Interview de M. Edouard Balladur, député RPR, dans "L'Express" du 27 février 1997, sur le coût du travail peu qualifié comme cause du chômage, la réforme fiscale, la monnaie unique et l'âge de la retraite.

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L’Express : Le modèle social français est-il devenu inefficace et obsolète ?

Édouard Balladur : Inefficace à coup sûr, puisque depuis vingt ans le chômage a été multiplié par cinq ; s’il est inefficace, il est donc démodé. Nous ne pouvons pas nous acharner à préserver un système qui fragilise notre économie sans résoudre les problèmes sociaux que sont l’emploi, et notamment l’emploi des jeunes, la formation, l’équilibre des régimes de protection sociale.

L’Express : Vous soulignez que le coût du travail peu qualifié est un problème. Voulez-vous supprimer le Smic ?

Édouard Balladur : Non. Il faut réduire le coût du travail peu qualifié, c’est l’une des causes du chômage, et pour cela poursuivre une baisse des charges sociales pesant sur les salaires des moins qualifiés, ce qui veut dire poursuivre l’action engagée depuis quelques années et – soyons clairs – substituer progressivement la CSG à tout ou partie des cotisations sociales personnelles. Quant au Smic, il ne faut pas toucher à son mode de fixation tel qu’il est prévu par la loi de 1971. Mais il y a le fameux coup de pouce, que tous les Premiers ministres, sauf moi, ont accordé ! Ces coups de pouce, que la loi autorise, incitant donc les gouvernements à en donner, devraient à l’avenir ne plus être légalement possibles. Ils seraient désormais négociés entre partenaires sociaux. Ils seraient différents selon les régions, selon les professions. On pourrait ainsi revivifier la politique contractuelle tellement anémique dans notre pays. Mais le Smic national continuerait à être calculé comme aujourd’hui et s’imposerait à tous comme un plancher au-delà duquel les gouvernements ne pourraient aller.

L’Express : Les secteurs en bonne santé pourraient se montrer plus généreux ?

Édouard Balladur : Oui. D’ailleurs, c’est déjà le cas. Il existe des accords interprofessionnels dans la métallurgie ou le bâtiment, par exemple. Ces branches fixent leur propre salaire minimum, en général au-dessus du Smic.

L’Express : La France n’est donc pas mûre pour supporter la disparition du Smic ?

Édouard Balladur : Non. Je ne crois pas qu’on puisse aller beaucoup plus loin que ce que je propose : un moyen terme entre un mode de fixation national et autoritaire et un mode contractuel et décentralisé. Afin d’y parvenir, le plancher national ne doit pas être fixé trop haut, mais simplement s’en tenir à l’appréciation de la loi.

L’Express : Vous souhaitez réduire les impôts plus rapidement. Cela est-il possible en période de faible croissance ?

Édouard Balladur : Oui. Je refuse l’idée selon laquelle il faut baisser les déficits et voir revenir la croissance avant de baisser les impôts. Parce que, justement, cette réduction des prélèvements est un moyen de recouvrer la croissance. Sans quoi on ne fera jamais rien ! Il faut accélérer le rythme de la baisse actuellement prévue de l’impôt sur le revenu, la faire en trois ou quatre ans, au lieu de cinq. Cela permettrait d’alléger l’impôt de 25 milliards de francs (au lieu des 12,5 prévus) en 1998 et de renouveler ainsi l’allégement de 1997 (de 25 milliards). Il faut baisser les taux d’imposition. La Grande-Bretagne, les Etats-Unis, l’Allemagne ont ou envisagent d’avoir un taux maximal voisin de 40 %. Ce devrait être aussi l’objectif à atteindre si l’on ne veut pas voir les plus dynamiques de nos entrepreneurs, de nos chercheurs, de nos cadres s’installer à l’étranger… et je ne cite pas les sportifs !

Enfin, il faut simplifier davantage. Malgré la réforme engagée, de nombreuses « niches » fiscales subsistent encore. Mais, surtout, il faudrait décider de n’avoir que deux taux d’impôt sur le revenu – 20 % et 40 % - avec un abattement à la base permettant d’exonérer les personnes à bas revenus, qui supportent déjà l’alourdissement du financement de la protection sociale.

L’Express : Que peut-on attendre d’une telle réforme ?

Édouard Balladur : Simplification et incitation au travail. La France est l’un des pays au monde où le taux de l’impôt est le plus élevé. Il faut absolument rendre au travail, au mérite, à l’esprit de responsabilité et de liberté toute leur place, en permettant que chacun conserve au moins la moitié du fruit de son travail. Je dis au moins la moitié, car l’impôt sur le revenu n’est pas le seul qui pèse sur les particuliers, si l’on y ajoute, notamment, les cotisations sociales personnelles, la CSG, le RDS, les impôts locaux.

L’Express : Dans l’immédiat, vous privilégiez la baisse de l’impôt sur le revenu plutôt que celle de la TVA ?

Édouard Balladur : Oui. Mais cela n’interdit pas, le moment venu, d’aller plus loin et de supprimer progressivement la hausse de 2 points de la TVA décidée en juin 1995.

L’Express : Vous souhaitez un assouplissement des règles du droit du travail. Lesquelles ?

Édouard Balladur : Il s’agit, tout simplement, d’examiner sans tabou ni exclusive l’état de notre législation du travail et d’évaluer son efficacité. Nos règles sont faites de strates successives : 1936, 1945, 1968… Plus personne ne s’y retrouve. Au nom de quoi serait-il interdit de procéder à leur examen critique ? Le meilleur moyen d’atteindre cet objectif, c’est d’asseoir autour d’une table les partenaires sociaux et les ministres concernés.

