourd’hui, sont des hommes de terrain et de proximité qui expérimentent de nouvelles réponses.
Libération : C’est ce que vous appelez dans notre livre, « reconstruire la politique » ?
M. Aubry : Il nous faut en effet retrouver la politique, c’est-à-dire sortir du discours de l’impuissance, redonner une perspective à ce pays, proposer une alternative au modèle libéral à tous crins. Faire de la politique, c’est retrouver nos valeurs, proposer un sens et mobiliser pour mettre en œuvre notre projet. Il est grand temps de sortir des discours et de faire.
Libération : Le PS a dit cet automne ce qu’il souhaitait faire en matière économique s’il revenait au pouvoir. Mais il n’a pas expliqué comment il comptait financer son programme, en particulier la création de 700 000 emplois pour les jeunes. Cela ne nuit-il pas à sa crédibilité ?
M. Aubry : Nous avons eu raison de fixer une priorité à l’emploi des jeunes, mais il faut remettre notre proposition dans le cadre d’une nouveau modèle de développement. C’est un enjeu de la réforme fiscale. En rééquilibrant les prélèvements entre les revenus du capital ? qui aujourd’hui échappent largement : à l’impôt ? et les revenus du travail ? qui sont lourdement taxés ?, on dégage des moyens de financement et on abaisse le coût du travail, ce qui favorise l’emploi. On peut ainsi attendre de la politique que nous proposons une baisse de la délinquance, du chômage, de l’exclusion, de la pollution… L’argent que nous récupérerons ainsi ouvrira de nouvelles marges de manœuvre. Il y a dans la réponse à ces besoins essentiels ? logement, santé éducation, sécurité ? et aux nouveaux services qui rendront la vie plus facile et agréable à vivre, des centaines de milliers d’emplois potentiels. A nous d’inciter à leur création et de donner une priorité à l’embauche des jeunes.
Libération : Vous dénoncez dans votre livre les « fausses pistes » de la réforme. Le RMI pour les jeunes dès 18 ans qui figure dans l’accord électoral que le PS a signé avec les Verts n’en est-il pas une ?
M. Aubry : Être de gauche aujourd’hui, c’est préférer donner à chacun les moyens de se prendre en mains plutôt que d’assister. Le RMI permet de survivre et non de vivre. La société que nous voulons construire doit permettre à chaque jeune de s’insérer dans la société par un emploi et non d’être assisté par un chèque en fin de mois. Ce n’est pas facile. Mais cette société, j’en suis convaincue, nous pouvons la construire.
La Vie - 27 février 1997
Volontariste, jamais ce qualificatif n’a correspondu autant au caractère de Martine Aubry, présidente de la fondation Agir contre l’exclusion, maire adjoint de Lille, l’ancienne ministre du travail socialiste reprend son bâton de pèlerin pour convaincre ses concitoyens de ne pas céder au fatalisme du chômage.
Il est grand temps, dites-vous en titre de votre dernier livre, alors que jamais, peut-être, le sentiment de doute, d’impuissance, de désespoir n’a été aussi fort dans le pays…
Ma conviction est que le repli sur soi, corporatisme, les extrémismes d’aujourd’hui sont largement dus à ce sentiment d’insécurité générale. Nous vivons dans un pays qui est de plus en plus riche mais qui,dans le même temps, produit toujours plus de chômage, et d’exclusion. Les français ont à la fois l’impression que notre système ne fonctionne plus et que leurs dirigeants sont incapables de réagir. Un sentiment que nous, les politiques, avons alimenté en répétant que nous n’avions pas de marge de manœuvre, que c’était la faute de la crise internationale, de la mondialisation, etc. Il est donc grand temps de lutter contre ce sentiment d’impuissance et de refaire de la politique, c’est-à-dire de redonner des perspectives.
Justement, alors que la mondialisation de l’économie ou encore le passage à la monnaie unique suscitent des inquiétudes, vous continuez à défendre ce que vous appelez dans votre libre la nécessité de « l’ouverture au monde ».
