Interviews de M. Jacques Toubon, ministre de la justice, à Europe 1 le 22 janvier 1997, France 2 le 24 et dans "Le Journal du dimanche" du 26, sur le programme de travail de la commission de réflexion sur la justice l'indépendance du Parquet et les affaires concernant le RPR.

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Intervenant(s) : 

Média : Europe 1 - France 2 - Le Journal du Dimanche - Télévision

Texte intégral

Europe 1 - mercredi 22 janvier 1997

J.-P. Elkabbach : Est-ce que je peux voir vos mains ?

Jacques Toubon : Oui, regardez-les.

J.-P. Elkabbach : Oui, parce que je veux savoir à quoi ressemblent les mains d’un architecte bâtisseur d’un des chantiers prioritaires de Jacques Chirac, la justice. Il vous a donné 5 ans pour rendre la justice plus claire, plus moderne, plus proche du justiciable. À partir de quand le citoyen verra-t-il les premiers effets de cette réforme ?

Jacques Toubon : Effectivement, ce sont les mêmes qui doivent construire, assez vite, mais avec beaucoup de délicatesse. Je vous ferai sur ce point une réponse très concrète : dès cette année, par exemple, nous allons avoir des changements en matière de procédure civile – et quand je dis « cette année », cela veut dire au printemps prochain – qui vont alléger, raccourcir, la procédure civile. Par exemple, nous allons proposer que, dans un certain nombre de cas, les jugements rendus en première instance par le Tribunal de grande instance puissent avoir une exécution immédiate, sans avoir à attendre l’appel. Voilà quelque chose qui va exactement dans le sens du président. Depuis 18 mois, nous avons engagé beaucoup de ces chantiers, par exemple pour définir les missions de la justice, par exemple lancer une grande consultation pour refaire la carte judiciaire qui n’a pas été refaite depuis 50 ans.

J.-P. Elkabbach : Elle sera refaite ?

Jacques Toubon : Je ferai en 1997 une consultation nationale auprès de tous les élus locaux, de toutes les forces vives, et en fonction de la synthèse de cette consultation, nous ferons progressivement les modifications nécessaires pour que, avec les mêmes moyens, nous fassions mieux et que, avec plus de moyens, nous fassions encore mieux.

J.-P. Elkabbach : Tous les gouvernements ont promis d’augmenter le budget de la justice. Combien faut-il pour réformer la justice ?

Jacques Toubon : C’est très difficile à évaluer. Ce que je peux dire, c’est que nous n’avons pas promis, nous l’avons fait : mon budget de 1996 est en augmentation, mon budget de 1997 est en augmentation, alors que tous les autres sont en diminution…

J.-P. Elkabbach : … c’est une petite somme !

Jacques Toubon : Oui, mais quand l’ensemble des dépenses publiques stagnent ou diminuent, cela veut dire qu’il y a une priorité pour la justice et nous allons, naturellement, après 1998, d’ici la fin du septennat, augmenter à la fois le nombre de postes, les moyens matériels, les constructions… C’est vrai qu’aujourd’hui, ce dont nous avons essentiellement besoin, c’est de plus de magistrats pour avoir un débit plus important des affaires, notamment dans les cours d’appel, et puis nous avons aussi besoin de nouvelles méthodes car la justice, comme vous le savez, vit à la fois de traditions – c’est justifié, pour qu’elle soit sereine – mais en même temps, elle doit se moderniser.

J.-P. Elkabbach : Avez-vous un engagement financier précis du Premier ministre ou de Bercy ?

Jacques Toubon : Non, nous allons faire ça naturellement dans le cadre du budget de 1998 et les suivants. Je ne peux pas le dire ce malin. Je sais simplement que quand le président de la République, comme il l’a fait avant-hier à la télévision, dit ce qu’il a dit, si j’ose dire, cela vaut instruction.

J.-P. Elkabbach : L’ambassadeur zaïrois qui a tué deux enfants à Menton sera-t-il poursuivi en France ?

