Déclaration de M. Franck Borotra, ministre de l'industrie de la poste et des télécommunications, sur l'état d'avancement des directives européennes concernant le service public et sur les principes réglant l'évolution du service public en France face à l'ouverture européenne, Paris le 26 novembre 1996.

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Intervenant(s) : 
  • Franck Borotra - Ministre de l'industrie de la poste et des télécommunications

Circonstance : Colloque organisé par l'ENA intitulé "Exception française, exigence européenne" à Paris le 26 novembre 1996

Texte intégral

Le service public est une composante de notre modèle social, sinon européen, en tous les cas français. Le président de la République l’a rappelé le 27 mars dernier : « Il faut reconnaître la vocation particulière des services publics, qui jouent un rôle irremplaçable et qui doivent être protégés d’une application excessive et indiscriminée des règles de la concurrence. »

Le service public correspond à une certaine conception du rôle et de la responsabilité de l’État parce qu’au travers de l’accès de tous, dans des conditions identiques et à des prix abordables, à des services qui sont indispensables à la vie quotidienne, le service public est un des éléments de la cohésion sociale de notre pays. Si la France a un attachement au service public, ce n’est pas seulement par tradition ; c’est parce que cela correspond à l’idée que l’on se fait de l’organisation de la société française et de la République.

Une méthode : pragmatisme et subsidiarité

Il ne s’agit pas d’imposer un quelconque statu quo qui serait paralysant, mais de conduire une évolution maîtrisée et qui respecte nos priorités ; une approche pragmatique, secteur par secteur, reposant sur une analyse des missions de service public.

Nous ne souhaitons pas imposer de modèle, mais nous refusons aussi de nous faire imposer le modèle des autres : pas de dogmatisme, pas d’ultralibéralisme, pas non plus de dérive minimaliste.

Modifier le traité de Rome

Modifier l’article 90 du traité m’apparaît indispensable pour rééquilibrer le droit communautaire qui part d’un principe unique, la concurrence, ignorant la légitimité de l’action publique. Le gouvernement français a déposé une rédaction visant à préciser le contenu de l’article 90 et à marquer l’importance pour l’Union du développement des services publics.

La CIG permettra-t-elle de modifier les traités ? Bien sûr, il faudra le négocier avec les partenaires, et chacun sait que l’objet de la CIG est avant tout institutionnel ; par ailleurs, le débat a progressé au niveau communautaire, grâce aux efforts de nombreux pays. La Commission elle-même a évolué sur le sujet et proposé elle-même une modification des traités, consistant à élargir les missions de l’Union aux services universels et services d’intérêt général.

À ce jour, une majorité d’États se dégage pour considérer que la proposition de la Commission, qui a été reprise à son compte par la présidence irlandaise, est insuffisante. Seuls quatre pays sont hostiles à cet amendement. Il ne faut donc pas désespérer.

Les directives sectorielles

En matière de télécommunications, des réformes lourdes ont été engagées par le gouvernement avec la transposition de la directive sur la concurrence pour le 1er janvier 1998, la création du régulateur indépendant et la modification du statut de France Télécom.

Comment l’introduction de la concurrence va-t-elle se passer ? De nouveaux opérateurs vont apparaître, à l’initiative d’entreprises privées ou publiques (comme la RATP). Certains sont déjà là, notamment sur les téléphones mobiles. L’Autorité de régulation sera en place le 1er janvier 1997 pour contrôler les conditions de cette concurrence. L’une des premières décisions lourdes sera l’établissement des tarifs d’interconnexion. C’est le ministre chargé des Télécommunications qui continuera de fixer les règles du jeu et de contrôler le service public et le service universel : l’État veillera au maintien du service universel et à son évolution.

Les tarifs des ménages vont-ils baisser ? Dans ce débat techniquement compliqué, il faut retenir que l’introduction de la concurrence se traduira par l’élargissement de la palette tarifaire aux entreprises et aux particuliers. Elle se fera dans le cadre d’une baisse générale des tarifs due aux gains de productivité. Ainsi, en juillet dernier, les tarifs longue distance ont été abaissés pour tous.

