Interview de M. Jacques Toubon, ministre de la justice, dans "Le Figaro Magazine" du 21 décembre 1996, sur le programme de travail de la commission de réflexion sur la justice, notamment le rôle du parquet, le secret de l'instruction et la présomption d'innocence.

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Circonstance : Annonce par le président Chirac le 21 décembre 1996 de la prochaine mise en place d'une commission de réflexion sur la justice

Média : Le Figaro Magazine

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Le Figaro Magazine : Jacques Chirac a ouvert, lors de son intervention télévisée, un grand chantier : la justice. Vous parlez de vraie révolution. Quand le Président et vous-même vous êtes-vous convaincus de la nécessité de couper le lien entre le parquet et la chancellerie ?

Jacques Toubon : Il y a des années que nous en discutons entre nous. Alternativement, nous nous sommes trouvés convaincus qu’il fallait aller dans ce sens, ou au contraire qu’il ne fallait pas le faire.

L’expérience des derniers dix-huit mois nous a amenés à penser qu’il fallait, à la fin du XXe siècle, définir un nouveau fondement à la justice. Le problème devant lequel nous sommes n’est pas celui de l’indépendance du parquet, ce n’est pas celui de la présomption d’innocence, c’est celui, à la fin du XXe siècle, deux cents ans après la Révolution française, de la place de la justice, dans la société.

Le Figaro Magazine : Jacques Chirac vous avait prévenu de son annonce ?

Jacques Toubon : Il m’en a parlé dans les jours qui ont précédé. Il m’a dit, comme ça se passe toujours dans ces cas-là : voilà, j’ai envie de dire ça, qu’est-ce que vous en pensez ? J’ai seulement proposé quelques modifications. Contrairement à ce qu’on pense, les hommes d’État ont des idées eux-mêmes. C’est rarement les conseillers qui donnent les idées aux hommes d’État.

Le Figaro Magazine : Quel est le calendrier de la réforme ?

Jacques Toubon : Il faut que la commission commence à travailler début janvier. Je compte lui donner environ six mois, c’est-à-dire qu’il faudrait qu’elle remette son rapport à la veille des vacances, à la fin du mois de juin. Ensuite, la longueur du chantier sera très variable suivant l’ampleur des conclusions de la commission. Celle-ci devra être nommée avant la fin de l’année, et le président de la République l’installera début janvier.

Le Figaro Magazine : Sans doute avec Pierre Truche à sa tête ?

Jacques Toubon : Je ne peux pas dire qui sera son président, c’est une question qui reste ouverte.

Le Figaro Magazine : Il faudra sans doute changer la Constitution. Est-ce que ça pourrait être l’occasion d’un référendum ?

Jacques Toubon : Il est clair qu’un certain nombre d’hypothèses de travail de la commission peuvent comporter la transformation de l’autorité judiciaire de la Constitution de 1958 en un véritable pouvoir judiciaire et changer la relation entre les trois pouvoirs, le législatif, l’exécutif et le judiciaire nouvellement institué. C’est donc effectivement du niveau de la Constitution. Cela relève de ce que l’article 11 de la Constitution, ancien modèle, appelle l’organisation des pouvoirs publics. Cela pourrait parfaitement faire l’objet d’un référendum.

Le Figaro Magazine : Certains observateurs ont fait le lien entre la multiplication des procédures judiciaires touchant le RPR et cette annonce de Jacques Chirac. Est-ce une diversion ? Cette annonce est-elle de nature à détendre le climat avec les juges ?

Jacques Toubon : C’est une vision complètement politicienne et polémique des choses. Parce que, en fait, le problème du parquet ne se pose pas principalement et, contrairement à ce qu’on pense, pour les affaires sensibles. Du fait de la réforme constitutionnelle de 1993 et de l’évolution de la société – comme des mentalités chez les magistrats du parquet –, l’indépendance d’esprit des procureurs généraux et des procureurs est quasiment totale. La médiatisation aidant, il n’existe pas en réalité de possibilité pour le pouvoir de faire pression, d’obliger tel ou tel parquetier à faire ce qu’il n’a pas envie de faire. C’est une vision des choses que j’appellerais de « Pieds Nickelés », que de considérer la réponse du président de la République comme liée aux affaires sensibles. C’est pour la justice pénale de tous les jours qu’une éventuelle organisation nouvelle de la justice changerait le plus la situation actuelle.