Jacques Toubon : La décision prise par le président Mobutu, à la demande de Jacques Chirac, ouvre en réalité une situation nouvelle. D’un côté, cet ambassadeur était effectivement couvert par l’immunité diplomatique au moment de cet accident affreux. Mais, en même temps, tout le monde – et je dis bien « tout le monde » - a la volonté d’ouvrir les poursuites judiciaires et de les mener à bien. Je pense que nous pourrons le faire.

J.-P. Elkabbach : Quelle est la position du ministre de la justice à propos du Crédit Foncier ?

Jacques Toubon : Je suis scandalisé par cette séquestration, par ce kidnapping, et je suis d’autant plus scandalisé qu’il est avalisé par des personnages politiques et syndicaux fort importants, qui prennent en l’occurrence des positions irresponsables.

J.-P. Elkabbach : Vous ne pouvez rien faire, là ?

Jacques Toubon : Je pense que les dirigeants du Crédit Foncier, vraisemblablement, utiliseront des voies de droit qui sont les leurs, mais en tout cas moi je dis que ce ne sont pas des méthodes. Il y a un problème’ de fond qui est en fait la manière dont les socialistes, pendant des années, ont utilisé les institutions financières publiques…

J.-P. Elkabbach : … ce n’est pas le seul…

Jacques Toubon : Pour faire – en vérité c’est tout à fait clair – des affaires et des affaires qui ont mal tourné. C’est ce problème de fond qu’il faut traiter, c’est ce que fait le Gouvernement et J. Arthuis, mais ce n’est pas avec des méthodes de ce genre qu’on arrivera à un résultat.

J.-P. Elkabbach : Il faut revoir le plan du Gouvernement ?

Jacques Toubon : Il faudra faire en sorte que ses conséquences humaines soient les plus réduites possibles. C’est exactement la position du Gouvernement.

J.-P. Elkabbach : Beaucoup ont constaté que pe Président de la République parle maintenant de modifier, voire de supprimer le lien hiérarchique entre vous et le Parquet. C’est-à-dire qu’on ne vise plus d’emblée à couper le cordon entre l’un et l’autre…

Jacques Toubon : Non. Franchement, J.-P. Elkabbach, c’est une exégèse qui n’a pas lieu d’être. Le président de la République a exactement la même position cette semaine qu’il avait il y a un mois ou un mois et demi lorsqu’il a fait l’émission de réponse aux Français. En réalité, il faut se référer à ce qu’il a dit hier en installant la commission présidée par P. Truche. Il a dit très clairement « étudiez les implications d’une hypothèse dans laquelle on coupe le lien entre le Parquet et le Gouvernement »

J.-P. Elkabbach : Quel est l’avis de Jacques Toubon à titre personnel ?

Jacques Toubon : Vous qui êtes un homme qui suivez de très près l’actualité, notamment celle qui concerne les questions de société – c’en est une – il y a 10 ans que je suis partisan, pour ma part, non seulement de couper le lien entre le Parquet et le Gouvernement – mais ça c’est le petit bout de la lorgnette – mais de refonder l’institution judiciaire sur de nouveaux principes. Ceux que nous appliquons aujourd’hui remontent à la Révolution. La question, et c’est la question qui est posée à la commission installée hier, est : est-ce qu’à la fin du XXe siècle, il faut continuer à appuyer la justice et la faire dépendre de la souveraineté nationale, c’est-à-dire de ceux qui l’incarnent, pouvoir législatif, pouvoir exécutif, ou faut-il au contraire lui donner un autre fondement, autonome ? Le pouvoir de juger, a-t-il un autre fondement ? C’est une question…

J.-P. Elkabbach : Lequel ?