Comment va évoluer l’emploi à France Télécom ? Grâce à la mesure de congé de fin de carrière qui a été adoptée, le volume des embauches de jeunes va tripler l’année prochaine. Par ailleurs, le statut des personnels fonctionnaires et leur retraite sont garantis par l’État.

En matière d’électricité, le projet de directive a été adopté en juin dernier en Conseil des ministres européen. La transposition du projet de directive en droit français est maintenant à l’étude. Nous allons attendre le vote du Parlement européen, et étudier soigneusement les dispositions de législation et de réglementation à prendre et leur calendrier.

Dans le texte, il faut bien comprendre que le concept d’acheteur unique est une vraie alternative à l’accès des tiers au réseau. C’est aux États membres qu’il appartient, dans le cadre de la subsidiarité, de définir les acheteurs éligibles. C’est une garantie pour la protection des obligations de service public, qui sont d’ailleurs expressément citées dans les « considérant » du projet de directive.

Il faut bien voir que, à l’initiative de la France, c’est la première fois que les mots « service public » sont employés dans un texte européen. Plus qu’une avancée sémantique, la négociation de la directive électricité a constitué une avancée juridique qui a été salutaire et dont on retrouve les traces aujourd’hui dans la CIG et le changement de comportements de certains États membres, plus favorables à nos thèses qu’ils ne l’étaient il y a un an.

La tarification des ménages et la péréquation, cœur du service public de l’électricité, seront préservées. Dans le cadre du prochain contrat d’objectifs entre l’État et EDF, des baisses de tarifs seront prévues, et mises en œuvre dès 1997.

Dans le dossier postal, la directive est en discussion à Bruxelles. La Poste appartient au « noyau dur » du service public, comme je l’ai écrit et dit à plusieurs reprises, et cela est vrai dans ses activités de courrier comme dans ses activités bancaires. Sa situation financière tendue, et même déficitaire depuis 1995, justifie d’autant plus une très grande vigilance sur les directives de libéralisation. La Poste est dans une situation financière difficile. En 1995, son déficit d’exploitation a été de 1,2 milliard de francs, en raison notamment d’une baisse de son chiffre d’affaires.

La situation financière de La Poste justifie donc d’autant plus une très grande vigilance sur la directive de libéralisation. Comme le président de la République a eu l’occasion de le rappeler récemment, la France continuera de se battre à Bruxelles pour que la directive ne soit pas une directive de libéralisation mais de consolidation du périmètre du monopole de La Poste.

En particulier, il n’est pas question d’accepter une libéralisation du publipostage, ni d’ailleurs du courrier transfrontalier, comme certains de nos partenaires européens le préconisent. Je suis également très opposé à ce que soit utilisé l’article 90-3 du traité pour cette directive.

Un accord franco-allemand a été trouvé récemment pour permettre de laisser dans le monopole le publipostage et le courrier transfrontalier, renvoyer les discussions sur leur éventuelle ouverture à la concurrence à une révision de la directive, cette ouverture ne pouvant intervenir en tout état de cause avant juillet 2003.

Les travaux sur le marché intérieur du gaz sont ouverts. La position de la France est d’aborder cette négociation avec pragmatisme. La France n’est pas dans la position des États-Unis, qui bénéficient d’une multitude d’acteurs et d’acheteurs et d’une production nationale, ni dans celle de la Grande-Bretagne, qui dispose d’excédents gaziers.

Cette approche nous conduit à écarter toute position trop dogmatique telle qu’une dérégulation généralisée du secteur ou, à l’inverse, une stratégie défensive fondée sur le maintien du statu quo. L’approche des autorités françaises dans la négociation engagée à Bruxelles est de parvenir à une certaine libéralisation du marché qui permette d’accroître l’efficacité du système gazier français actuel tout en préservant sa fiabilité, ses engagements à long terme, ses missions de service public et l’équilibre de ses acteurs. La définition de « clients éligibles » devrait permettre à certains grands industriels d’avoir, comme leurs concurrents européens, la garantie d’accès au gaz naturel dans les meilleures conditions, c’est pour eux une question vitale de compétitivité, donc de localisation.