Le Figaro Magazine : Est-ce qu’il est question d’une « amnistie » pour les procédures judiciaires entamées sous l’ancien système ?

Jacques Toubon : Je crois que ça n’a strictement rien à voir. La question de l’amnistie se pose quand on fait intervenir une nouvelle législation. On considère que ça efface le passé. C’est une formule tout à fait acceptable sur le plan théorique. Malheureusement, dans l’état actuel de l’opinion publique, elle est considérée comme moralement inadmissible. Les socialistes l’ont éprouvé en 1990.

Deuxièmement, il y a un principe constitutionnel qui veut que, quand on vote une loi de droit pénal ou une loi de procédure pénale plus douce, moins sévère, cette loi s’applique immédiatement. On appelle ça de l’amnistie, mais ce n’est pas du tout de l’amnistie, c’est l’application d’un principe constitutionnel.

Enfin, troisièmement, la position du parquet par rapport au gouvernement n’a strictement rien à voir avec les affaires en cours. Les informations judiciaires sont entre les mains d’une juge d’instruction.

Le Figaro Magazine : Des objections ont été émises contre la rupture du lien entre le parquet et la chancellerie, notamment le risque de l’émergence d’un pouvoir judiciaire avec des procureurs sans réelle légitimité démocratique et qui seraient livrés à eux-mêmes. Comment les contrôler et uniformiser la politique pénale sur le territoire ?

Jacques Toubon : Toutes les interrogations qui se sont fait jour chez certains hommes politiques, magistrats, avocats, depuis que Jacques Chirac a parlé, sont parfaitement légitimes, parce que décider la suppression du lien de subordination du parquet au gouvernement, c’est en fait revenir sur la justice telle qu’elle a été définie en 1789, au moment de la Révolution. En 1789, pour réagir contre les parlements qui étaient devenus omnipotents, on a décidé que la justice dépendrait du pouvoir démocratiquement élu. Si la justice n’est plus dans la dépendance du pouvoir politique élu, la question qui se pose immédiatement est : mais alors de qui dépend-elle ? Elle ne peut plus dépendre de Dieu comme au Moyen Âge. Elle ne dépend plus du roi parce qu’il n’existe plus, ni du seigneur parce que, s’il en existe encore quelques-uns, ils ne sont plus vraiment féodaux. Peut-elle dépendre d’elle-même ?

La justice peut-elle trouver en elle-même son propre fondement dans un système d’autogestion qui serait défini par la compétence, ou bien trouvera-t-elle sa légitimité dans l’élection des juges eux-mêmes ?

Le Figaro Magazine : Quelle est votre préférence ?

Jacques Toubon : Je n’ai pour le moment aucune préférence, je suis totalement ouvert à toutes ces hypothèses. Je dis simplement qu’on ne peut pas s’arrêter, comme le voudraient certains hommes politiques totalement ignorants ou, je dirais, tendancieux, à « parquet dépendant » ou « parquet pas dépendant ». Il faut aller jusqu’au fond de cette question : quel est le fondement du pouvoir de juger et quelle est la responsabilité du juge. Il est clair que la formule « Au nom du Peuple français », qui a cours depuis deux cents ans, est une formule qui ne résume plus aujourd’hui complètement la situation. À l’orée du XXIe siècle, il n’y a pas de raisons de ne pas faire pour la justice ce que l’on fait par exemple pour la défense nationale. Est-ce qu’abandonner la conscription n’est pas aussi une révolution très grande ?

Le Figaro Magazine : Dans un nouveau système, le juge d’instruction ne deviendrait-il pas inutile ? La police judiciaire doit-elle être rattachée au parquet ?

Jacques Toubon : Si le parquet est indépendant, il est évident que l’on aura moins de réticences à lui confier des pouvoirs d’enquête que l’on pouvait en avoir lorsqu’il était dépendant. Mais en sens inverse, on peut dire qu’à partir du moment où le parquet change de position, il y a moins de risques à conserver un juge d’instruction comme on le voit aujourd’hui, omnipotent, surpuissant. Il ne faut pas dire avec cet esprit de système qui caractérise bien les Français, « dépendance du parquet, juge d’instruction, système inquisitoire », et « indépendance du parquet, pas de juge d’instruction, système accusatoire ».