Jacques Toubon : Cela peut être l’élection des juges, cela peut être leur compétence, cela peut être un organisme indépendant J’avais en 1989 fait des propositions, par exemple, pour créer aux côtés du garde des Sceaux un chancelier de la justice. Il y a beaucoup de formules, ce que je crois c’est qu’il ne faut pas s’arrêter à des questions politiciennes ou instrumentales. Il faut aller au fond des choses. C’est la seule façon J.-P. Elkabbach, que d’ici quelques années, l’ensemble des Français se retrouvent, se reconnaissent autour d’une justice incontestée.

J.-P. Elkabbach : Tout est ouvert alors ?

Jacques Toubon : Tout est ouvert et c’est le but de cette réflexion. C’est-à-dire que la justice quotidienne aille plus vite, que ce soit moins cher, que ce soit plus clair, comme Jacques Chirac l’a dit avant hier soir, c’est cela l’essentiel et c’est cela le plus urgent.

J.-P. Elkabbach : Au passage, dans cette commission, il n’y a que des experts et pas un politique alors ?

Jacques Toubon : C’est volontaire.

J.-P. Elkabbach : Il y a une sorte de suspicion sur les politiques ?

Jacques Toubon : Pas du tout. Chacun son travail. La commission de réflexion est composée en gros de personnes qui s’y connaissent dans le domaine juridique et judiciaire et de personnes que j’appellerais des intellectuels de manière générale. Ils vont réfléchir, ils vont faire des propositions. Lorsque le Gouvernement aura reçu ces propositions, il les traduira ensuite en projet et ces projets seront examinés par les politiques et notamment par le Parlement.

J.-P. Elkabbach : À propos de la présomption d’innocence dont la plupart reconnaissent l’utilité, l’urgence et la nécessité, certains se demandaient si l’objet n’était pas de réduire la presse au silence ?

Jacques Toubon : Étudier aujourd’hui comment respecter la présomption d’innocence, c’est chercher comment concilier le droit d’informer, qui est irréfragable, irréductible, et de l’autre côté la dignité humaine, le droit de la personne et l’harmonie sociale qui sont également – vous en conviendrez – indispensables.

J.-P. Elkabbach : On ne peut le respecter aujourd’hui de tout façon ?

Jacques Toubon : Aujourd’hui, il est clair que l’on est dans un système déséquilibré. Il faut chercher comment le rééquilibrer sans mettre en cause l’un des deux paramètres et en particulier, le droit d’informer qui est une donnée de notre vie d’aujourd’hui et absolument irréductible.

J.-P. Elkabbach : Les gens ont fini par être assurés du fait qu’un ministre de la justice, vous, et avant vous d’ailleurs, est d’abord là pour étouffer les affaires politiques de ses amis.

Jacques Toubon : C’est une vision totalement déformée. J’ai déjà dit et je le répète, il suffit de venir me voir travailler dans mon bureau tout une journée pour se rendre compte que 99 % de mon temps est consacré au fonctionnement de la justice quotidienne.

J.-P. Elkabbach : Les affaires politiques iront-elles jusqu’au bout ?

Jacques Toubon : J.-P. Elkabbach, si l’on veut tourner la page des affaires, eh bien, il n’y a qu’une seule chose à faire : que la justice passe.

J.-P. Elkabbach : On peut, un jour, tourner la page des affaires ?

Jacques Toubon : La justice ne s’occupe pas de ceux qui ne doivent pas être poursuivis. S’ils doivent, de fait, être poursuivis alors ils seront poursuivis. Il faut que la justice passe, il faut que les lois soient bonnes, il faut que la justice soit incontestée et sereine. Et pour ça, il est tout à fait clair que ce que Jacques Chirac a engagé, c’est-à-dire faire en sorte que la justice aille mieux et plus vite et d’autre part, que tout le monde se reconnaisse dans ses principes, est indispensable. Aujourd’hui, quel est le problème ? Les Français ne savent pas quelle justice ils veulent. Jacques Chirac leur dit mettons-nous d’accord tous ensemble sur la justice que nous voulons pour l’an 2000.