J’estime par ailleurs qu’il est nécessaire que la future directive européenne permette que les missions de service public qui existent aujourd’hui dans le secteur du gaz puissent être préservées, je pense notamment à la continuité de fourniture pour les clients captifs et à la sécurité de nos approvisionnements et à la programmation à long terme.

Ce dernier point est essentiel pour un pays comme la France qui importe la quasi-totalité de ses approvisionnements. Cela implique notamment la reconnaissance de la subsidiarité pour la définition de clients éligibles, dont les distributeurs doivent être exclus.

Il me paraît en outre nécessaire que les États membres qui le souhaitent puissent continuer à souscrire des contrats d’approvisionnements à long terme (take or pay), qui sont la garantie de la programmation à long terme. La subsidiarité devra également permettre dans la future directive que l’organisation de la distribution puisse continuer s’ils le souhaitent de relever des États membres. À cet égard, le dossier gazier rejoint celui de l’électricité, le gouvernement est déterminé à faire valoir avec la même constance la défense de ses intérêts.

Tels sont les principes sur lesquels nous ne sommes pas décidés à revenir, mais il faut éviter d’entrer dans des querelles idéologiques qui n’ont pas de sens afin de permettre l’évolution nécessaire.

La séparation comptable pour permettre au régulateur le contrôle des activités pose un problème. En effet, il est nécessaire que la confidentialité des coûts soit bien préservée afin de ne pas altérer la capacité de négociation des acheteurs vis-à-vis des producteurs. La France insistera sur ce point lors des négociations. L’ouverture maîtrisée du marché ne doit pas se traduire par une naïveté préjudiciable à nos intérêts.

Le point essentiel et le plus difficile, vous l’imaginez bien, porte sur le degré d’ouverture du marché européen et sur la définition des « clients éligibles ». La France souhaite une ouverture limitée qui préserve l’équilibre du marché français et donc la sécurité d’approvisionnement à long terme du pays.

Sur ce point comme sur celui des contrats « take or pay », les discussions entre les États membres sont aujourd’hui encore ouvertes.

Il y a d’un côté une pression forte des principaux producteurs en faveur d’une ouverture très large ; à l’opposé, une volonté des « États émergents » d’être exonérés des contraintes de la directive. D’autres pays, comme la France, souhaitent une ouverture modérée compatible avec leurs préoccupations de service public.

Il serait pour le moins étonnant qu’une directive libérale puisse être obtenue à partir du soutien des pays qui demandent l’exonération des contraintes de la directive. La France souhaite en outre que la définition des clients éligibles réponde à des critères opérationnels et ne soit pas limitée à une appréciation quantitative des volumes concernés.

Le secteur du gaz n’entre ni dans le modèle EDF ni dans celui de France Télécom. Ce ne sera ni une évolution trop libérale, ni le statu quo. Chaque secteur est spécifique.

Conclusion

Telles sont les principales réflexions que m’inspire l’avenir du secteur public en France. Il nous faut :
    – un secteur public conforté et plus efficace, rénové, offrant davantage de qualité aux usagers, résolument engagé dans la voie de l’internationalisation et de l’ouverture européenne, plus offensif et dynamique ;
    – un État qui exerce mieux ses fonctions de régulation et de contrôle ;
    – un État qui définit une ligne stratégique claire, pour chaque entreprise de service public, comme nous avons déjà commencé à le faire pour EDF et France Télécom ;
    – un État acceptant de déléguer à des opérateurs privés tout ce qui n’a pas vocation à figurer dans le service public lorsqu’il s’occupe de tout, il le fait mal.

Comment concilier l’exception française et la construction européenne ? Je vais vous donner franchement mon sentiment sur cette question : en matière de service public comme dans les autres domaines essentiels, le maître mot doit être la subsidiarité.

Les histoires nationales ont bâti des traditions en termes de conception des missions du service public comme en termes d’organisation. Il faut savoir respecter ces différences culturelles qui font la richesse de l’Europe. La définition de ce qui est ou qui n’est pas le service public, et la meilleure manière de l’assurer est de la compétence des États.