L’Express : Vous avez bien quelques idées sur le sujet !

Édouard Balladur : Il est possible de simplifier le fonctionnement des institutions représentatives du personnel, d’améliorer les conditions d’accès au travail à temps partiel, d’étendre le champ d’application du chèque emploi-service à de nouvelles catégories d’emploi, d’assouplir le recours au contrat à durée déterminée.

L’Express : Faut-il en libéraliser complètement l’usage ?

Édouard Balladur : Non. Je suggère d’en prolonger la durée.

L’Express : Opposé à la retraite à 55 ans, souhaitez-vous qu’on repousse l’âge du départ à 65 ans, pour certains métiers ?

Édouard Balladur : Lorsque j’ai réformé, avec Simone Veil, les régimes de retraite, en 1993, je n’ai pas fixé un nouvel âge de la retraite. Nous nous sommes bornés à dire que pour disposer de la retraite à taux plein, il fallait cotiser pendant dix trimestres de plus. Je crois que c’est la voie de l’avenir : e pas décider de l’âge de la retraite, mais décider du nombre de trimestres ouvrant droit à une retraite à taux plein. A partir de là, chacun choisit. Mais je n’esquive pas votre question : vu notre pyramide des âges et la situation de nos comptes publics, il faudra encore augmenter ce nombre de trimestres nécessaire pour obtenir une retraite à taux plein. Nous n’y échapperons pas – autant le dire à nos compatriotes.

L’Express : Pensez-vous que l’Allemagne puisse et veuille réussir la monnaie unique ?

Édouard Balladur : Qu’elle le veuille, c’est certain – s’agissant du gouvernement, en tout cas, et du chancelier. Qu’elle le puisse, je le pense. Cela dépend en grande partie du retour de la croissance et des rentrées fiscales qu’elle engendrera. Mettons-nous à la place des Allemands : depuis un demi-siècle, ils ont créé l’une des grandes monnaies du monde, qui leur assure la stabilité et la prospérité. C’est leur monnaie : ils la gèrent comme ils l’entendent. On leur propose de l’échanger contre une autre, l’euro, qui, même si elle est aussi solide que le mark et le franc, sera la monnaie d’une collectivité de pays, l’Union européenne, et non pas celle d’un pays seul. L’Allemagne n’aura qu’un siège sur huit à dix au conseil de la banque centrale. Comment ne pas comprendre les hésitations de l’opinion allemande, qu’il faut persuader, comme l’opinion française, des immenses avantages que la monnaie européenne présente pour notre prospérité commune ?

L’Express : Si les délais pour la mise en place de l’euro ne sont pas respectés, que se passera-t-il ?

Édouard Balladur : Rien de bon. Ma conviction est que, si nous n’arrivons pas à respecter le calendrier, un doute profond s’installera dans les esprits en Europe, dans les pays anglo-saxons et en Asie, et que l’euro ne sera plus crédible. C’est dans les délais où jamais qu’il faut le créer.

L’Express : Vous souhaitez une hausse du dollar : celle qui est intervenue vous semble-t-elle durable et suffisante ?

Édouard Balladur : Voilà plus de dix-huit mois que j’ai mis l’accent sur le niveau trop faible du dollar par rapport au couple franc-mark, et j’ai insisté sur le fait que, si le franc était surévalué, ce n’était pas par rapport au mark, mais par rapport au dollar. J’ai longtemps prêché dans le désert ; on me disait : comment faire monter le dollar et que proposez-vous ? J’observais que les dirigeants américains eux-mêmes préconisaient une hausse du dollar, et notamment le secrétaire au Trésor.

L’Express : Comment expliquer le réveil du dollar ?

Édouard Balladur : Les faits ont tranché : depuis deux ans, aux Etats-Unis, l’économie va bien, et même très bien, l’élection présidentielle a eu lieu, et le déficit budgétaire a été réduit et va l’être encore. L’économie européenne, allemande et française, va moins bien. Conséquence : baisse du franc et du mark face au dollar, mais baisse identique, et qui veut bien dire que tous ceux qui préconisaient n décrochage du franc face au mark se trompaient. Ils se trompaient techniquement et politiquement, car c’eût été le meilleur moyen de mettre à mal la coopération franco-allemande et de compromettre gravement la monnaie européenne.

Aujourd’hui, les choses se remettent en ordre dans les esprits : personne ne réclame plus la dévaluation du franc face au mark, grâce au ciel ! et tout le monde se réjouit de la hausse du dollar. C’est exactement ce que je souhaitais depuis près de deux ans.

L’Express : Dans un an, sauf dissolution, auront lieu les législatives : êtes-vous optimiste pour la majorité ?

Édouard Balladur : Je veux l’être, mais il appartient à la majorité d’être claire, d’avoir une attitude très lisible : quel projet pour la France et en quoi se distingue-t-il du projet socialiste ? C’est le fond des choses. Ce qui explique une bonne part de nos difficultés électorales actuelles, c’est que l’opinion ne voit pas très nettement les différences entre les uns et les autres, entre majorité et opposition.

L’Express : Vous-même, allez-vous au bout de vos audaces ? On a le sentiment que vous vous réfrénez !

Édouard Balladur : Non. L’objectif est défini clairement : ne pas nous crisper sur nous-mêmes, dans l’apologie de nos différences, accepter le changement. De toute façon il s’imposera, la question est de savoir s’il sera subi ou voulu. Nous avons besoin de réformes profondes, de nous mettre à l’école du reste du monde. Rien ne devra être exclu de cette révision fondamentale de nos structures et de nos habitudes. Y parviendrons-nous dans l’harmonie, la paix civile ? C’est tout l’enjeu de la politique française dans les années à venir.