 

France 2 - vendredi 24 janvier 1997

G. Leclerc : M. Papon renvoyé devant les assises pour complicité de crime contre l’humanité. C’est la fin de l’oubli de l’accusation, un procès politique pour M. Papon. Quelle est votre réaction en tant que ministre ?

Jacques Toubon : Ma réaction, c’est d’abord de bien expliquer ce qui a été fait hier. La Cour de cassation a pris une décision sur le plan du droit. Elle a dit que la décision renvoyant M. Papon devant la Cour d’assises de la Gironde était une décision qui était justifiée juridiquement, c’est-à-dire que la qualification de crime contre l’humanité était exacte. Voilà ce qu’a fait la Cour de cassation, elle n’a pas jugé. Maintenant, après cette décision, la Cour d’assises de la Gironde se réunira pour juger M. Papon, c’est-à-dire le jury populaire, la justice populaire. Naturellement, moi, en tant que garde des sceaux, je n’ai aucun commentaire à faire car je ne veux en aucune façon influer sur les débats et sur la décision dans un procès qui sera naturellement très important et sûrement très difficile.

G. Leclerc : Les faits remontent à 54 ans, la procédure a duré 16 ans, est-ce qu’on peut, maintenant, au moins penser que tout sera fait pour que le procès ait lieu rapidement et dans les meilleures conditions ?

Jacques Toubon : C’est la caractéristique exceptionnelle – unique d’ailleurs des crimes contre l’humanité. Ils sont considérés comme imprescriptibles, c’est-à-dire que l’on peut toujours les poursuivre, à tout moment, quelle que soit la date à laquelle ils ont été commis. Cela a été décidé par les Nations unies pour qu’aucun crime barbare ne puisse être oublié. Le procès sera naturellement un procès qui portera sur l’histoire. Et ce que j’espère, c’est que la justice sera en quelque sorte à la hauteur de l’événement et de son enjeu.

G. Leclerc : Aura-t-il bien lieu à l’automne prochain ?

Jacques Toubon : Dans l’état actuel des choses, les procédures préalables en quelque sorte sont achevées. La décision de la Cour de cassation hier fait qu’effectivement, désormais, le procureur général de Bordeaux peut audiencer cette affaire aux assises de la Gironde.

G. Leclerc : Vous devez être un ministre heureux puisque votre réforme de la Cour d’assises a été adoptée à l’unanimité en première lecture. Il y a quand même une interrogation, au moins sur la mise en forme écrite des raisons qui ont conduit les jurés à prendre leur décision. On dit que c’est inapplicable ?

Jacques Toubon : En réalité dans cette réforme, il y a deux éléments très importants : le premier est qu’alors que depuis 1791, quand vous avez commis un crime, vous êtes jugé une seule fois et c’est fini. Il y aura cette fois un appel, une seconde chance, un second examen comme pour tous les autres délits. C’est le point le plus important. Le deuxième point est que j’ai souhaité, et je crois que tout le monde le souhaite avec moi, que les décisions – qui sont prises par le tribunal en première instance ou par la Cour d’assises en appel – soient expliquées. Pourquoi a-t-on décidé de déclarer telle personne coupable, de lui infliger à ce moment-là telle ou telle peine ou au contraire a-t-on décidé de l’acquitter ? Aujourd’hui, on répond simplement aux questions en disant : « Est-il coupable ? Oui ou non ? Telle peine ou non ? » Je crois que non seulement c’est réalisable mais c’est absolument indispensable si on veut que la justice soit compréhensible et plus proche donc des citoyens. Surtout dans un domaine où l’on inflige des peines tout à fait considérables. Ou bien, au contraire, on peut acquitter quelqu’un alors que l’opinion générale pense au contraire qu’il est coupable.

