Texte intégral
Valeurs Actuelles : Quand tant de dirigeants de la majorité multiplient les critiques, vous êtes l'un des rares à soutenir la politique d'Alain Juppé. Pourquoi ?
Raymond Barre : Parce que je me pose une question simple – la politique du gouvernement dont Alain Juppé conduit l'action est-elle conforme aux intérêts du pays ? – et qu'à cette question ma réponse est oui. Pour cinq raisons.
Un : le gouvernement a décidé de réduire les déficits publics dont nous ne pouvions plus assumer la charge. Deux : il a entrepris par la même occasion de stopper l'hémorragie de la dette. Trois : il a eu le courage de s'attaquer au problème de la Sécurité sociale en prenant des ordonnances qui, certes, n'ont pas encore produit tous leurs effets mais qui vont incontestablement dans la bonne direction. Quatre : il a commencé à mettre un peu d'ordre dans les mécanismes d'aide à l'emploi.
Valeurs Actuelles : Et la cinquième raison ?
Raymond Barre : Elle n'est pas d'ordre intérieur, mais elle est bien sûr fondamentale : le gouvernement, conformément aux engagements de la France, a maintenu le cap européen, qui – voyez l'attitude de l'Italie, de l'Espagne et maintenant de la Finlande – s'impose chaque jour un peu plus comme la meilleure chance pour l'avenir.
Valeurs Actuelles : Vous voulez dire qu'il n'y a pas d'autres politiques possibles ?
Raymond Barre : Oh ! je sais bien ce que prétendent certains. Mais, croyez-moi, si tous ceux qui parlent d'une « autre politique » arrivaient demain au pouvoir, ils ne feraient rien d'autre que ce que fait aujourd'hui Alain Juppé. Sa politique s'imposerait à tous car personne ne peut s'affranchir des cinq points que je viens d'énumérer. Pour s'en convaincre, il suffit de méditer ce seul chiffre : la France emprunte un milliard de francs par jour pour rembourser les intérêts de sa dette. Qui peut croire qu'une telle dérive puisse s'éterniser ? Il faut être, par ailleurs, très attentif au risque de vente des titres détenus par les investisseurs étrangers.
Franchement, quand je lis ce que proposent les uns ou les autres, je me dis qu'Alain Juppé est notre meilleure garantie contre le n'importe-quoi.
Valeurs Actuelles : Le n'importe-quoi ?
Raymond Barre : Oui. Alors que notre pays est en retard par rapport à ses concurrents en ce qui concerne l'adaptation au monde nouveau, il faut être irresponsable pour prétendre que nous pourrons nous en sortir en cédant à la facilité.
La vérité est que la France, depuis des années, vit au-dessus de ses moyens. Elle doit remettre de l'ordre dans ses finances. Il ne faut pas se le dissimuler : cette remise en ordre sera longue et douloureuse. Je crains même qu'à la phase de stagnation des revenus que nous connaissons depuis quelques années ne succède une phase de recul du pouvoir d'achat. Les Français ont vécu à crédit, ils vont devoir rembourser.
Valeurs Actuelles : C'est la déflation…
Raymond Barre : Non, c'est simplement un assainissement. Aujourd'hui, contrairement à ce qui se dit, il n'y a pas déflation. La valeur des actifs ne baisse pas. La Bourse monte : il y a des entreprises qui marchent et qui ont de bons résultats. Il n'est donc pas question de déflation mais d'une hémorragie financière à laquelle il est nécessaire de mettre un terme, et aussi d'un système de protection sociale qui est devenu intolérable par rapport à la productivité de notre économie.
Valeurs Actuelles : Et qu'il faut remettre en question ?
Raymond Barre : Nécessairement. La Sécurité sociale ne pourra pas être durablement assainie par une augmentation continue des cotisations ou la pression sur le revenu des médecins. Un jour ou l'autre, il faudra bien s'attaquer au vrai problème, qui est celui des prestations et des remboursements. Je ne suis pas favorable à un ticket modérateur général, mais il faudra faire un tri, diminuer le remboursement de certains médicaments ou de certains traitements. Et chasser les gaspillages : croyez-vous que dans certains cas les patients ne pourraient pas se rendre à l'hôpital en train ou en autobus plutôt qu'en ambulance ?
Valeurs Actuelles : Dans ces conditions, la baisse des impôts était-elle une priorité ?