Ce qu’il faut surtout, c’est que nous adoptions, en matière de procédure pénale, un système moderne et cohérent, compris par les citoyens avides de liberté, dans lequel les dispositions du Code soient conformes aux principes du Code. Alors qu’à l’heure actuelle, nous avons un Code dans lequel bien des dispositions sont en contradiction avec les principes que l’on a proclamés.

Le Figaro Magazine : Un mot sur la police judiciaire. Faut-il la rattacher au parquet plutôt qu’à l’Intérieur ?

Jacques Toubon : Non. Que la police judiciaire soit administrativement rattachée à l’un ou à l’autre ministère ne change rien. Elle est dans sa mission judiciaire sous l’autorité d’un juge, qu’elle soit administrativement au ministère de la Justice ou au ministère de l’Intérieur. Ça ne changera rien.

Le Figaro Magazine : L’idée de départ, je crois, du chef de l’État était d’obtenir un meilleur respect de la présomption d’innocence. Qu’envisagez-vous pour cela ? Le rapport Rassat servira-t-il de base aux réflexions de la commission ? Le respect du secret de l’instruction ne passe-t-il pas forcément par une moindre liberté de la presse ?

Jacques Toubon : Il ne faut pas lier présomption d’innocence et secret de l’instruction. Le secret de l’instruction est d’abord fait pour que les investigations soient efficaces. La présomption d’innocence, elle, relève de beaucoup d’autres éléments et en particulier du choix du moment de la procédure où une personne est mise en cause. Est-ce qu’une personne est mise en cause lorsque les investigations sont très avancées, et donc les charges déjà constituées, ou est-ce qu’au contraire, comme dans notre système, une personne est mise en cause tout à fait au début et qu’ensuite on développe les investigations ? À partir du moment où une information existe, c’est-à-dire que quelqu’un est mis en examen, un journal en fera état. À partir du moment où il en fait état, ceux qui lisent le journal en tirent un certain nombre de conséquences et, il faut bien le dire, une sorte de présomption de culpabilité. La question est donc de savoir quand on fait cette mise en examen. Je crois qu’il faut la faire le plus tard possible.

Quant au rapport de Michelle-Laure Rassat, il me sera remis dans son état définitif, à la fin du mois de janvier. Il donnera lieu à une vaste concertation pendant toute l’année 1997, portant sur la refonte d’ensemble du Code de procédure pénale, ce qui est donc différent du travail que va faire la commission. À la fin de 1997, on fera une synthèse et le gouvernement établira un avant-projet de loi.

Le Figaro Magazine : Il n’y a pas de bonne justice sans moyens financiers ; votre budget va-t-il être amélioré l’année prochaine ?

Jacques Toubon : Dans l’intervention du président de la République il y a eu deux parties. Le Président a évoqué d’une part les fondements de la justice – c’est la commission – et, d’autre part, la justice au quotidien qui, pour nos concitoyens, ne fonctionne pas de façon satisfaisante. Sur ce point, le Président a promis des moyens supplémentaires dès l’an prochain. Nous les aurons.

Le Figaro Magazine : En Corse, allez-vous donner pour instruction au parquet de se montrer implacable envers les terroristes ?

Jacques Toubon : Je le fais depuis dix-huit mois. Les derniers résultats prouvent que notre volonté politique l’emporte. Je ne crois pas à l’escalade dans les représailles. Nous sommes à un tournant, et une période douloureuse va se clore d’ici peu.

Le Figaro Magazine : Alain Juppé vient d’écrire un livre où il montre sa sensibilité aux critiques. Vous-même, avez-vous le sentiment d’en prendre parfois injustement « plein la gueule » ? Auriez-vous aimé écrire un livre de même nature ?

Jacques Toubon : Moi ? Non. Je comprends la démarche d’Alain Juppé, mais nous sommes sans doute différents, je suis moins littéraire qu’Alain. Quand on fait de la politique, je considère qu’il ne faut pas espérer être aimé, respecté seulement. Lorsqu’on agit, on ne fait pas plaisir à tout le monde. L’homme politique doit avoir deux qualités pour résister : une excellente santé physique et mentale, et un caractère « secondaire », sans réaction immédiate. C’est difficile, mais c’est l’honneur du métier.