Bien sûr que l’on ne va pas faire une motivation, comme on peut le faire devant certains tribunaux spécialisés avec des pages et des pages « attendu que », « attendu que ». Ce n’est pas la Cour de cassation ! Mais en revanche, on pourra dire, par exemple : « Nous avons décidé de répondre oui à la question » est-il coupable ? « Pourquoi ? Parce qu’au cours du procès, tels faits, tels témoignages nous ont convaincus qu’il fallait le faire. » Ou au contraire : « Nous avons décidé le contraire parce que nous avons entendu tel témoignage, telle preuve qui semblent le disculper. C’est vraiment les raisons pour lesquelles le jury a décidé de juger. »

G. Leclerc : La commission Truche est donc au travail. Un point particulier pose problème, celui de l’indépendance du Parquet. On dit clairement que le ministre de la justice n’y est pas très favorable.

Jacques Toubon : Attendez, je crois qu’il ne faut pas confondre « autour » et « alentour. » Depuis dix ans, moi, je suis personnellement favorable en réalité à l’indépendance du Parquet. Mais je suis surtout favorable – j’ai fait des propositions écrites dans ce sens en 1989 – à une autre organisation de la justice, c’est-à-dire à des principes nouveaux modifiant ceux qui ont été adoptés il y a maintenant plus de 200 ans sous la Révolution française. En réalité, c’est ça, le débat de la Commission Truche. Bien entendu, en tant que garde des sceaux, c’est-à-dire gardien des institutions, j’ai déclaré encore récemment qu’il fallait appliquer les règles, la Constitution telle qu’elle était, c’est-à-dire une justice qui dépende de l’État et de la souveraineté nationale, et donc en partie du Gouvernement. Mon opinion personnelle est faite depuis longtemps. Ce dont je me réjouis, c’est que le président de la République ait pris position, non pas dans un sens ou dans un autre, mais qu’il ait dit « À la fin du XXe siècle, il faut un débat essentiel el une réflexion générale sur le fondement du pouvoir de juger. » Ce fondement est-il la souveraineté nationale comme c’est le cas depuis 200 ans, ou bien ce fondement peut-il se trouver dans l’État de droit ou autre chose ? C’est ça, le débat. Cela veut dire que cette réforme, comme Jacques Chirac l’a dit, est aussi importante que les trois ou quatre autres réformes essentielles : la défense, la Sécurité sociale, la fiscalité, qui seront faites pendant ce septennat.

G. Leclerc : La présomption d’innocence : il y a un soupçon. Vous voulez museler la presse et étouffer les affaires ?

Jacques Toubon : La réflexion sur la présomption d’innocence, c’est comment concilier deux exigences qui chacune de leur côté sont absolues : l’une, c’est le droit d’informer – il est irréductible : on sait très bien que nous vivons dans une société de l’information – et de l’autre, une autre exigence absolue qu’on oublie trop souvent : le droit individuel de chaque personne à la dignité, à la protection de son honneur, à l’harmonie sociale, car on ne peut pas se mettre à soupçonner tout le monde. Donc, il faut concilier les deux. La réflexion que nous avons engagée porte là-dessus. Mais il n’est pas question de dire que nous allons, dans cette affaire, supprimer le droit d’informer, ou le limiter.

G. Leclerc : Vous n’étoufferez pas les affaires ?

Jacques Toubon : Naturellement non, puisque, de toute façon, aujourd’hui, nous sommes dans une société qui vit d’abord du spectacle qu’elle se donne à elle-même, du miroir qu’elle se tend en permanence. Dans ce domaine comme dans tant d’autres, on ne va pas changer, à la fin du XXe siècle, notre société, au contraire. Tout cela est fait pour adapter la justice aux besoins contemporains.

 

Le Journal du Dimanche - 26 janvier 1997

Le Journal du Dimanche : Récemment, vous vous disiez hostile à la rupture du lien entre le parquet le pouvoir politique. L’initiative présidentielle vous fait-elle changer d’avis ?