Raymond Barre : Oui, qui peut être contre ? Il fallait donner un peu d'air aux Français, littéralement accablés par l'augmentation de la pression fiscale. En juin, j'avais moi-même appelé de mes voeux une diminution de l'impôt sur le revenu, comprise entre 20 et 25 milliards de francs. Je regrette seulement qu'on n'ait pas profité de cette baisse pour engager une réforme fiscale en profondeur. L'exonération de l'impôt sur le revenu accordé à deux millions de Français va exactement à l'inverse de l'évolution souhaitable : élargir la base et baisser les taux. Car notre fiscalité – des impôts indirects extrêmement élevés, la moitié de la population qui ne paye pas d'impôt direct – est celle d'un pays en voie de développement.
Valeurs Actuelles : Certains, dans la majorité, sont partisans de baisser davantage l'impôt sur le revenu ou diminuer la TVA…
R –Fort bien, mais où vont-ils trouver l'argent ? Le calcul est enfantin : deux points de TVA, c'est 60 milliards de francs. D'où les sort-on ? Qu'on ne nous fasse pas le coup des économies ; chacun sait qu'on ne peut en dégager que sur le temps.
Valeurs Actuelles : Donc, un « choc fiscal » est impossible…
Raymond Barre : Vous voulez un choc ? Eh bien, annoncez que toutes les charges qui pèsent sur les entreprises sont réduites de 25% ! Vous verrez que les chefs d'entreprise entendront le message, et que l'investissement et l'emploi repartiront. Mais auparavant, il faut créer les conditions de ce choc en jetant les bases d'une fiscalité moderne : un impôt proportionnel – type CSG – pour financer le transfert des charges, et un impôt progressif dont le taux marginal serait équivalent à celui des États-Unis ou du Japon, c'est-à-dire 35 à 40%. Alain Juppé a amorcé ce basculement des charges sur la CSG. C'est bien, mais il faut aller beaucoup plus loin.
Valeurs Actuelles : La fiscalité des PME est aussi celle qui pèse sur leurs dirigeants. Pensez-vous qu'elle est adaptée et incitatrice ?
Raymond Barre : Bien sûr que non. Elle est beaucoup trop lourde. Le chef d'entreprise doit faire face aux charges, à l'impôt sur les sociétés et à l'impôt sur le revenu. Et en plus, si son affaire marche bien, il doit supporter l'impôt sur la fortune. Résultat : de plus en plus d'entreprises françaises, ou de chefs d'entreprise français, vont s'installer à l'étranger. À Lyon et dans la région Rhône-Alpes, je suis frappé par le nombre de jeunes actifs, âgés de tente à quarante ans, qui décident de s'expatrier à Londres, à Bruxelles ou en Suisse. Cette perte de substance est économiquement dramatique et fiscalement contre-productrice. Ce qui nous guette, c'est une évolution à la suédoise : l'évasion de la base imposable.
Valeurs Actuelles : Dans « Valeurs actuelles », Jacques Chirac a proposé de replafonner l'ISF…
Raymond Barre : Et je l'approuve totalement ! Du temps des socialistes, déjà, j'avais proposé que les effets cumulés de l'impôt sur le revenu et de l'IGF n'excèdent pas 70% du revenu. Je crois même que l'on pourrait imaginer un système dégressif, favorable aux moins hauts revenus.
Mais pour en revenir aux chefs d'entreprise, il n'y a pas que la fiscalité qui les bride. Il y a aussi la paperasse, le poids des formulaires en tout genre. Voyez la multiplicité des allocations en matière d'emploi. Ces guichets multiples, ces interventions croisées de l'État, des départements et des communes, ces contrats – « de ville », « d'insertion », « emploi-solidarité » – auxquels personne ne comprend rien. Ce dirigisme brouillon me rappelle le contrôle des prix qu'avec René Monory j'avais démantelé en 1978. C'était il y a près de vingt ans.
Valeurs Actuelles : Croyez-vous à une reprise économique prochaine ?
Raymond Barre : Elle est indéniablement à l'oeuvre en Allemagne, et nous en ressentirons certainement les effets en 1997. La conjoncture américaine se maintient, le Japon repart, l'Asie est en pleine expansion : la France va en profiter. Pour autant, ne nourrissons pas d'illusions. Notre taux de croissance va passer de 1,2 à 2,5 – ce qui n'est pas rien –, mais la situation de l'emploi ne va pas s'améliorer, ou très peu. Car la racine du mal, je le répète, est ailleurs : en France, un salarié coûte plus cher en rémunération et en charges sociales qu'il ne rapporte à l'entreprise. Tant que l'on ne sera pas revenu sur ces mécanismes de protection, dont j'ai déjà dit qu'ils assuraient en réalité la protection du chômage, on n'aura rien résolu.