Il faut tenir bon. Tout simplement parce que je pense que la France ne s’en sortira pas sans l’Europe. Mais il est urgent de proposer un autre modèle de développement européen, qui allie à la fois le rôle du marché et de l’État, qui soit capable d’affronter la mondialisation, de réguler un libéralisme débridé.
A la thèse de la fin « fin du travail », selon laquelle la révolution technologique détruira irrémédiablement des emplois, vous opposez celle des « nouveaux filon d’emplois »…
Je crois au marché, à l’initiative, à l’efficacité, à la concurrence. Mais on ne peut organiser la société au nom de ces seules règles. La solidarité, la fraternité, la justice doivent y être associées. Par exemple, on voit bien que, lorsqu’un pays confie au marché, le soin de s’occuper de la santé, du logement, de l’éducation, ceux-ci ne sont jamais traités correctement.
Ainsi, en matière de travail, certains besoins de la société ne sont pas couverts : pas seulement la garde des personnes âgées, mais aussi leurs loisirs, l’occupation des jeunes en dehors de l’école, ou encore le champ immense de l’amélioration de la qualité de vie et de l’environnement, l’aménagement du territoire, le traitement et le recyclage des déchets, etc. C’est pour cette raison que je ne crois ni au fatalisme du chômage, ni à la fin du travail. Notre seul problème est de financer ces nouveaux emplois, que l’on chiffre à plusieurs centaines de milliers, voire plusieurs millions. A mon avis, l’État a deux moyens essentiels pour agir. Le premier, c’est d’utiliser positivement les sommes consacrées aux coûts dus à la non-prise en compte de ces nouveaux besoins : celui de la délinquance, de la pollution, de l’hospitalisation des personnes âgées, etc. Le second, c’est d’engager une grande réforme fiscale qui permette, notamment, d’abaisser le coût du travail pour solvabiliser ces nouveaux emplois.
Pourquoi, après vous êtes opposés en tant que ministre du travail, à la réduction du temps de travail, y êtes-vous aujourd’hui favorable ?
J’ai effectivement dit, devant une assemblée de syndicalistes, qu’on ne pouvait pas travailler 35 heures payées 39 et créer des emplois. J’ai toujours été pour la réduction de la durée du travail, mais à condition de trouver les moyens pour qu’elle soit véritablement créatrice d’emplois. Comment ?
Aujourd’hui, nous avons un vrai problème avec le niveau de la masse salariale. En dix ans, la part des salaires dans la valeur ajoutée a perdu dix points. Alors mêle que les prélèvements sur les salaires n’ont jamais été aussi importants. Je partage donc le point de vue socialiste, qui affirme que, si l’on veut soutenir la consommation et donc la croissance, on ne peut pas abaisser aujourd’hui les salaires. Je pense, en revanche, que nous devons lancer un processus pour arriver, en deux ou trois ans, 35 heures. Il faut faire confiance à la négociation entre les partenaires sociaux pour trouver les moyens de financement. Pour moi, si les entreprises doivent mettre sur la table les gains de productivité et une partie de la baisse des charges sociales sur les bas salaires, il ne me paraît pas anormal de demander aux salariés ? ceux qui ont une rémunération correcte ? de renoncer à une partie de leur augmentation future de salaire.
Vous vous êtes prononcée pour l’annulation de la loi Robin alors que, dans votre livre, vous donnez un coup de chapeau à Edmond Maire, patron des VF, qui l’a utilisée…
Ce qui me plaît dans l’accord VVF, c’est sa logique et la grande liberté offerte à la fois aux salariés pour disposer de leur temps libre et à l’entreprise pour se réorganiser afin de satisfaire les besoins de sa clientèle. Je reproche à la loi Robien de faire payer à l’État la réduction du temps de travail. Autant je peux le comprendre dans le cas d’entreprises en difficulté, autant je pense que ce texte pourrait constituer une aubaine pour des entreprises en bonne santé. Il faudra donc modifier la loi Robien, même si elle a eu pour mérite de remettre la réduction du temps de travail à l’ordre du jour.