Jacques Toubon : C’est l’inverse ! Cela fait quinze ans que je m’évertue à dire qu’il faut changer la place de la justice dans l’architecture des institutions. Cette opinion a toujours été minoritaire. Comme garde des sceaux, j’applique la loi et la constitution telles qu’elles sont. Le président considère aujourd’hui que la question mérite d’être posée. J’en suis très content.

Le Journal du Dimanche : Cette commission ne va donc pas vous éclairer vous-même ?

Jacques Toubon : Mon opinion est faite depuis longtemps dur la nécessité de refonder le pouvoir de juger. Ce n’est que mon opinion et j’attends les conclusions de la commission.

Le Journal du Dimanche : Ne s’agit-il pas d’une relance politique du septennat ?

Jacques Toubon : Non. C’est un problème de fond, pas une relance conjoncturelle. Jacques Chirac a intégré la justice parmi les quatre ou cinq grands domaines qu’il veut réformer en profondeur.

Le Journal du Dimanche : Mais le pouvoir politique a de moins en moins de pouvoir. Faut-il le démunir encore davantage ?

Jacques Toubon : C’est toute la question des missions de l’État dans les domaines régaliens. Peut-on les garantir à la fin du XXe siècle sans toucher à l’architecture existante ? Cela fait vingt ans par exemple que l’on parle de supprimer le service militaire obligatoire. Chirac l’a fait. De même pour la justice : doit-on continuer à la rendre au nom de l’État incarnant la souveraineté nationale. Ou au nom de l’« état de droit » dont la justice tirerait elle-même sa propre légitimité ? Il faut y réfléchir sans tabous, ne pas se prosterner devant les idoles.

Le Journal du Dimanche : On soupçonne le président de vouloir se sortir ainsi des affaires politico-financières.

Jacques Toubon : Stupide ! On ne va sortir de rien du tout ! Pendant la réflexion, la justice continue, il y a des procédures en cours, des juges chargés de les conduire. Il n’y a aucune interférence.

Le Journal du Dimanche : Mais quand même, quelle mouche l’a piqué ?

Jacques Toubon : Cela faisait des années que nous en parlions et que nous étions en désaccord. Quand le président m’a nommé place Vendôme, il m’a dit : gardez vos idées « farfelues » ! Depuis, il a évolué et, conscient de la situation exacte de la justice, a estimé qu’une forme de révolution ne devait pas être récusée a priori. C’est d’ailleurs le propre de sa fonction que de fixer le champ des débats et des enjeux, de refuser les tabous et les préjugés. Le président sait que la justice intéresse beaucoup les Français. Elle est symbolique, emblématique et importante dans leur vie quotidienne. Parler aux gens de ce qui les intéresse, ce n’est pas allumer un contre-feu.

Le Journal du Dimanche : Les juges italiens sont-ils un repoussoir ou un exemple ?

Jacques Toubon : Ni l’un ni l’autre. L’Italie n’a pas fait ce type de réflexion sur le fondement du pouvoir des juges avant de changer la situation du parquet.

Le Journal du Dimanche : L’avis de la commission liera-t-il le Gouvernement ?

Jacques Toubon : Pas plus que celui de n’importe quelle autre commission, bien que, en raison de sa diversité et de ses compétences, elle ait un poids particulier. Et le président l’a voulu ainsi.

Le Journal du Dimanche : Comment ses membres ont-ils été choisis ?

Jacques Toubon : À titre purement personnel. Chaque membre ne représente que lui-même. Ni syndicat ni organisation professionnelle. J’ai mis au point la liste avec le président et le Premier ministre et m’en suis entretenu avec Pierre Truche.

Le Journal du Dimanche : On dit d’eux qu’ils sont plutôt hostiles à l’indépendance du parquet ?

Jacques Toubon : Qu’en savez-vous et comment faire autrement ? Une commission composée de membres favorables à l’indépendance du parquet aurait été une escroquerie intellectuelle, alors que le monde de la justice est en grande majorité pour le maintien des principes actuels. Mais Pierre Truche m’a dit : « Nous devons nous laver le cerveau » et l’a répété au président à Élysée.