Valeurs Actuelles : Mais les Français n'accepteront jamais qu'on revienne sur ce qu'ils considèrent comme des avantages acquis…
Raymond Barre : Si ce que vous dites est vrai, nous sommes mal en point. Mais je crois, moi, qu'on peut convaincre les Français.
Valeurs Actuelles : Comment ?
Raymond Barre : En expliquant et en expliquant encore. En répétant autant de fois qu'il le faudra les chiffres simples que je vous ai cités. En leur demandant : voulez-vous que nous continuions à emprunter un milliard par jour ? En les mobilisant sur un objectif et sur cet objectif seulement. En ne leur parlant ni de proportionnelle, ni de je ne sais quoi d'autre, mais uniquement de la France, de son économie et de l'emploi.
Valeurs Actuelles : Croyez-vous que c'est avec ce discours de rigueur qu'on peut gagner les législatives ?
Raymond Barre : Oui, et je l'ai montré ! Entre 1976 et 1978, fort du soutien de Valéry Giscard d'Estaing, j'ai enfoncé inlassablement le même clou. À l'époque, de bons esprits me disaient : « Vous allez perdre les élections ». J'ai fait campagne dans toute la France sans modifier mon discours d'un iota. Et nous avons gagné ! J'en ai tiré la leçon que rien n'est jamais écrit à l'avance. Je ne crois pas que les élections législatives de 1998 seront perdues. Les Français se souviennent encore des quatorze années de socialisme. Bien sûr, notre majorité sera moins large, mais est-ce vraiment un mal ?
Valeurs Actuelles : Donc Alain Juppé ne doit pas changer de cap…
Raymond Barre : Non, il doit tenir. Et je le soutiendrai parce que j'estime l'homme et parce que j'approuve sa politique. Si je devais émettre une seule réserve, je lui conseillerais même d'aller plus loin encore, en dépit des criailleries qui vont se faire entendre de plus en plus fort. Car s'il se laisse impressionner, il en fera de moins en moins.
Valeurs Actuelles : Vous regrettez certains de ses reculs récents, par exemple devant les fonctionnaires…
Raymond Barre : Je considère, c'est vrai, qu'il aurait pu tailler davantage dans les effectifs de la fonction publique. S'il avait supprimé dix mille postes plutôt que cinq mille, les cris auraient été les mêmes. En revanche, sur la non-reconduction du gel des salaires, j'estime qu'il a eu raison. C'est une arme qu'on ne peut utiliser qu'une fois, sous peine de provoquer une explosion. Je ne suis pas un boutefeu : il y a des choses qu'on peut faire et d'autres qu'on ne peut pas faire.
Valeurs Actuelles : Certains estiment que Jacques Chirac, en soutenant Alain Juppé comme il le fait, s'expose dangereusement…
Raymond Barre : Mais ça, c'est la Ve République ! Si un président ne soutient pas son Premier ministre, rien ne marche ! Il est vrai que les choses seraient plus claires si ce Premier ministre n'était pas aussi président du RPR…
Valeurs Actuelles : Pour dégager l'horizon et remettre de l'ordre dans la majorité, que pensez-vous d'une dissolution ?
Raymond Barre : J'ai déjà dit que je regrettais que le président de la République n'ait pas prononcé de dissolution de l'Assemblée au lendemain de son élection. Mais le passé est le passé, n'y revenons pas. Aujourd'hui, certains estiment qu'après le vote du Budget et à la veille de 1997, une année capitale du point de vue européen, le chef de l'État pourrait dramatiser la situation et demander aux Français de lui donner le double mandat de continuer de construire l'Europe et de remettre l'économie française en marche. Bien sûr, le président de la République est seul maître des échéances, mais je crois qu'on peut tout au moins se poser la question.
Valeurs Actuelles : En l'absence de dissolution, pensez-vous qu'Alain Juppé puisse tenir ?
Raymond Barre : Non seulement il peut, mais il doit. Il faut qu'il continue de gouverner avec constance et détermination. Il y a des grèves ? La belle affaire ! Est-ce que l'Assemblée va le renverser ? Non. Alors tout est dit.