Le Journal du Dimanche : La majorité RPR-UDF voterait-elle l’indépendance du parquet ?

Jacques Toubon : À l’évidence, s’il s’agissait d’un texte modifiant tel ou tel aspect du système des nominations, du code de procédure pénale ou autre, ce serait « niet ». Mais sur une proposition d’ensemble, pour quoi pas.

Le Journal du Dimanche : Dans l’hypothèse où ce texte serait voté, comment se passerait la transition ?

Jacques Toubon : Nous n’en sommes pas là, elle reste à définir.

Le Journal du Dimanche : Une amnistie serait-elle envisageable ?

Jacques Toubon : Comment pouvez-vous imaginer pareille chose ? les procédures se poursuivront sous l’empire de la loi en vigueur lors de leur ouverture.

Le Journal du Dimanche : On vous soupçonne encore de vouloir surtout durcir le secret de l’instruction.

Jacques Toubon : Franchement, cela n’a pas de sens, il faut concilier deux principes irréfragables : le droit d’informer et la garantie de la dignité des personnes. Il n’y a pas d’arrière-pensée, seulement le vœu que la présomption de culpabilité soit acquise le plus le plus tard possible, quand elle est avérée.

Le Journal du Dimanche : Avérée comment ?

Jacques Toubon : Quand peut être démontré, contradictoirement, un faisceau de charges convergentes.

Le Journal du Dimanche : Jureriez-vous que les journalistes pourront continuer de travailler ?

Jacques Toubon : Je n’ai rien à promettre. Dans ces affaires de justice et de procédure pénale, simplement on ne peut pas nier l’évidence : le droit et la nécessité d’informer.

Le Journal du Dimanche : Êtes-vous favorable à la levée du secret de l’instruction, par exemple au moment de la mise en examen ?

Jacques Toubon : J’ai longuement réfléchi à tout ça. En 1989, j’ai proposé qu’une personne puisse faire appel de sa mise en examen et qu’à cette occasion, un collège confirme ou infirme la décision du juge d’instruction, à l’issue d’un débat public, en présence du juge d’instruction, du parquet et de la défense. Cela aurait l’avantage de faire entendre la défense et, peut-être, d’éviter des mises en examen insuffisamment fondées.

Le Journal du Dimanche : À combien chiffrez-vous les besoins de la nouvelle justice chère au président ?

Jacques Toubon : Je me refuse à faire la moindre évaluation. Le président pèsera de tout son poids dans les arbitrages budgétaire, mais soyons réalistes : le budget de 1998 ne peut être celui de 1970. Les contraintes sont plus fortes et la priorité pour la justice plus affirmée.

Le Journal du Dimanche : Êtes-vous déçu par l’enterrement de votre projet de loi sur le racisme ?

Jacques Toubon : Non, car je n’ai pas renoncé. C’est un texte nécessaire et opportun et qui, à mes yeux, ne peut qu’aboutir, quelles que soient les contingences.

Le Journal du Dimanche : D’aucuns vous voient en prochain maire de Paris.

Jacques Toubon : L’avenir appartient aux circonstances et à d’autres que moi. Et le poste n’est pas vacant. Jean Tiberi, en tant que maire de Paris, est très clairement le chef de la majorité, aux municipales comme aux législatives. La seule question, pour nous, est de savoir comment résister à une opposition qui peut se montrer menaçante ici ou là mais reste stérile sur le fond de ses critiques.

Le Journal du Dimanche : Les Belges vous reprochent de couvrir Serge Dassault et de faire obstacle à la coopération judiciaire internationale.

Jacques Toubon : Nous coopérons dans le respect de la loi et des conventions internationales mais chaque État est souverain pour décider de ses intérêts fondamentaux. Personne ne peut nous donner de leçons.